La « sculpture de soi » vue par Michel Onfray

Un article de Yann Le Bellour, publié une première fois dans la revue Les Obscurs, numéro 3, décembre 2014

culturisme

CULTURE DE SOI OU CULTURE DU MOI?

Pourquoi s’intéresser à Michel Onfray ? C’est un personnage public, qui bénéficie apparemment d’une certaine influence, à qui les médias demandent son avis sur tout et sur rien… Ce qui nous intéresse ici, c’est la vision qu’a Michel Onfray de la « sculpture de soi » ; c’est l’occasion pour nous de préciser notre propre point de vue sur cette question. Il ne s’agit donc pas ici de réfuter les thèses de Michel Onfray, mais d’émettre quelques remarques sur un point précis de sa pensée.

Culture de soi et démocratie, culture de soi et action collective

La culture de soi ne s’oppose pas à l’action collective. Les « techniques de soi » permettent aujourd’hui de s’interroger sur le comportement d’un individu (et de soi-même) s’opposant au dressage, c’est-à-dire à la destruction des savoirs et du travail et au formatage par le psychopouvoir. Cet « exercice de la sagesse » peut et doit viser à réaliser une insertion du moi dans le monde et dans l’universel. La question qui est posée, c’est celle de la structuration de l’individu dans la société et par rapport à la société, et donc de sa place dans une action collective pour la transformer.

L’enjeu est bien celui de la démocratie. Si l’on considère, comme Marcel Gauchet, que la démocratie a été et est encore une longue marche de l’individu vers son autonomie en même temps qu’un développement de l’action collective et en lien avec elle, alors il faut progresser vers la conquête de soi qu’implique l’action collective. Si l’on considère au contraire – c’est ce que pense le rédacteur de ces lignes – que ce processus d’individuation est en panne sous les coups de boutoir de la « séparation » et de la marchandisation de tranches entières de nos vies, alors il faut encore plus aller vers la reconquête de soi et cette reconquête a bien un sens politique et collectif, et même stratégique.

De son côté, Michel Foucault ne sépare pas les techniques de soi et les techniques de domination. Il voit même dans cette relation le cœur de l’analyse politique : « le gouvernement est une technique qui utilise le soi des gens avec un objectif de domination ».

Le sujet qui se constitue à partir de techniques de soi, est en réalité « saturé de politique ». C’est un rapport politique qu’il s’agit d’instaurer de soi à soi (commandement, domination, maîtrise, gouvernement), c’est dans un but politique qu’on l’instaure (gouverner la cité, prendre de l’ascendant sur les autres, réagir aux événements du monde de manière efficace et correcte, etc.). Le souci de soi a pour fin, non pas de retrancher le soi du monde, mais de se préparer, en vue des événements du monde, en tant que sujet rationnel d’action.

La culture de soi n’a de sens que si elle est liée à une doctrine, si elle est au service d’un projet collectif. Sinon, elle n’est qu’un exercice vain de « développement personnel ». Prenons un exemple. Les techniques de soi sont très diverses : l’attention, la méditation, la connaissance, la lecture, l’écriture, la recherche, l’examen de conscience, le dialogue, la maîtrise de soi, la capacité à mener un débat… Comment choisir entre ces techniques sans un objectif qui n’est pas un objectif partagé, collectif ?

Ainsi l’attention (« prosochè ») est à la fois une orientation générale des pratiques de soi et une technique de soi particulière. Elle prend un sens nouveau aujourd’hui si on l‘inscrit dans la nécessaire reconquête de l’attention par rapport à sa marchandisation et par rapport à la « distraction » qu’implique cette marchandisation, telles qu’on les voit par exemple sur le Web.

Ce « souci de soi » n’est en aucun cas, dans notre conception, un penchant égocentré, comme tend à le faire croire l’idéologie contemporaine du « bien-être » et du « développement personnel », mais au contraire s’inscrit dans une façon de prendre soin des nouvelles générations, du « vivre ensemble », de s’inscrire dans l’action pour changer le présent.

Sculpture de soi ou culture du moi ?

Au contraire, la « sculpture de soi » qu’évoque Michel Onfray est un exercice solitaire, un positionnement « contre » ou « à côté de » la société,  et non un processus de transformation de soi et des rapports avec les autres. C’est une « culture du moi », une référence à l’hédonisme et au « libertinisme », ce qui est respectable, mais qui devient dans les écrits de Michel Onfray une défense de l’homme comme individu contre la société, contre le collectif.

