(Article publié une première fois dans la revue Les Obscurs numéro 3, décembre 2014)

Jacques Ellul est une source importante pour les opposants à la domination présente qui veulent intégrer la technique à leur critique. Il fait partie de ces pionniers qui ont posé l’importance théorique et pratique de la question technique, en la dégageant, parfois avec rudesse, de cette position de neutralité, commune aux marxistes et aux libéraux. Son analyse du progrès technique en est un exemple, sous la forme d’une démolition en règle d’une des croyances les mieux établies de la société du spectacle.
Il s’en faut de beaucoup, cependant, que les théories d’Ellul puissent fournir l’ossature d’une critique consistante, et surtout d’une critique en actes de la technique à notre époque.
Dans le précédent numéro, nous avons examiné son diagnostic du défaut de prise de conscience du système technicien: essentiellement l’idéologie, envisagée à partir d’une analyse des discours dominants, formant ce qu’Ellul appelle le «bluff technologique». Et nous rappelions en contraste la position de Debord, attribuant à la technique le rôle de principal moyen employé par la société du spectacle pour produire l’impersonnelle personnalité du spectateur.
Nous discutons maintenant une thèse centrale d’Ellul que nous ne pouvons pas retenir: l’impossibilité d’une culture technique.
Il y a, dans les livres d’Ellul, une véritable forclusion de l’hypothèse même d’une culture technique, entraînant un désintérêt total pour les débats et les expériences autour de cette question(1). Or la question de la culture technique est centrale, pour ceux qui visent une ré-appropriation critique du numérique comme pour ceux qui expérimentent de nouvelles manières de produire et consommer, ou ceux qui retrouvent et reprennent les savoir-faire, pratiques et métiers anciens.
L’exclusion de l’hypothèse de la culture technique est rappelée dans Le Bluff technologique mais elle est posée et argumentée dans Le Système technicien, livre central d’Ellul, dans le chapitre intitulé «La technique comme milieu», que nous commentons ici.
D’après Ellul, la technique est bien plus une médiation qu’un instrument. Il se réfère ici à Simondon. Référence bien singulière puisque, à partir de son analyse de la réalité technique, Simondon en est arrivé à proposer un nouveau modèle d’éducation technique. Il confiait à la pensée philosophique «le soin d’opérer l’intégration de la réalité technique à la culture universelle, en fondant une technologie», ce qui est exactement le contraire de la position d’Ellul.
En affirmant son accord avec l’auteur du Mode d’existence des objets techniques, Ellul précise d’emblée: «il faut alors ajouter que cette médiation devient exclusive de toute autre». Autrement dit, chez Ellul, l’idée de la technique-médiation est constamment assortie de celle d’un monopole de cette médiation, d’une exclusion de tout autre type de médiation, les deux idées étant constamment emmêlées dans la démonstration. Il faut remarquer que si l’idée de la technique – médiation peut éventuellement se contenter de la référence à Simondon , précisément l’auteur d’une théorie systématique de la technique comme milieu, celle du monopole de cette médiation aurait nécessité au moins un début de démonstration qu’on ne verra jamais, tant la chose est irréelle. D’ailleurs cette exclusion de toute autre médiation n’est même pas nécessitée par la théorie générale d’Ellul. Il insiste ainsi sur le fait que le système technicien est bien le système prépondérant mais qu’il n’est pas unique. Son introduction est assez claire sur ce point: « Il ne faut pas confondre système technicien et société technicienne…Dire que la technique est le facteur déterminant de cette société ne signifie pas qu’il soit le seul! Mais surtout la société est faite d’hommes…Nous dirons donc que la société technicienne est celle dans laquelle un système technicien s’est installé. Mais qu’elle n’est pas elle même ce système et qu’il y a tension entre les deux.» Dans ce cas, comment pourrait-il y avoir du jeu entre les différents systèmes, une tension entre la technique et la société si la technique a le monopole de la médiation?
