LE KANSAS, LUI, NE MENT PAS ( OCCUPY WALL STREET)

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La falsification va bon train sur Occupy Wall Street et les différents mouvements depuis 2011. La manoeuvre consiste à construire une image stéérotypée d’ OWS, des Indignados, de Syntagma, des mouvements brésiliens, turcs, ou arabes. Tous ces mouvements correspondraient aux nouvelles classes privilégiées, seraient immatures et superficiels, et, en définitive, renforceraient la domination et le populisme.

En France, la pièce maîtresse de cette falsification est l’article de Robert Frank contre OWS publié dans le Monde diplomatique. Mais il faut commencer par celui que Frank reconnait significativement comme son premier inspirateur, Slavoj Zizek.

C’est Zizek en bon lacano-stalinien qui a produit la formule reprise par Frank sous le titre du «mouvement amoureux de lui même». L’amour de soi, ou philautie, est présenté comme un vice par Platon dans Les Lois: «chacune de nos fautes a en toute occasion pour cause un excès d’amour de soi». Le principe du gouvernement de soi même, préalable au gouvernement de la société, est antagonique avec l’amour de soi. L’aveugle amour de soi est un défaut des particuliers, une honte individuelle.

Zizek est totalement allumé mais il connaît les classiques. Aussi bien n’a-t-il pas parlé d’un «mouvement amoureux de lui même», mais, s’adressant parc Zuccoti aux Occupiers, il leur a dit «Ne tombez pas amoureux de vous même!». On peut imaginer une société dont le profil psychologique type serait marqué par l’amour de soi, et même un mouvement de philautes. Mais le mouvement amoureux de lui même reste à inventer. Zizek fait preuve d’une roublardise dont l’origine est signée – on n’apprend pas cela à l’université.

Franck, pressé de récupérer Zizek et de déformer la critique du narcissisme de Lasch, ne comprend rien à ce qu’il dit. Avec une pénible absence d’intuition, il ne voit pas que le reproche inverse aurait été beaucoup plus plausible et en tout cas compatible avec la notion: OWS est plutôt un mouvement où, derrière
l’idée d’empowerment, se sont expérimentées de véritables pratiques et techniques de soi, individuelles et collectives – c’est même là une originalité du mouvement- mais aussi, du même pas, ce qui est inévitable, des logiques de détournement narcissique de la culture de soi.

Dans son dernier livre, «The year of dreaming dangerously» (2013), Zizek soutient, à propos du manifeste du 15 M (les Indignados espagnols), que sa révolution éthique pourrait «être adoptée par un honnête fasciste», ce qui est assez discourtois pour les fascistes malhonnêtes.

Pour quiconque a eu l’occasion de jeter ne serait-ce qu’un coup d’oeil distrait sur Que faire de Lénine, l’analyse de Zizek est simple. Ce qui manque à Occupy et aux autres mouvements, c’est précisément un Lénine. On sait que pour les bolcheviks, «sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire». Concrètement, pour Lénine, sans la direction du parti, le mouvement syndicaliste ne pouvait faire que rejoindre la bourgeoisie libérale. Zizek ne dit rien d’autre.

Venu en 2011 à New York avec quelques français vendre un ouvrage collectif sur le communisme, il délivra son message: manquent à Occupy une pensée, une stratégie, une organisation, l’activité d’un leader théoricien. Quand à la finalité du mouvement, c’est toujours la délectable dictature du prolétariat. Il est vrai que Zizek met des guillemets ou des XXIèmes siècles à ses Lénine, révolution et dictature. C’est ce qu’il appelle prendre ses distances avec le communisme révélé. Mais, du nouveau communisme, personne, pas même lui, n’en peut rien savoir puisque précisément il nous manque un Lénine. Il ne reste plus qu’à se demander «quel type de nouveau leader» serait souhaitable.

Zizek a modernisé le mantra des bolcheviks; mettant la révolution en facteur commun, il affirme «sans théorie, pas de mouvement». Une telle absurdité est commune à tous les néo-léninistes.

