Le livre de Cédric Biagini, «L’Emprise Numérique» nous semble un des meilleurs parmi ceux parus en français sur la critique du numérique.
D’emblée Biagini va à l’essentiel: l’industrialisation des pratiques et normes
culturelles; la destruction des savoir-lire, savoir-écrire, savoir-transmettre; les catastrophes cognitives produites par l’économie de l’attention. L’analyse de la domination de Google est excellente.
Les lecteurs seront frappés de constater que l’auteur, objecteur de croissance, critique du progrès, peut montrer une connaissance des questions techniques plus approfondie que bien des commentateurs dits spécialistes.
Biagini donne un tableau saisissant de l’impact du numérique sur la crise de l’engagement: recherche de la notoriété individuelle à tout prix, agressivité, incapacité à accepter les règles minimales, médiocrité des relations entre personnes, zapping.
Cette description sonne juste. Nous croyons cependant que certaines distinctions devraient être faites:
– Cette crise est antérieure temporellement et logiquement à l’arrivée du numérique qui en tire parti et l’accélère (le processus est le même pour la lecture qui a commencé à baisser avant même le développement du numérique).
– Certains courants ont misé, probablement de manière excessive, sur ce que pourrait apporter le numérique en tant que medium, dans la continuité de l’espoir mis dans les self-médias, la «low tech», dans les années 70. On ne peut pas les confondre pour autant avec les groupes qui ont fait de l’illusion numérique le centre de leur politique.
– Cette illusion, pour être dominante dans les milieux sensibles au numérique, est loin d’être unanime. Les phases de consensus et de dissensus ont alterné, et, dans la phase actuelle, c’est le dissensus qui l’emporte. Aussi bien, des critiques parmi les plus acérées du numérique proviennent-elles des rangs de certains pionniers du web, comme Geert Lovink et d’autres animateurs de Nettime.
– En ce qui concerne les logiciels libres, les Creative Commons, ou les Anonymous, il nous semble qu’on devrait essayer d’éviter le gauchisme. Les Anonymous ont fait des erreurs mais, d’après ce que nous savons, ils ont joué un certain rôle, avec les AdBusters, dans les débuts d’Occupy Wall Street. Le mouvement de partage des connaissances symbolisé par les Creative Commons est fondamental. Le Hacker Manifesto de McKenzie Wark démontre la possibilité d’une politique critique qui intègre le numérique.
Mais c’est surtout à la conclusion, où nous voyons une confluence avec les idées d’Ellul et de Latouche, que nous avons le plus à objecter.
Se réapproprier les arts, les métiers est une excellente formule: elle devrait cependant s’appliquer aussi bien au numérique qu’aux métiers du livre, par exemple, et, dans les deux cas, cette culture technique ne peut pas ne pas être critique.
Malgré ces réserves, qui sont assez importantes, nous conseillons vivement la lecture du livre de Biagini: il n’est pas seulement intéressant; il fait preuve de ce type d’honnêteté intellectuelle dont nous avons besoin, à l’inverse des amalgames et anathèmes staliniens.
Cedric Biagini, L’Emprise Numérique, Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Éditions L’Échappée, 2012, (14 Euros).