Il faut donc, en l’absence d’une démonstration, s’attacher aux caractéristiques de cette situation si visiblement excessive. Ellul pose d’abord que la médiation technique est «autonome»: la technique échappe à tout système de valeurs. On s’attend ici à trouver un démontage de la finalité économique, des déontologies ou valeurs professionnelles, de la référence culturelle. Mais rien de tout cela: «Il n’y a plus d’autre médiateur…L’Etat?…Le peuple?…Mais le peuple ne comprend plus rien aux problèmes réels qui se posent!». Le côté politiquement incorrect plaît beaucoup à certains nouveaux lecteurs d’Ellul. Mais il sera bien difficile en tout cas d’associer Orwell et Ellul, car si quelque chose représente franchement la common decency, c’est le goût du travail honnête et bien fait, qui peut s’exprimer, par exemple, par un certain dégoût populaire pour les matériaux ou procédés artificiels, superflus ou de mauvaise qualité.
En réalité, la médiation technique a évidemment une autonomie mais les raisons d’Ellul sont mauvaises. L’autonomie s’exerce à l’égard des autres systèmes et médiations qui ont leur regard, leur jugement sur la technique. En ce sens, la culture technique n’est pas l’addition de divers savoirs extérieurs sur la technique; la culture technique ne se résume pas à une culture de la technique. Et d’autre part, des tensions internes au système technique se manifestent et se structurent autour de valeurs, comme par exemple le conflit sur la propriété dans le domaine des logiciels. Ces valeurs sont internes et externes à la technique, ce pourquoi la culture technique n’échappe pas aux conflits.
Ellul pose ensuite que cette médiation est stérile et stérilisante contrairement à tous les systèmes de médiation antérieurs. Il dresse ainsi un tableau opposant les médiations poétiques et techniques. Les premières sont plurivoques, instables dans les applications, enracinés dans un inconscient «riche et créateur», dotées de capacités de jeu, d’évocation. La médiation technique est univoque, stable dans les applications, superficielle, claire et ordonnée, sans jeu, évocation,souvenir ou projet. Ici la théorie sort de son lit et rejoint le type de discours sur la technique si caractéristiques du début du XXème siècle.
Attachons nous à cette idée de médiation stérilisante parce qu’univoque, thème connu d’Ortega Y Gasset. Ce n’est pas par hasard que le thème de la «société de masse» ne fait plus florès. La société du spectacle, et particulièrement sur son versant industriel et technique, associe formatage et individualisation, uni et pluri-vocité, homogénéïté et différences. Ce type de découpe, excessive et peu consistante, relève plus de la malédiction que de l’analyse. Et pourtant il faut bien critiquer les logiques stérilisantes propres à la technique. L’une tient à la technocratie comme politique pour obtenir de la puissance à partir de la technique, en asservissant d’autres êtres, la femme et l’homme, le salarié et l’esclave, l’animal et la machine. Cette domination s’appuie sur et se poursuit dans l’agression contre la nature. La vision technocratique et techniciste ne reconnaît aucune limite; elle est démesurée; elle prétend tout dominer mais ne se domine pas elle même. La technocratie et le capitalisme se rejoignent sur ce point: la destruction des savoirs et savoir faire qui pourraient s’opposer à cette domination, qu’il s’agisse des savoirs antérieurs à la mise en place du nouvel ordre technique, ou des savoirs de résistance qui l’accompagnent, des savoirs des producteurs ou de ceux des consommateurs. Autant dire que, s’il faut s’opposer à la destruction des savoirs et savoir faire liés à la technique, ce n’est pas en tablant sur l’incompatibilité de la culture technique avec le système technicien, mais au contraire en imposant la culture technique à l’ordre technique.