Ainsi Michel Onfray se voit dans la peau du Condottiere Bartolomeo Colleoni, dont la statue d’Andrea del Verrochio trône sur le campo dei Santi Giovanni e Paolo à Venise : « Loin des vertus chrétiennes, ces rapetissantes logiques, contre l’humilité qui rabougrit, la culpabilité qui ronge, la mauvaise conscience qui sape, l’idéal ascétique qui tue, le Condottiere pratique une morale de la hauteur et de l’affirmation, une innocence, une audace et une vitalité qui débordent : aux vertus qui rétrécissent, il préfère l’élégance et la prévenance, le style et l’énergie, la grandeur et le tragique, la prodigalité et la magnificence, le sublime et l’élection, la virtuosité et l’hédonisme – une authentique théorie des passions destinée à produire une belle individualité, une nature artiste dont les aspirations seraient l’héroïsme, ou la sainteté que permet un monde sans Dieu, vide de tout, hormis des potentialités et des décisions qui les font s’épanouir » .

La sculpture de soi est alors considérée comme une « œuvre d’art », une « mise en scène de sa propre existence ». Et Michel Onfray de vanter l’énergie du Condottiere, sa grandeur « loin de la vulgate démocratique qui préfère la médiocrité assurée pour tout le monde plutôt qu’un ordre permettant l’excellence, donc justifiant son opposé, la petitesse ».

Dans La politique du rebelle, Michel Onfray semble revenir sur cette « figure éthique » que, dans La sculpture de soi il n’avait pas voulu « considérer dans sa dimension politique ». Mais c’est pour défendre le « dandysme contemporain (…) qui peut se lire en réaction contre l’unidimensionnalité générée par la métamorphose du capitalisme (…). Le dandy excelle en pharmacopée opposable à l’homme des foules ». Certes ce dandy « revendique une subjectivité radicale active au combat contre les mots d’ordre du moment : culte de l’argent et de la propriété, dogmes bourgeois et mythologies familialistes, raisonnable économie des ménages et presse consommée en unique repère intellectuel, culturel et tout ce qui fait le ton de l’époque ». Mais Michel Onfray propose au fond, une culture de soi  esthétique et individuelle, c’est-à-dire une nouvelle formule de dandysme, version 21ème siècle.

D’où le positionnement politique de Michel Onfray : le « soi », le « moi » contre la société, contre l’Etat. Michel Onfray se positionne comme « post-anarchiste », invitant à des micro-actions individuelles « ici et maintenant ». Il appelle à « ranger les banderoles » et à se tenir éloigné des « grouillements grégaires ».

Cette vision de la sculpture de soi est appliquée par Michel Onfray aux philosophes dans la  Contre-histoire de la philosophie et dans ses cours à l’Université Populaire de Caen. Sa méthode revendiquée est celle du « hapax existentiel », qui consiste à accorder une grande importance aux événements personnels qui sont advenus et aux comportements individuels. Ainsi une bonne partie des idées de Montaigne ne peut pas s’expliquer hors de sa chute de cheval. Ainsi Michel Onfray oppose Guy Debord (« versant saturnien, ascèse révolutionnaire, apollinien, dogmatique, cérébral ») et Raoul Vaneigem (« versant hédoniste, vie, amour, corps, chair, dionysiaque, utopiste lyrique »).

Relève de la même logique l’idée d’interpréter la pensée de Diogène, Rousseau, Kant, Nietzsche, etc. en soulignant les correspondances possibles entre leur goût culinaire et leur legs philosophique – comme si la pensée était une production du ventre. « Pétomane, onaniste et cannibale, Diogène a convié à son banquet les commensaux les plus emblématiques : Rousseau le paranoïaque herbivore, le chantre du goût plébéien, Kant l’hypocondriaque austère, soucieux de réconcilier l’éthylisme et l’éthique, Nietzsche le germanophobe qui instaure la cuisine piémontaise comme purification de l’alimentation prussienne, Fourier le nébuleux, désireux d’être le Clausewitz de la polémologie nutritive, Sartre le penseur du visqueux, accommodant les langoustes à la mescaline, ou Marinetti le gastrosophe expérimental, entremetteur des saveurs inattendues ».

On aura compris qu’il y a un monde entre notre vision de la culture de soi et celle de Michel Onfray.

Yannick Le Bellour

Des emprunts ont été faits à Michel Foucault, Pierre Hadot, Marcel Gauchet, Frédéric Gros, Alain Giffard.

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