(Cet article est paru une première fois dans le numéro 3 de la revue Les Obscurs, en décembre 2014)
Le 25 mai dernier (2014), le Front National arrivait en tête aux élections européennes en France, avec 24,85% des voix. La perspective de voir Marine Le Pen présente au second tour, et en tête du premier, est devenue réaliste. Nous examinons ici les principales questions qui se posent à ceux qui veulent s’opposer véritablement à cette ascension de l’extrême-droite:
en quoi consiste le danger réel du Front National?
quelle est la tactique du Front National?
pourquoi est-il difficile de s’opposer à lui?
(1) En quoi consiste le danger réel du Front National?
Assurément il est difficile de sur-estimer l’ascension du Front National. Et cela ne doit pas être attribué aux seuls succès récents de la période Marine Le Pen. Jamais, dans l’histoire française, un parti fasciste ou un parti nationaliste d’extrême-droite n’avait obtenu de tels résultats. L’épisode nationaliste de Boulanger s’est achevé piteusement au bout de trois ans. Les partis fascistes créés entre les deux guerres ressemblaient plutôt à des groupuscules. Même le PPF de Doriot se désagrégeait à la veille de la seconde guerre. L’Action Française qu’on la définisse comme nationaliste ou fasciste est le mouvement qui eut le plus d’influence et la plus grande longévité: il ne s’approcha jamais réellement du pouvoir. Les partis fascistes purent se développer dans le cadre de la collaboration avec les nazis sans jamais jouer un rôle central dans le régime de l’Etat français. En particulier ni Pétain, ni les nazis ne voulurent de parti unique. La longévité du Front National, créé en 1972, la stabilité de son noyau dirigeant, autour de la famille Le Pen, ses résultats électoraux (1), son influence de plus en plus forte dans la vie politique constituent à coup sûr une réalité inquiétante.
Le danger est donc réel et doit être correctement évalué. En centrant le raisonnement sur l’hypothèse d’une présidence frontiste en 2017, ou d’un accord entre la droite et l’extrême-droite à cette occasion, ou même, de manière plus réaliste, sur le risque d’un nouveau 2002, aggravé par un passage en tête de Marine Le Pen au premier tour, on éloigne nécessairement l’attention d’une caractéristique majeure de la situation politique actuelle, qui est le formidable développement des idées du FN dans toute la vie publique, dans tous les milieux et toutes les régions, à tel point qu’on peut considérer qu’il exerce maintenant ou est sur le point de conquérir l’hégémonie idéologique sur la société française.
Le danger du Front National n’est donc pas pour demain. Il est réel dès aujourd’hui pour cette partie de la population – peut-être la majorité – qui vit quotidiennement sous la domination idéologique du Front National, qu’elle la subisse, ou y participe. La «Le pennisation des esprits» n’est plus simplement une perspective ou un processus. C’est le facteur clé qui organise l’opinion politique, aussi bien dans la population qu’aux sommets, comme l’a démontré l’influence, poussée jusqu’à l’absurde, de Buisson sur Sarkozy ou le succès de Zemmour. La conquête du pouvoir, pour le Front national, ni ne commence avec, ni ne dépend d’abord des élections. Elle passe d’abord par la domination idéologique. Cette domination doit être comprise de manière simple mais entière: les idées politiques du FN dominent, c’est-à-dire qu’elles dominent les autres idées; en matière idéologique, le FN domine, c’est-à-dire qu’il domine les autres forces politiques.
L’idée d’une utilisation du vote FN par certaines couches populaires pour lancer un cri d’alarme, qui a toujours été fausse, n’a plus pour effet que de masquer cette hégémonie idéologique. La théorie de la «fonction tribunicienne» du FN est significative d’une époque qui perd lentement toute connaissance historique précise: il faut n’avoir aucune idée de ce qu’était la sécession de la plèbe à Rome pour penser que la fonction tribunicienne serait une définition limitative du rôle du FN. Symétriquement l’approche économiciste a fait long feu. Cela n’empêche pas Hollande de reprendre les arguments qui avaient mené à la débâcle un Jospin, croyant réduire l’influence du Front en améliorant la situation économique. Et encore le gouvernement Jospin l’avait-il effectivement améliorée quand la politique de Hollande l’aggrave.