La fréquentation intellectuelle de Zizek, qu’on ne peut pas accuser d’être un farouche adepte du gros bon sens, a du faire frissonner Robert Franck. Ex-républicain lorsqu’il était étudiant, Franck fait de la philosophie dans le Kansas. Il a fait de son Kansas l’exemple même d’un peuple de gauche abandonné par ses représentants gagnés aux idées libérales-libertariennes, et donc tenté par le populisme.

Son article est publié par Le Monde diplomatique, où il écrit régulièrement, lequel journal avait déjà dit tout le mal qu’il pensait de la «rhétorique des solutions partielles et des communautés en réseau» et du «changer le monde sans prendre le pouvoir».

La première critique de Franck à OWS porte sur l’absence ou l’indifférence du mouvement en matière de revendications («demands»). C’est une critique malhonnête. Occupy a porté des revendications contre le chômage, les expulsions de logement, et l’endettement, pour la modification du statut des entreprises privées afin de réduire la corruption des politiques, sans parler des objectifs locaux.

Les Obscurs s’intéressent particulièrement aux analyses, actions et dispositifs inventés par Occupy, notamment le groupe «Empowerment and education», pour contrer l’endettement des étudiants. Au passage, signalons que la combativité des étudiants québecois et américains facilitera grandement la vie des européens: l’ardeur néfaste de la Commission et des gouvernements de droite sur les prêts étudiants risque d’être calmée au moins quelque temps.

Franck confond absence de revendications et refus d’une politique de revendications. Ce deuxième point ne fait peut-être pas l’unanimité du mouvement, mais semble y être largement répandu. Judith Butler s’est exprimée là dessus, et aussi McKenzie Wark dont nous avons publié de larges extraits.

L’origine véritable de ce refus est l’expérience du Chiapas et l’interprétation que John Holloway en a proposée. La politique des revendications suppose deux conditions remplies: une reconnaissance réciproque et une capacité du pouvoir à satisfaire la revendication. Or les pouvoirs des démocraties contemporaines campent sur la non reconnaissance des nouveaux acteurs politiques (Notre Dame des Landes), en même temps que les reconnaissances acquises ne cessent de se dégrader, comme l’a illustré en France le sort réservé au referendum sur Maastricht. Et il faudrait encore que le pouvoir, s’il était prêt à la reconnaître, eût aussi la puissance de traiter la revendication. En réalité – l’exemple ici est le sort d’Arcelor Mittal – la politique de revendications bute sur l’impuissance du pouvoir.

La deuxième critique de Franck porte sur le caractère social du mouvement. «Nos vies normales ne font pas réellement partie de l’histoire». Nous sommes
suffisamment habitués à cette démagogie opposant les vrais gens aux bobos pour la reconnaître sans hésiter pour ce qu’elle est: un banal populisme de droite.

On retiendra tout de même que la vie des classes moyennes appauvries, parfois ruinées par la crise, ayant perdu travail et logement, ou la vie des étudiants endettés ne sont pas des «vies normales». Elles sont des vies artificielles, caractéristiques des grandes métropoles: le Kansas, lui, ne ment pas.

Mais au fond ce qui déplait le plus à Franck, derrière ce diagnostic de la coupure entre la gauche et le peuple américain, ce n’est pas le remplacement du peuple par les classes moyennes, c’est l’invention de nouveaux sujets politiques qui ne sont pas des classes sociales. Sauf erreur, nous ne trouvons rien dans OWS des spéculations sur les nouvelles classes que Richard Barbrook avait raillées il y a quelques années.

Le rapprochement entre Occupy et le Tea Party est de mauvaise foi: les Occupiers ne sont ni des fondamentalistes, ni des adeptes de la primauté de l’économie; ils ne sont pas opposés à des politiques gouvernementales pour la santé ou l’éducation.

On saisit mieux comment fonctionne cet amalgame en lisant la dernière phrase de Franck: « en tout cas, ce dont nous n’avons pas besoin, c’est d’un désir de réactiver un délire de militant sur Mai 68 à Paris ». Curieusement, cette phrase a disparu d’une version française, pour le reste tout-à-fait similaire.

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