Théorie du pire, politique de rien, attente: Agamben

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Dans un article publié sur le web, « Agamben, de Polichinelle à Matamore » (1), Freddy Gomez mène une critique implacable des incongruités, diverses et répétées, proférées par Giorgio Agamben à propos de la pandémie du Coronavirus. Nous le rejoignons en tout point et en recommandons vivement la lecture.

Le problème n’est pas que GA arriverait à la pandémie, embarrassé de toute une théorie – ce qu’on appelait autrefois un « système » – même aussi visiblement fautive que sa doctrine de l’état d’exception. Il est plutôt que, irrésistiblement poussé par l’illusion narcissique que cette théorie ne pouvait pas ne pas – enfin – triompher et être reconnue comme LA théorie, il s’est précipité de bévues en bévues, décourageant même certains de ses admirateurs contraints de déplacer leurs marques, plus ou moins discrètement.

Première bévue : Agamben a peu ou prou repris la théorie de la grippe saisonnière. On ne saisit pas d’abord pourquoi il a choisi de se situer dans ce débat médical. Son peu de clairvoyance sur les sujets médicaux, et, peut-être un certain penchant New Age, sont attestés, froidement, par Jean Luc Nancy (2). Mais il apparaît assez vite qu’Agamben calculait : moins grave l’épidémie, mieux démontrée l’exception. La preuve ultime de l’état d’exception serait alors de pouvoir se passer de toute apparence de justification, en s’inventant des ennemis fictifs, comme autant de pseudo-prétextes, hier le djihadisme terroriste, aujourd’hui, le virus.

Deuxième bévue : la qualification des mesures d’exception, qui donne à Agamben l’occasion de déployer sa théorie du pire. Freddy Gomez rappelle l’époustouflante évaluation de GA, pour qui le traçage des populations « dépasse de loin toutes les formes de contrôle exercées sous des régimes totalitaires tels que le fascisme ou le nazisme » (3). Le calcul est le même que pour l’utilisation de la grippette, mais en sens inverse : il ne suffit pas de dénoncer l’autoritarisme, les atteintes aux libertés, la propagande d’état, les tentatives d’infantilisation – qui doivent, en effet, être combattus et l’ont souvent été, parfois avec succès – il faut, pour le triomphe de LA théorie, monter jusqu’à l’absurde de ce principe du pire pour oser soutenir que ces mesures vont au-delà des « formes de contrôle » des nazis et des fascistes (4).

A ce point, on ne peut éviter d’interroger la fonction, et sinon la fonction, l’effet d’une semblable théorie enrichie de telles bévues. Cet effet consiste d’abord à minimiser le danger le plus concret : le virus, et au-delà du virus, la réalité humaine qui fabrique la pandémie : mondialisation, totalitarisme chinois, relations conflictuelles Chine-Occident. Le lecteur d’Agamben est supposé être ce spectateur flippé et sous-équipé, à l’imaginaire saturé d’horreurs audio-visuelles, mais incapable d’ouvrir les yeux devant les drames immédiats. A peine plus subtile, l’édulcoration de la responsabilité et de l’impuissance des états revient évidemment à désarmer la critique populaire des gouvernements. Pour le dire simplement, on ne peut à la fois reprocher aux états d’en faire trop, d’employer des méthodes hitlériennes, et critiquer leur impéritie ou leur inefficacité.

Il y a plus grave et Freddy Gomez a parfaitement mis le doigt dessus en rappelant ce que Guy Debord avait pu dire à l’occasion d’une autre polémique : « Le travail de la critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener les gens à croire que la révolution deviendrait impossible » et « elle (l’EdN) semblait assez peu préoccupée de savoir où sa répétition circulaire du blâme généralisé, que certes l’époque mérite, pouvait bien mener » (5).

Le résultat le plus visible de la double théorie de la grippette et de l’exception est de masquer les traits les plus positifs, individuels ou collectifs, qui se manifestent à l’occasion de la pandémie et contre elle. Théorie du pire, politique de rien, l’attente, toujours l’attente. Pour être anciens, au point que certains s’interrogeaient même sur leur survivance dans notre société, ces traits sont apparus relancés, portés par les plus jeunes, et reformulés dans la belle langue de notre siècle. La conscience professionnelle, qui suppose la persistance de la profession et la présence d’une conscience, la maturité – responsabilité devant la pandémie et esprit critique face à l’impéritie étatique, l’entraide, appuyée sur et suscitant les communs.

Nous n’avons nul souci de nous démarquer de la théorie générale d’Agamben. Le travail de la critique n’est assurément pas d’amener les gens à penser que la critique deviendrait impossible.

Francis Linart

(1) https://acontretemps.org/spip.php?article781

(2) « J’ai rappelé que Giorgio est un vieil ami. Je regrette de faire appel à un souvenir personnel, mais je ne quitte pas, au fond, un registre de réflexion générale. Il y a presque trente ans les médecins ont jugé qu’il fallait me transplanter un cœur. Giorgio fut un des très rares à me conseiller de ne pas les écouter. Si j’avais suivi son avis je serais sans doute mort assez vite. On peut se tromper. Giorgio n’en est pas moins un esprit d’une finesse et d’une amabilité que l’on peut dire – et sans la moindre ironie – exceptionnelles. »
https://antinomie.it/index.php/2020/02/27/eccezione-virale/

(3) Texte publié par La verità, le 22 avril dernier (FG).

(4) Une seule remarque : malgré une loi qui l’habilitait spécialement, le gouvernement français s’est vu restreindre le droit de police de décider l’isolement, formule de base des pandémies antérieures.

(5) Lettres de Guy Debord à Jean-François Martos, 19 décembre 1986 et 9 décembre 1987, in J-F Martos, Correspondance avec Guy Debord, Le fin mot de l’Histoire, 1998, p 91 et 98.

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