(Article de Francis Linart, publié une première fois dans la revue Les Obscurs, numéro 3, décembre 2014)

Honte à celui qui prétend gouverner les autres sans savoir se gouverner lui même. Cette vieille maxime convenait aux époques de Marc Aurèle ou de Guan Zhong et mériterait d’être reprise. Mais manifestement c’est une règle trop sévère et d’une éthique trop élevée pour nos gouvernants.
Tout céder à l’économie; ne pas se maîtriser soi-même: les deux premières étapes de l’impuissance. Ce n’est pas l’enfant qui crie que le roi est nu. C’est le roi lui même qui, dans le miroir de la télévision, scrute le visage mort-vivant du pouvoir. C’était donc cela: la dictature des pulsions, la corruption, la nervosité, le ridicule, le mépris, l’impuissance.
Habemus papam. Moretti a montré l’impuissance des nouveaux princes.
Thévenoud était un jeune député prometteur. Il a tenu ses promesses, avouant que la crainte possédait son esprit (1). Phobos: peur, crainte, frayeur, effroi; crainte soudaine et non réflêchie. Et certes les princes n’ignorent pas la frayeur. Le plus courageux des Troyens tremblait d’effroi en fuyant sans espoir les coups d’Achille. Un autre prince antique dût affronter le fleuve des morts; et comme le fantôme de sa mère voulait faire chavirer sa barque, il lui asséna quelques coups d’aviron. Ce ne sont pas les héros ni les dieux, ni les fantômes ni sa mère qui causent la terreur de Thévenoud, ce sont les enveloppes timbrées.
Le peuple demande aux partis dits gouvernementaux – semble-t-il par antiphrase puisque c’est précisément leur incapacité à gouverner qui leur assure le soutien des milieux dominants- : comment pouvez vous nous imposer des dirigeants à ce point ignorant des règles initiales du gouvernement de soi? Illettrés dans l’ordre de la culture de soi? Bons alors pour le pouvoir, bons pour en désigner d’autres, encore plus laids!
La vraie question politique n’est plus: que faire?, mais: qui le fera? quels hommes, quelles femmes? pourquoi leurs choix sont-ils si mauvais?
Prenez un réseau, puis un deuxième, encore un autre, de plus en plus, et à leur intersection, choisissez l’homme ou la femme. L’enfant dit: c’est une lavette, c’est un ectoplasme; le réseau dit: c’est ce qu’il faut pour le pouvoir, un multi-conformiste, un impuissant.
Longtemps la culture de soi et la politique se sont articulées autour du thème des qualités présumées nécessaires du prince (ou, chez les philosophes, autour du phantasme du prince philosophe). Il faut généraliser ce thème, c’est-à-dire le détourner et le retourner: imaginer le gouvernement de soi dépourvu de toute perspective et de toute envie de gouverner les autres, démocratiser la culture de soi.
Sans démocrates, c’est-à-dire, si on nous entend, sans démocratisation de la culture de soi, pas de démocratie.
Il faut changer de perspective, adopter le point de vue de la jeune fille qui lit dans un parc (2). Les techniques de soi sont aussi des arts de l’opposition. Il faut révéler, partager et cacher la culture de soi populaire, subalterne, celle qui permet de se maîtriser pour résister, contourner, corroder, subvertir, décourager et finalement ruiner le pouvoir.
On a montré, il y a un demi-siècle, que la domination dans la société du spectacle se nourrit d’un développement sans précédent de la servitude volontaire, notamment à travers la fabrication du consensus par les industries culturelles et les médias, la destruction des savoirs et savoir-faire, la misère symbolique et psychologique, les pathologies de la vie quotidienne.
Ainsi la culture de soi ne saurait-elle être considérée comme un effet mécanique d’une politique démocratique – ni à travers un processus classique de conquête du pouvoir et de transformation économique permettant de «changer la vie», ni comme un aspect particulier, obtenu en passant, de la société décente. Elle est une pratique; elle ne se concède pas. Elle accompagne l’invention démocratique. Elle peut être un objectif d’une politique d’émancipation; elle en est tout autant la condition.