Cette domination idéologique, si elle est récente, ne tombe pas du ciel. Elle est le fruit d’une stratégie menée de longue date par certains courants de l’extrême – droite. La nouvelle droite d’Alain de Benoist avait théorisé cette stratégie pseudo «gramscienne» de la conquête de l’ «hégémonie culturelle» pour préparer la prise de pouvoir avec la notion de «méta-politique». Les membres du Club de l’horloge et les ex – chevènementistes ralliés au FN avaient ou ont aussi cette stratégie, comme Philippot qui vient des deux. Les extrêmistes anti-sémites comme Soral ou Dieudonné l’ont aussi adoptée. Les commentateurs qui décrivaient Le Pen comme incapable de sortir d’une psychologie strictement oppositionnelle, ne voyaient pas que, dans la phase de construction du FN, cette posture était remarquablement adaptée à un travail de sape idéologique. De quel autre parti, d’ailleurs, à propos d’un responsable dont l’appartenance récente à un groupuscule explicitement néo-fasciste était révélée, aurait-on pu entendre une défense autour du «discours intéressant et structuré» du concerné? C’est pourtant bien comme cela que Philippot a soutenu Avello. Et «discours intéressant et structuré» signifie ici: quand Avello, chargé de la mobilisation frontiste chez les enseignants, parle comme «Sauvons les lettres», en ayant les mêmes idées que Soral, il démontre qu’il est capable de participer activement à cette stratégie de conquête idéologique.
(2) Quelle est la tactique du Front National?
On explique souvent l’entreprise de dé-diabolisation de Marine Le Pen par les nécessités politiques au sens étroit: passer dans les médias, progresser aux élections, recruter des cadres, se rapprocher du pouvoir.
Mais le premier effet – et aussi le premier objectif- de la dé-diabolisation a été de permettre des progrès saisissants dans la conquête idéologique des esprits.
La dé-diabolisation n’est pas faite pour plaire aux médias, pour se faire accepter d’eux. Le FN est, en l’occurence, très strictement inscrit dans la filiation fasciste; et un vrai parti fasciste ne s’adapte pas aux médias: il les conquiert ce qui est exactement le contraire.
La dé-diabolisation est une «politique de la main tendue», un renoncement partiel au sectarisme, qui est traditionnel et très prononcé à l’extrême-droite. Que le FN dans son ensemble tende à sortir de son sectarisme, on en a une illustration frappante avec Alain Soral qui, quoique sur des positions néo – fascistes et anti – sémites véhémentes, baptise son groupe «Egalité et réconciliation», fait référence à l’égalité républicaine et au marxisme, vénère Clouscard et Michéa, le tout avec un grand succès auprès de son public populaire.
Un des aspects les plus importants de cette dé-diabolisation-idéologique est la pseudo «républicanisation» du FN. Elle lui a peu apporté jusqu’à présent sur le plan organisationnel, simplement le ralliement du courant Couteaux, dont Philippot. En revanche, cette opération a triomphé chez les intellectuels et les médiatiques: en obtenant l’invalidation a priori de toute critique anti-fasciste et anti-raciste, avec l’appui insistant des Finkielkraut et Taguieff; en récupérant le populisme républicain et même la «common decency»; en introduisant une confusion totale autour de personnalités équivoques comme Finkielkraut, mais aussi en tentant de récupérer les idées et l’image de Michéa (2). Un tel succès était la toile de fond de l’influence de Buisson auprès de Sarkozy.
Il semble qu’assez souvent on ait tendance à laisser à l’écart cette chronique de la confusion effectivement peu ragoûtante, à ne la considérer que comme un signe de l’époque. Malheureusement l’extrême confusion des intellectuels et des journalistes doit évidemment être mise en rapport avec le succès des idées du FN dans la population.
