20/02/2015
1/Le coupable des massacres du 7 et 9 janvier est le djihadisme salafiste. Son mode d’action est la terreur.
Daesh est organisé sur un modèle terroriste global, inspiré du takfirisme, excommunication violente des autres musulmans, qui vaut d’abord pour les tribus proches, les djihadistes rivaux, les chiites, les alaouites, les kurdes; puis les yézidis, les juifs et les chrétiens; les états de la région; et dont la France et d’autres pays représentent des objectif plus éloignés. Le pseudo califat totalitaire prétend s’imposer par la terreur à l’ensemble de la «terre d’Islam» puis au «domaine d’impiété».
Groupe international, Daesh avait récemment appelé des tueurs djihadistes à frapper en France. Un de ses objectifs tactiques explicites est le retournement de l’opinion publique contre les gouvernements comme ce fut le cas en Espagne en 2004. Cependant, secte apocalyptique, le groupe terroriste s’imagine aussi mener la bataille ultime et son objectif stratégique – aussi aberrant qu’il puisse paraître – est bien la conversion des populations.
Le terrain du terrorisme salafiste a été largement préparé par le régime dictatorial de la dynastie saoudite, son orientation wahhabite et ses prétentions religieuses. L’Arabie saoudite cherchait à favoriser le terrorisme contre ses ennemis héréditaires, les chiites.
Mais l’alliance passée par les Etats-Unis avec les sunnites contre les chiites s’avère un échec. Un «arc chiite» s’est mis en place (Iran, Irak aujoud’hui, Hezbollah, et, pour faire bon poids, la Syrie de Saddam), avec lequel Washington doit composer. Et le djihadisme salafiste, après s’être retourné contre la dictature saoudienne compromise avec les américains, la menace aujourd’hui à l’intérieur et à l’extérieur.
Il n’existe rien qui s’apparente à un choc ou à une guerre des civilisations pour l’excellente raison qu’il n’y a plus ni civilisation islamique, ni civilisation européenne ou occidentale, toutes deux ruinées par la domination de l’économie.
Il n’y a pas non plus de raison valable, stratégiquement et éthiquement, de participer à la guerre américaine contre le «terrorisme global», inventée par les milieux d’affaires proches de Bush.
Soucieux d’éviter la dérive américaine, certains refusent de qualifier la menace terroriste de guerre. Il s’agit pourtant bien de cela: une guerre particulière, dissymétrique, unilatérale. C’est précisément ce caractère de guerre qui distingue l’agression du djihadisme salafiste des attentats terroristes antérieurs.
Ni la sécurité, ni l’indépendance de la France et des autres pays européens ne sont sérieusement menacées; mais les actions terroristes peuvent parfaitement manipuler l’opinion, terrifier et opposer les communautés, favoriser le recrutement des djihadistes, et finalement déstabiliser ces pays.
«Comprendre ce qui a tué» n’est rien d’autre qu’identifier la terreur. Ce n’est pas la sociologie ou la religion qui fabriquent les terroristes. Les assassins du 7 et du 9 janvier ne sont pas devenus des terroristes parce que la vie est difficile en banlieue, ou par fidélité à leur religion. Leur identitarisme n’a rien d’authentique. Ce sont de simples criminels à la recherche d’une gloriole, les enfants de Daesh et de Facebook. Sloterdjik les a correctement caractérisés comme «des tueurs de la société du spectacle». Le djihad est aussi une industrie culturelle.
C’est la terreur qui produit les terroristes; c’est le djihadisme salafiste qui a fabriqué les tueurs du 7 et 9 janvier 2015.
