Hommes d’État faibles, peuple encore plus faible!
Gustav Landauer
Ce court article comprend l’une des citations les plus célèbres de Landauer, sa définition de l’État comme « une relation, un certain rapport entre les hommes, une certaine manière qu’ont les hommes de se comporter entre eux ».
En cette période de pandémie (30/05/2020) nous le publions comme une des meilleures bases qui soit pour une méditation sur la puissance respective de l’Etat et du peuple.
On notera un accent quasiment situationniste : « la politique qui n’est rien d’autre que le règne des privilégiés par le truchement de fictions ».
Publié pour la première fois sous le titre « Schwache Staatsmänner, schwächeres Volk! » dans Der Sozialist, 15 juin 1910.
Un homme pâle, agité, malingre et faible est assis à son bureau, occupé à porter des notes sur le papier. Il est en train de composer une symphonie. Il travaille avec application, n’hésitant pas à mettre en œuvre tous les procédés qu’il maîtrise. Plus tard la symphonie est jouée ; cent cinquante hommes composent l’orchestre ; au troisième mouvement, interviennent dix timbales, quinze instruments à percussion et un orgue ; et dans le mouvement final, s’ajoute un chœur en huit parties de cinq cents personnes ainsi qu’un carré complémentaire de fifres et de tambours. Le public assiste fasciné au déferlement de cette puissance débordante.
Nos hommes d’État et nos politiciens – de plus en plus toute notre classe dirigeante – sont comme ce compositeur dénué de tout pouvoir réel, mais qui peut imposer aux masses d’exécutants de donner l’apparence de la puissance. Nos hommes d’État et nos politiciens, eux aussi, cachent leur faiblesse et leur impuissance réelles, leur impéritie et leur gâchis derrière une sorte d’orchestre géant prêt à obéir à leurs ordres : le peuple en armes, les militaires.
Les hurlements des partis politiques, la colère des citoyens et des travailleurs – poing serré dans la poche – rien qui puisse être pris au sérieux, considéré comme une puissance réelle par le gouvernement. Car ces oppositions ne sont pas soutenues par les éléments par nature les plus radicaux au sein de chaque peuple : ces jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans, qui se tiennent, rassemblés dans des régiments, derrière ce gouvernement incapable, dont ils suivent les ordres sans regimber. Ce sont eux qui aident à camoufler ces faiblesses, de telle sorte que personne, que ce soit à l’étranger, dans notre pays, au sein même du gouvernement, ne remarque l’état déplorable de la situation politique ni l’incapacité de nos dirigeants.
Nous, socialistes, avons pris conscience que le socialisme, c’est-à-dire le rapport immédiat des vrais intérêts, lutte depuis plus de cent ans contre la politique qui n’est rien d’autre que le règne des privilégiés par le truchement de fictions. Nous voulons poursuivre et renforcer cette puissante tendance historique, qui doit conduire les peuples vers la liberté et l’égalité sociale, par le réveil de l’esprit et la construction d’autres réalités sociales. Nous n’avons rien à voir avec la politique étatique.
Si les puissances du non-esprit à l’œuvre dans la politique de violence conservaient au moins suffisamment de force pour engendrer de grandes personnalités – c’est-à-dire des hommes politiques d’envergure, visionnaires et énergiques, alors nous pourrions avoir quelque respect pour ces hommes quand bien même ils seraient dans le camp ennemi. Nous pourrions même admettre que les anciennes puissances soient programmées pour vivre encore un certain temps. Cependant, il devient de plus en plus évident, et nous pourrions observer la même chose dans les autres pays, que le pouvoir de l’État ne repose plus sur l’esprit et la puissance naturelle des hommes d’État. Il repose de plus en plus sur l’ignorance et la passivité des masses. Cela vaut même pour les plus mécontentes d’entre elles, pour les masses prolétariennes. Les masses ignorent encore cela : elles doivent se séparer de l’Etat et fonder ce qui doit le remplacer.
D’un côté, le pouvoir de l’État et l’impuissance des masses, divisées en une multitude d’individus isolés et démunis ; de l’autre, l’organisation socialiste, société de sociétés, alliance d’alliances : un peuple. Les deux pôles doivent s’affronter, conflit entre deux réalités. Le pouvoir de l’État, le principe de gouvernement, la consistance de ceux qui représentent le vieux monde s’affaibliront toujours plus. Tout le système disparaîtrait si le peuple commençait à se constituer en dehors de l’État. Mais le peuple n’a pas encore compris cela : que l’État remplit une fonction précise et reste une nécessité inévitable tant que manque ce qui doit le remplacer : la réalité socialiste.
Une table peut être renversée, une fenêtre brisée. Mais ceux qui croient que l’État est une telle chose, un fétiche qui peut être renversé ou détruit, simplement en le brisant, ne sont rien d’autre que des sophistes, des croyants en la Bonne Parole. L’État est une relation, un certain rapport entre les hommes, une certaine manière qu’ont les hommes de se comporter entre eux. On le détruit en entrant dans d’autres relations, de nouveaux rapports, une manière différente de se comporter.
Le monarque absolu disait : l’État, c’est moi. Nous, qui nous sommes nous-même comme enchaînés à l’État absolu, devons saisir cette vérité : l’État, c’est nous ! Et nous serons l’État aussi longtemps que nous ne serons pas autre chose, aussi longtemps que nous n’aurons pas créé les institutions établissant une véritable communauté et une véritable société des êtres humains.
Source https://www.panarchy.org/landauer/state.html
Repris par theanarchistlibrary :
https://theanarchistlibrary.org/library/gustav-landauer-weak-statesmen-weaker-people
Traduit par nous Les Obscurs
Le texte a été traduit et édité par Gaël Cheptou dans l’excellent « Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers », préface de Freddy Gomez, A contretemps, Editions de l’éclat, 2018
NB: Gaël Cheptou attribue à une réminiscence de Proud’hon la formule « le rapport immédiat des vrais intérêts ».

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