Le troisième et dernier volet de la technique comme médiation et comme médiation exclusive, présenté par Ellul tantôt comme une conséquence et tantôt comme une cause, est que la relation entre la technique et l’homme elle même n’est pas médiatisée. La technique est auto référentielle; la médiation technique se suffit à elle même; la relation à la technique est immédiate. On remarque qu’il ne s’imposait pas de relier cette immédiateté au caractère exclusif de la médiation technique. Au contraire le point le plus intéressant, le plus subtil est ce caractère immédiat de la médiation technique.
Ellul pointe ici un trait important de la relation entre la technique et l’homme. La technique industrialisée et consommée est autarcique, séparée des autres systèmes. Elle est d’accès direct et vise la banalité. Et finalement elle enferme l’utilisateur sur son usage, jusqu’à l’addiction. L’internaute devant son ordinateur, le jeune devant les jeux vidéos, les parents devant la télé, autant d’images de cette médiation technique qui se suffit à elle même.
On peut toutefois s’interroger sur la relation qu’Ellul établit entre cette caractéristique et l’absence de culture technique, ici mentionnée clairement.
Demandons nous d’abord si cette immédiateté de la relation de l’homme à la technique est inconditionnelle. Sommes nous en quelque sorte préparés à cette immédiateté? Voire, sommes nous conditionnés par une autre médiation, extérieure à la technique, à vivre sur le mode de l’immédiateté cette relation?
Il semble tout-à-fait extraordinaire qu’Ellul, en ce point de son raisonnement, n’ait pas pensé à évoquer la publicité, le marketing, ce que nous appelons aujourd’hui l’économie de l’attention. Il connaissait les situationnistes et son objectif ici est précisément de construire autour de la technique sa propre critique de la vie quotidienne. Il est vrai qu’Ellul comme beaucoup d’intellectuels de sa génération répugnait à donner une certaine importance à cet objet indigne. Dans Propagandes, bien qu’il cite un des ouvrages d’Edgar Bernays, l’inventeur des relations publiques et du marketing, il passe complètement à côté de l’analyse du conditionnement industriel. Or la première grande campagne publicitaire de Bernays est précisément de type technicien: il s’agit de convaincre les fumeurs d’abandonner leur vieille manière de chiquer, rouler les cigarettes, ou fumer la pipe, pour adopter la technique, nouvelle et cancérigène, des cigarettes industrielles en paquet. Il suffit aujourd’hui d’observer le rite de quasi dissidence des fumeurs revenus au roulage pour comprendre qu’il y a là bien plus qu’une occasion d’économies. Apple peut toujours affirmer que grâce à sa maîtrise de l’interactivité, ses smartphones sont d’un usage direct. Mais son show annuel de propagande est annoncé et cité dans tous les quotidiens et journaux télévisés, y compris publics, même lorsqu’il n’y a rien à annoncer, comme c’est le cas en 2014.
Autant dire que l’immédiate médiation de la technique n’est rien d’autre que l’image que l’ordre technique veut donner de lui même. Il ne cherche pas à faire oublier totalement ses efforts de marketing. Il les revendique au contraire pour donner encore plus de poids à l’illusion de l’immédiateté.
Ce point est très directement relié à l’existence de la culture technique. Le marketing ne vise pas seulement à faire oublier la destruction des savoir faire; il veut aussi éviter la construction d’une culture technique si nécessaire aux utilisateurs, qu’ils soient des individus ou des entreprises. L’activité d’industries comme Microsoft ou Google pour entraver le développement de la culture numérique en est le meilleur exemple.
Ellul confond donc la tendance réelle du système technicien à une médiation immédiate de la technique, et la stratégie de l’ordre technique industriel pour occulter (marketing) ou proscrire (culture technique) les autres médiations qui la conditionnent. A ce point il faut donc affirmer que la culture technique n’est pas seulement possible, mais qu’elle est indispensable et d’une impérieuse urgence.
