Matériaux pour servir à l’étude et à la pratique du détournement

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(Première parution: décembre 2014)

Pour l’instruction des esprits critiques soucieux de se perfectionner dans l’art du détournement, nous avons rassemblé ici des extraits de textes écrits par des situationnistes sur le sujet, présentés dans l’ordre chronologique.

L’Internationale Lettriste, dans son numéro 3 (août 1953), cite un procédé «décisif pour l’avenir de la communication: le détournement des phrases».

Cet extrait est repris dans Potlatch n° 24 (novembre 1955) qui annonce une «étude exhaustive…par deux lettristes».

Le Mode d’emploi

L’étude prévue paraît dans Les lèvres nues n°8 (mai 1956). Intitulée Mode d’emploi du détournement, écrite par Debord et Wolman, elle est attribuée à Aragon et Breton.

«Dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique doit être utilisé à des fins de propagande politique».

«Il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière».

«Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux».

«Un stade parodique – sérieux» du détournement «s’emploierait à rendre un certain sublime».

Le Mode d’emploi souligne que Lautréamont a étendu le procédé au langage théorique et reprend les deux «mots d’ordre»: «Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique» et «La poésie doit être faite par tous».

Il distingue «détournements mineurs» et «détournements abusifs».

La généralisation du détournement aurait plusieurs conséquences: «un puissant instrument culturel au service d’une lutte de classes bien comprise», «un réel moyen d’enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d’un communisme littéraire».

Les deux principales applications du détournement sont «l’écriture métagraphique», et «le cadre romanesque habilement perverti». L’étude cite aussi le cadre cinématographique, pour sa plus grande efficacité, et, «pour ceux que la chose préoccupe»… «une plus grande beauté», ainsi que l’architecture, l’urbanisme, les titres.

«L’ultra – détournement» manifeste les tendances du détournement à s’appliquer dans la vie quotidienne. Selon le modèle des sociétés secrètes de l’ancienne Chine, le «besoin d’une langue secrète», de «mots de passe» se fait sentir.

«Enfin, quand on en arrivera à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante».

«La théorie du détournement par elle même ne nous intéresse guère». Mais sa pratique est liée à «presque tous les aspects constructifs de la période de transition pré – situationniste».

Le détournement comme négation et comme prélude

Dans le Catalogue de l’exposition Modifications à la Galerie Rive gauche (1959), Asger Jorn écrit: «Celui qui est capable de dévaloriser, peut seul créer de nouvelles valeurs… A nous de dévaloriser ou d’être dévalorisés suivant notre aptitude à réinvestir dans notre propre culture».

L’Internationale Situationniste publie, dans son numéro 3 (décembre 1959), un texte non signé et attribué à Guy Debord et Asger Jorn:  Le détournement comme négation et comme prélude.

Le détournement y est défini comme «le réemploi dans une nouvelle unité d’éléments artistiques préexistants». Il repose sur deux lois fondamentales: la «perte d’importance…de chaque élément autonome détourné» et «l’organisation d’un autre ensemble signifiant». La force spécifique d’un détournement est son «double -fond».

L’article de 59 revient sur le Mode d’emploi. La facilité d’emploi, le caractère «bon marché» du détournement ne justifient pas le recours au procédé. Il faut définir le «sens historique» du détournement. Le texte reprend la formule d’Asger Jorn: le détournement est un «jeu dû à la capacité de dévalorisation». Il permet d’aller vers «une nouvelle unité monétaire de la création».

L’Internationale Situationniste se définit comme un «laboratoire de recherches», «un parti où nous sommes situationnistes et où rien de ce que nous faisons n’est situationniste».

La «signature du mouvement», sa «trace», «- puisque nous ne pouvons en aucun cas représenter un style commun, quel qu’il soit, c’est d’abord l’emploi du détournement».

L’article donne des exemples d’emploi du détournement par Debord, Jorn, Constant, Gallizio, Wycheert.

La Société du Spectacle: du livre au film

Il est certainement intéressant d’étudier la place du détournement dans le livre de Debord (1967) à travers le prisme du film (1971).

Deux types de modifications – qui d’ailleurs ont un air de famille avec le détournement- sont mises en oeuvre dans l’adaptation du livre au film: la fragmentation, sous forme d’extraction et d’allègement, et la re-disposition des matières. C’est vrai pour l‘ensemble du film.

La re-disposition des fragments sur le détournement est double. Dans le livre, le chapitre La négation et la consommation dans la culture, d’où sont tirés les thèses ou fragments de thèses sur le détournement, est le huitième, c’est-à-dire l’avant-dernier. Mais, dans le film, les extraits sont placés entre le deuxième et le troisième carton, immédiatement après «la séparation achevée», soit plutôt au début. D’autre part, le chapitre sur la culture est lui même disposé dans un ordre différent: les thèses 204 à 209 sur le détournement sont présentées avant les thèses 187, 188 et 195 dont elles sont séparées par un carton. Il y a donc création d’une séquence «détournement», sortie du chapitre «culture» et placée en tête du film.

Conservée à l’identique, la thèse 204 revient sur la question du langage et du style de la théorie critique, abordé dans l’article de 1959.

«La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage»… «Il n’est pas une négation du style, mais le style de la négation».

La thèse 205 souligne le scandale de l’exposé de la théorie dialectique qui « dans l’emploi positif des concepts existants, (…) inclut du même coup l’intelligence de leur fluidité retrouvée, de leur destruction nécessaire ».

La citation de Hegel dans la thèse 206 pose que le style de la théorie dialectique doit témoigner de l’esprit négatif qui est en elle. « La vérité n’est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l’outil ». La trace du mouvement dans la théorie critique est: renversement et détournement.

Thèse 207, plagiat de Lautréamont: « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. »

Debord n’a pas repris de la thèse 208 la définition négative du détournement par opposition à la citation et à l’autorité. « Le détournement est le langage fluide de l’anti-idéologie ». Il est sans garantie, sans référence, et « n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente».

La thèse 209 est reprise intégralement. Ce qui se présente ouvertement comme détourné dément le statut d’autonomie du théorique par rapport à la praxis et à la correction historique qui est sa véritable fidélité.

On retiendra que, loin de le considérer comme une technique des commencements dépassée par le mouvement de l’histoire, Debord en 1971 a placé son film sous le signe général du détournement.

Il y a un mouvement de la théorie du détournement. Son étude est devenue intéressante par elle même. Sa pratique régulière est recommandée à la jeunesse par certains auteurs véritablement dangereux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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