Au service de la stratégie d’hégémonisme idéologique, la tactique de dé-diabolisation permet au FN de disposer aujourd’hui de deux ailes ou deux mâchoires: les néo-républicains et néo-étatistes d’une part, et les extrêmistes d’autre part. Il y a des contradictions, notamment sur l’antisémitisme, mais les deux courants sont: 1/ nationalistes 2/ populistes 3/ «ni droite ni gauche». Les extrêmistes peuvent être à l’intérieur du FN ou en dehors, proches de J-M LePen ou de M LePen. A l’extérieur ils jouent un rôle de rabatteurs, parfois très efficacement comme Soral, Dieudonné…Les extrêmistes de l’intérieur, comme Avello, doivent avoir un «discours intéressant et structuré». Bref il y a deux ailes mais une seule stratégie, une seule tactique et une direction unifiée.
(3) Pourquoi est-il difficile de s’opposer au FN ?
Dans cette situation, la seule attitude que peuvent prendre ceux qui n’acceptent pas le FN et ses idées est celle d’une opposition effective.
Il n’y a pas beaucoup de difficultés à proposer une analyse des causes du succès du FN et d’ailleurs de telles analyses abondent. Ce qui est difficile, c’est de s’y opposer.
Or, pour tous ceux qui sont actifs ou tentent de l’être, la situation est paradoxale et alarmante. Le FN est constamment présent dans les médias mais iI y a peu d’informations sur lui. Les analystes sophistiquées du «vote FN», de la sociologie du FN … sont légions, mais les argumentaires contre le FN et ses idées sont rares et pauvres. Chez les intellectuels, le refus de condamner le FN est répandu et encore plus l’absence de condamnation, considérée comme un réflexe mécanique de la gauche bobo.
La difficulté à s’opposer au FN tiendrait à sa double réalité, le FN d’hier et celui d’aujourd’hui, le FN et le «Rassemblement Bleu Marine», les néo-républicains et les extrêmistes. Nous suggèrons que l’entrée par la stratégie d’hégémonisme idéologique et la tactique de dé-diabolisation donne un début d’explication.
Sur le «nouveau» Front national de Marine Le Pen, on propose deux types d’explication: le FN a changé (mais alors jusqu’à quel point?); ou: le FN n’a pas changé et la fille est un faux nez du père (et donc les conflits entre les deux sont une manipulation).
Nous n’adhérons à aucune de ces explications. Le FN conduit avec persistance son projet de mouvement d’extrême-droite nationaliste d’après la Seconde Guerre. Ce projet est nécessairement différent des mouvements fascistes historiques. Dans l’Europe d’après la Seconde Guerre et d’après la Shoah, il y a peu de place pour les mouvements qui visent explicitement à ressusciter le nazisme ou le fascisme. Même le négationnisme honteux de J-M Le Pen est de trop. Mettons les points sur les i: si un nationaliste d’après guerre est différent d’un nationaliste du début du XXème siècle, il ne devient pas un simple patriote pour autant; et si un fasciste d’après guerre est différent d’un fasciste d’avant guerre, cela n’en fait pas un démocrate.
Autre aspect de son ambivalence, le FN est devenu le parti qui se concentre le plus sur la conquête idéologique de la population, tout en portant au plus haut degré «l’illusion politique».
Du côté «illusion politique», il propage la croyance en une puissance absolue du pouvoir politique et de l’état. Il ne soutient pas simplement que sous sa conduite la France pourrait sortir de l’Euro et de Schengen, ce qui est concevable, mais qu’elle pourrait suivre une politique de protectionnisme national qui relancerait la croissance, ce qui est absurde. Le plus remarquable – et sur ce point il reste un parti comme les autres – est qu’il maintient l’idole centrale de la politique: l’idée d’une croissance retrouvée grâce à la politique de l’état.
En même temps, cette politique verbale s’accompagne de la même impuissance que tous les autres partis. Même construire un groupe parlementaire européen lui est difficile. Il se révèlera peut-être capable de gérer les villes conquises, mais certainement pas de répondre aux attentes, notamment économiques et sociales, de ses électeurs.