Première conclusion. Dans Le système technicien, Ellul ne soutient pas que le système technicien aurait en quelque sorte absorbé la société. Il y a d’autres systèmes; il y a une tension entre technique et société. En revanche, et cela sans la moindre démonstration, la médiation technique est posée non seulement comme universelle, ce qu’elle est, mais comme exclusive de toute autre, ce qui est au moins excessif. Le milieu technique se substitue au milieu naturel et élimine toute autre médiation de l’homme avec lui même et des hommes entre eux. Ellul semble avoir voulu produire une théorie jumelle de la société du spectacle de Debord. La technique sépare les hommes; l’exclusivité de la médiation technique recompose une totalité fausse. Dans ce schéma, la culture technique est évidemment un caillou dans la chaussure, dont il se débarrasse sans excès de rigueur.
Deuxième conclusion: soucieux de donner corps à son système technicien, Ellul accorde peu d’importance au contenu concret des techniques. Néanmoins il reprend régulièrement l’opposition entre techniques et symboles. On est tenté ici de citer Max Weber: «Une technique ainsi comprise existe dans toute activité et on peut parler d’une technique de la prière, d’une technique de l’ascèse, d’une technique de réflexion et de recherche, d’une mnémotechnique, d’une technique pédagogique…» (2). Il faudrait évidemment ajouter à la liste de Weber les techniques du langage, parlé et écrit, voire, avec la grammaire, la technologie du langage (Sylvain Auroux). Bref si l’on souhaite distinguer techniques et symboles, il faut impérativement reconnaître, d’une part, l’existence de techniques symboliques spécifiques, d’autre part, la présence de symboles et de symbolisme dans toutes les techniques. Cela est particulièrement nécessaire «à l’époque du numérique», c’est-à-dire des technologies industrielles de l’esprit. Et, pour commencer, rien n’autorise à fonder sur l’opposition symboles/techniques une quelconque exclusion de la culture technique. En réalité, ce qu’exclut un tel raisonnement fautif, ce n’est pas simplement l’hypothèse d’une culture technique mais la possibilité de toute culture!
(1) On pense à l’Encyclopédie et aux efforts de certains scientifiques au début de la révolution comme Daubenton, cité par Simondon, et son «manuel des bergers». Pour se limiter au cadre français, il faut évoquer Pelloutier et le Service de l’enseignement créé par les Bourses du travail au tournant du XXème siècle. A partir du livre de Delesalle, Les Bourses du Travail et la C.G.T, on peut distinguer trois catégories d’activités relevant de la culture technique: les activités qui rencontrèrent du succès tant que les anarcho-syndicalistes dirigèrent les Bourses (bibliothèques de prêt, cours professionnels); les Universités populaires qui tournèrent court après l’éclatement du front dreyfusard; les projets personnels de Pelloutier qui témoignent de sa largesse de vue mais qu’il n’eut pas le temps de mettre en oeuvre («Musée social» dans chaque Bourse où chaque corps de métier aurait exposé des échantillons de sa production avec une information technique; «Offices de renseignements» proposant aux travailleurs une veille et une information sur l’origine, les procédés, les techniques de toutes sortes de produits). Ces derniers exemples rappellent que l’anarchiste Pelloutier était membre de la Chevalerie du travail. De fait il est impossible d’esquisser même une rapide histoire de la culture technique sans évoquer les mouvements de compagnonnage.
A coup sûr, Ellul ne pouvait ignorer les réflexions contemporaines autour de l’Enseignement technique et professionnel, avec notamment le rôle de Georges Friedmann, et la contribution de Simondon, deux auteurs qu’il cite fréquemment. Au XXIème siècle, la culture technique est devenu un mouvement et toute coalition critique comporte une dimension de lutte pour les savoirs et savoir-faire (Voir les Notes&Morceaux Choisis, ou l’ouvrage Constellations du collectif Mauvaise Troupe). Dans le secteur du numérique, certains Espaces publics numériques exercent leur activité dans un esprit proche de celui des Bourses du travail de Pelloutier.
(2) Économie et société, Plon, 1971, p 63.
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