2/ Derrière le prétexte des caricatures, les tueurs ont cherché à atteindre un journal qui, depuis longtemps, et le plus souvent dans l’isolement, critiquait le fanatisme et l’obscurantisme islamistes. La singularité de Charlie est ici de s’inscrire dans la continuité de l’ancienne culture française: il y avait, dans cette culture, un fond d’incrédulité et de scepticisme qui avait recueilli du Moyen Age son goût pour le jeu, la dérision, le carnaval et les caricatures, et qui, loin de se détourner de la vie de l’esprit, prétendait la défendre contre l’empiètement des pouvoirs religieux. C’est cette constellation que représente Charlie et c’est elle que les tueurs ont voulu atteindre en vain. La liberté d’expression n’est ni la reconnaissance des caprices, ni un mode de rêglement des différences. Elle n’est pas seulement un droit négatif, mais une condition réelle de la liberté de l’esprit.
Ensuite, le 9 janvier, ils ont tué des juifs. Merah, Nemmouche, Coulibaly: voici le temps des « criminels transformés en nettoyeurs ethniques» selon la formule de Nemmouche lui même. Le développement du terrorisme salafiste prend fond sur un racisme anti-juif qui s’étage des délires de Dieudonné jusqu’au crime de Fofana, et aux violeurs de Créteil. La solidarité avec les juifs implique au moins de ne pas nier le caractère anti-sémite de ces meurtres ni de minorer leur particulière horreur.
Au delà il faut méditer sur cette relance de l’anti-sémitisme. La destruction des cultures européenne et nationales, qui ne doit rien à l’Islam, est aussi une tentative de séparer les européens de leur culture et de leur esprit. Hier et aujourd’hui, la tentative de destruction des juifs a pris et prend -pour les européens- le sens d’une tentative inhumaine de destruction des défenseurs et témoins de leur culture et de leur esprit.
Dans la mesure même où l’opposition entre les musulmans et le reste de la population est un des objectifs recherchés par les terroristes, la question de la relation entre islam et terreur est devenue centrale.
Après les tueries, elle a été posée de la pire des façons: certains s’indignaient de la formule «tous ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam» sous prétexte que le Coran comporte de nombreux passages violents. Il est toujours facile de présenter une phrase comme la réponse à une question qu’on invente. Si la formule évoquée répondait à la question: «y-a-t-il des violences dans le Coran?», les manipulateurs auraient raison. Mais il s’agit clairement d’un changement de contexte et d’une manière de manipulation aussi vieille que grossière. Dans le véritable contexte, cette formule signifie: (a) un désaveu des crimes; (b) l’opposition aux djihadistes et à ceux qui les soutiennent sur le caractère islamique de ces crimes. Autrement dit, c’est exactement ce que nous attendons de celles et ceux qui s’opposent au djihadisme salafiste dans la communauté musulmane.
Une autre forme de confusion caractérise l’expression «les musulmans sont les premières victimes du terrorisme». A la surface de la planète, cette expression est adaptée. En réalité le djihadisme salafiste est une gigantesque guerre de religion menée à l’intérieur même de l’Islam. On sait que les terroristes salafistes «tuent dix fois plus de musulmans que de non musulmans».
En revanche, appliquée à la situation française, cette expression devient inacceptable. Elle n’est que négation des souffrances des véritables victimes, en premier lieu des juifs. Et elle introduit, sans grande finesse, une confusion entre les deux origines des malheurs: d’une part, le terrorisme; d’autre part, le racisme anti arabe ou anti – musulman, voire la méfiance entre communautés.
On a pu reprocher à certains responsables de la communauté musulmane d’avoir encouragé cette confusion, en ayant tardé à exprimer leur solidarité avec les juifs, et à désigner clairement les coupables. Ayant pris connaissance, de manière systématique, des positions exprimées par ces responsables, nous considérons qu’il est en effet difficile d’interpréter autrement certaines déclarations équivoques dénonçant le terrorisme en termes très généraux, voire «les extrémismes quels qu’ils soient». Néanmoins, dans la période récente, ces responsables ont désigné de plus en plus clairement les vrais coupables et les vraies victimes. Ce faisant, ils sont devenus des cibles pour les terroristes.
En dénonçant, dès le premier rassemblement, les risques d’amalgame, le mouvement a clairement marqué qu’une implication plus forte des musulmans dans la réplique au djihadisme salafite imposait le refus des thèmes du choc ou de la guerre des civilisations, ou de tout autre thème raciste.