Du côté de la conquête idéologique, nous avons marqué les progrès des frontistes vers une position hégémonique. Il faut maintenant souligner une différence avec les partis fascistes historiques. Ceux ci étaient effectivement capables de «mobiliser» les masses, c’est-à-dire de les mettre en mouvement, de les «synchroniser», selon la formule des nazis; ils étaient des mouvements plutôt que des partis; c’est même le coeur de la définition de la dynamique totalitaire par Hannah Arendt.
L’hypothèse d’un passage à la mobilisation est une question centrale pour les opposants au frontisme. Il n’est pas de question politique plus importante s’agissant du Front National. Un tel passage attesterait d’ailleurs du caractère fasciste du Front: non pas la proximité ou la similitude de ses idées avec les idées fascistes, mais le caractère fasciste de son mouvement lui-même.
C’est aussi ce que pensent les extrémistes au sein du FN, mais évidemment pour appeler de leurs voeux ou précipiter un tel passage. La manifestation «Jour de colère» contraste avec l’abstention officielle des frontistes de participation aux «manifestations pour tous». La quenelle est un exercice typique de synchronisation fasciste. Et il ne faut pas chercher très loin derrière les oripeaux modernistes pour trouver l’inspiration de la Gaza Firm.
Mais le FN, en tout cas pour le moment, affichant le même objectif politique que celui de tous les partis: la croissance économique, n’est pas capable de transformer son hégémonie idéologique, actuelle ou à venir, en mobilisation, en passage à l’action des masses. Il y a plus de croyance chez les électeurs du FN que chez les autres, mais la passivité est la même. Le passage à l’action créerait inévitablement des luttes civiles, contradictoires, en tout cas aujourd’hui, avec la pseudo politique de croissance.
C’est pourquoi il est difficile de s’opposer au FN. On risque de verser soi même dans l’illusion politique, mais avec moins de force apparente que le FN, ce à quoi Mélenchon s’est exposé en raison même de sa culture politique.
Le point clé est de ne pas tout attendre du pouvoir et du soit-disant «re-démarrage» de l’économie. L’opposition au FN passe par le développement d’une culture de soi démocratique, c’est-à-dire un travail sur soi, individuel et collectif, des démocrates et du peuple, qui permette de contrer l’identitarisme, le communautarisme, le sentiment d’impuissance et d’abandon. C’est à partir de cette nouvelle réalité, aux antipodes de la passivité consumériste, que pourrait être envisagé le soutien à certaines forces politiques ou certains hommes politiques officiels, et non le contraire. Des fronts anti FN, ou d’autres formes tactiques de résistance peuvent être ponctuellement nécessaires. Mais ils ne forment qu’une sorte d’opposition défensive au FN. En revanche l’opposition active au FN, la plus nécessaire et celle qui manque le plus, impose le combat des idées.
(1) Présidentielles au premier tour: 14, 38% (1988), 15% (1995), 16,86% (2002), 10,44% (2007), 17,90% (2012).
(2) Voir l’instructif interview d’Alain de Benoît sur KontreKultur. L’extrême-droite fait une sorte d’OPA collective sur Michéa qui a les faveurs, non seulement d’Alain de Benoist mais aussi d’Alain Soral et de Marine Le Pen. Toutes ces manoeuvres ne vont pas sans rappeler différentes tentatives d’Alain de Benoist, notamment en direction du MAUSS dans les années 80 et 90. En particulier l’affaire de la notice sur Michéa, imprudemment confiée par les éditeurs du livre «Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques» à un rédacteur qui se révèle un émule de Soral, ressemble à la cotisation de de Benoîst au MAUSS qui lui permettait – à peu de frais c’est le cas de le dire – de se donner une image d’ouverture d’esprit tout en semant la confusion autour du thème «ni droite, ni gauche». Dès 1991, Alain de Benoist suggérait ceci: «est-on sûr qu’il n’y a pas entre certaines droites et certaines gauches moins d’oppositions ou plus d’affinités qu’il n’y en a entre ces droites et les autres droites, d’une part, ces gauches et les autres gauches, de l’autre?».
Une réflexion sur “Le pont des Français tiendra ou l’opposition au Front national”