Domaines de la culture de soi démocratique: les relations avec la nature, les nouveaux modes de vie, les nouvelles manières de produire et consommer; la mise en place des formes politiques nécessaires, le renforcement des capacités, du pouvoir d’agir, «l’empowerment»; la critique de la misère du spectateur et des logiques identitaristes, la culture ordonnée par la culture de soi; la défense et la construction des savoirs et savoir faire, la culture technique, les nouvelles relations de travail. Le plus important peut être est l’évolution d’une culture de soi limitée à la maîtrise individuelle vers la défense et la reconstitution des sensibilités communes.
La culture de soi démocratique est individuelle et collective. Pelloutier, dans sa lettre aux anarchistes: « Nous sommes les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celles du prolétariat) et les amants les plus passionnés de la culture de soi-même».
Deux tendances, parmi les libertaires, accordaient une grande importance à la culture de soi: les anarcho-syndicalistes et les anarchistes individualistes. En commun, une même opposition aux conceptions de l’homme des socialistes, qu’ils soient socio-démocrates ou communistes; un tronc commun de pratiques de soi, autour de la lecture et de l’étude, la maîtrise des savoirs techniques, les arts, les sports de combat, le refus des addictions (alcool, tabac, drogues), les pratiques sexuelles liées à la contraception. Le point de vue des anarcho-syndicalistes est le plus connu; des révolutionnaires comme Monatte se sont souvenu tardivement de la leçon de Pelloutier. De son côté, l’anarchiste individualiste considère qu’il ne peut y avoir de transformation sociale sans transformation individuelle préalable. Cette transformation s’exprime par l’importance accordée à l’éducation mais aussi à travers tout un répertoire de pratiques de soi. Individualiste ne signifie pas ici solitaire; les anarchistes individualistes sont au contraire les principaux animateurs des milieux libres, ou communautés.
Ce n’est certainement pas par hasard si le mouvement anarchiste est le site par excellence de la culture de soi démocratique. Culture de soi signifie: ne rien céder aux fantasmes du pouvoir, à l’illusion double de sa conquête et de son exercice, et cela, non seulement «stratégiquement», mais dans la vie quotidienne.
L’anarchie du début du XXème siècle est intéressante encore par la place qu’y prennent les femmes, en particulier sur cette question des pratiques de soi. Anne Steiner, leur historienne, a montré comment les femmes anarchistes individualistes de la Belle Epoque se transformaient, transformaient leur vie et la société, directement, c’est-à dire immédiatement, sans attendre la prise du pouvoir, par «l’invention de nouveaux modes de vie incluant les expériences communautaires, l’éducation anti autoritaire des enfants, l’affirmation d’une sexualité libre». (3)
De fait, le principal mouvement politique à s’être réappropié la culture de soi est le mouvement féministe. Les féministes ont entrelacé la liberté du corps, l’estime de soi, l’égalité, l’éthique du soin, les pratiques de soi. L’expérience des féministes a produit une topologie complètement nouvelle des affrontements politiques et culturels. En particulier, comme le montre l’exemple de la contraception, elles ont combiné de manière inédite pratiques de soi, critique de la vie quotidienne et des représentations, nouvelles individuations, et coalition provisoire avec certaines forces politiques hors du pouvoir et en son sein. Aujourd’hui les techniques répertoriées au titre de l’empowerment, notamment dans les mouvements Occupy, proviennent le plus souvent de la pratique des groupes féministes, et ont été systématisées par des féministes (4).
La culture de soi est la chimère de notre siècle.
Francis Linart
(1) Thévenoud s’est déclaré atteint de «phobie administrative».
(2) Voir La jeune fille qui lit dans un parc d’Holloway. Les Obscurs n°2
(3) Anne Steiner, Les militantes anarchistes individualistes: des femmes libres à la Belle Epoque, Amnis 8/2008 avec des portraits de Rirette Maitrejean, Anna Mahé, Emilie Lamotte, Jeanne Monard.