3/ Le réflexe d’unité nationale n’est ni complètement fictif, ni entièrement simulé, à l’inverse de ce que laissent entendre le FN et certains gauchistes. Daesh comme AL Quaida prennent bien l’ensemble de la société française, comme cible.
Face à cette menace, la réplique ne peut se limiter à une action de police dont les simples citoyens pourraient se désintéresser. D’autre part, en l’absence d’un risque stratégique sérieux sur l’indépendance nationale, il ne saurait être question d’accorder au pouvoir politique le type de latitude qui caractérise justement les situations d’unité nationale.
A l’opposé, certains, auxquels la perspective d’union sacrée donne la nausée, se sont rués dans les journaux pour crier qu’ils n’étaient pas Charlie. Une telle promptitude surprend venant de personnes et de groupes dont on attend toujours la première dénonciation du terrorisme djihadiste – ou même la première idée sur lui.
On a vu d’ailleurs se rejoindre dans un même rejet du mouvement du 11 janvier et de son esprit les dénonciateurs de l’union sacrée et les commentateurs de la désunion nationale.
La nécessité d’une action, après et au delà de la solidarité: c’est exactement cela qu’ont affirmé les manifestants et marcheurs, dès le 7, et jusqu’au 11 janvier, dans toute la France. Et cette action doit être indépendante, clairement distincte, non seulement de l’activité gouvernementale et politique officielle, mais aussi de l’action des institutions.
La participation de l’école, par exemple, est limitée, par principe et dans les faits. Au delà d’une présentation de la laïcité comme règle de droit, on évite difficilement le risque d’endoctrinement des jeunes; d’autre part, les enseignants sont loin d’être préparés à répondre sur le fond à la propagande salafiste.
Il ne suffit pas de reconnaître que la société doit être défendue: elle doit se défendre elle même directement.
4/ Nous n’avons pas de point de vue différent de celui que le mouvement a exprimé directement dans les marches et rassemblements du 7 au 11 janvier.
Le mouvement du 11 janvier représente le parti de la vie, en tant que vie de l’esprit, au delà du simple respect du droit, de la laïcité. Il associe liberté d’expression et liberté de l’esprit, culture commune et refus de l’anti-sémitisme. Face au djihadisme, il manifeste la persistance et la pugnacité d’une forme de vie plus consistante et plus élevée.
Il faut à la fois élaborer les argumentaires nécessaires, et ouvrir des espaces de discussion dans la société. Nous suggérons de mener conjointement la réplique psychologique et intellectuelle aux djihadistes dans les milieux qu’ils peuvent influencer et le travail en commun avec l’ensemble des citoyens.
La réponse à la pseudo vérité unique des fanatiques n’est pas la défense d’une autre vérité unique, fût-elle la laïcité. C’est un pluralisme encore plus grand, la liberté de l’esprit à l’oeuvre dans les différents courants de pensée. Le pluralisme doit être poussé jusqu’à une nouvelle pointe qui apparaitra bientôt comme la couleur particulière du mouvement démocratique de janvier 2015: la valeur d’une expérience intellectuelle ou spirituelle tient moins à sa différence ou son intérêt objectifs, qu’à son appropriation singulière, à la mise en oeuvre de la culture de soi par le sujet impliqué.
La réponse à l’identitarisme spectaculaire nécessite d’abord la distance critique caractéristique de la maîtrise de soi. Nous voulons vivre dans un pays normal. On recherche moins de narcissismes tribaux et plus de caractères. Cette maîtrise de soi se refuse d’abord à l’esprit de la tribu en format jeux-vidéo, se prolonge bientôt par l’élaboration d’une sensibilité, d’une culture et d’une sagesse communes. Il n’y a pas de démocratie sans démocrates.
Après celles de Paris et Vincennes, les tueries de Copenhague, similaires en de nombreux points, renforcent notre détermination à contrer le djihadisme salafiste. Il est temps maintenant de répliquer.
Ce texte a circulé sous différentes versions et différentes dates.
