Nombreux sont les services auxquels l’état a assigné la tâche de répondre aux grands besoins métaphysiques et psychologiques du public contemporain. On trouve de telles agences de l’esprit et de l’affection, animées par les plus dévoués des mentors, dans tous les secteurs de la communication et du culturisme de soi.
Administration centrale de l’influence
Pour nous en tenir au seul secteur de l’administration centrale de l’état, l’attention du public a été récemment attirée sur la création d’une extraordinaire « Sous direction de l’influence », au sein du Service d’Information du gouvernement. Ce service, conçu dès le début comme l’officine de propagande du gouvernement, est une création du peu regrettable Alain Peyrefitte. A l’époque, certains hauts fonctionnaires gaullistes, tout imprégnés du dogmatisme confus propre au « parlementarisme rationnel », selon lequel l’opinion devrait disposer d’informations honnêtes sur la conduite des affaires publiques, c’est-à-dire tout bonnement de la publication des documents officiels, s’étaient insurgés contre ce « SIG », organe d’action psychologique, chargé d’imposer aux masses la vérité certifiée par l’état. Mais ces réticences étaient d’une autre époque et convenaient mieux à ce type de personnalités hâtivement formées dans l’expérience de la seconde guerre et de la résistance au nazisme. Le nouveau monde a besoin de tout autres caractères et il sait les trouver : des Benalla, des Griveaux, des Buzin, des Ndiaye. Voici le temps des nouveaux influenceurs et nouvelles influençeuses.
La sous-direction de l’influence se voit donc chargée de « déterminer la stratégie de distribution indirecte de la communication gouvernementale », selon l’arrêté du 26 février 2019, qui ré-organise le SIG. « Influence », « distribution indirecte », l’arrêté en question est lui-même furieusement tendance. Cette remarquable administration centrale de l’influence est à l’origine de « Desinfox Coronavirus », une initiative de Sibeth Ndiaye, secrétaire d’état porte-parole du gouvernement, qui la définit comme un « espace dédié » aux meilleurs articles de « fact-checking » sur l’épidémie de Coronavirus. La fraction la plus arriérée de l’intelligentsia et de la presse s’est indignée – d’abord ceux qui n’étaient pas retenus, puis les autres qui ont fait semblant de ne pas avoir été informés – n’hésitant à reconnaître dans cette initiative informationnelle-étatique un scénario « digne du pire Orwell ».
On voit plutôt dans cette réaction un effet de l’inculture historique, aujourd’hui solidement établie, de la dite fraction.
En 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord écrivait ceci :
« C’est sans doute par erreur – à moins plutôt que ce ne soit un leurre délibéré – qu’a été agité récemment en France le projet d’attribuer officiellement une sorte de label à du médiatique « garanti sans désinformation » : ceci blessait quelques professionnels des media, qui voudraient encore croire, ou plus modestement faire croire, qu’ils ne sont pas effectivement censurés dès à présent. »
Dans ce passage, consacré à ce qu’on appelait alors « la désinformation », il suggérait que ce n’était pas tant l’idée de « Desinfox » que la mise en scène de son échec qui constituait un événement caractéristique de la nouvelle société du spectacle.
Start-up nation et praxis du nudge
Cette sous direction de l’impuissante influence n’est donc qu’une petite chose passée que ses échecs condamnent au triste sort de la discontinuité, ce nouveau critère du service public. Elle fait en tout cas pâle mine comparée à la mirobolante « Unité Nudge » créée au sein de la « Direction interministérielle de la transformation publique ». Impénitente modernisatrice de tout, cette direction, où une élite triée sur le volet des derniers sectateurs du progrès par l’état s’est réfugiée pour mener une héroïque guerre défensive, s’était déjà fait remarquer en recevant en mai 2014 le Trophée d’or du Marketing pour son étude sur « Le nudge, une méthode d’incitation douce », étude qu’elle aurait été bien en peine de produire elle même, et qu’elle s’était contentée d’acheter sur le marché à des vendeurs de nudge.
Dans un excellent article du Point, Géraldine Woessner explique :
« Elle (la théorie du nudge) naît des travaux entrepris dès le milieu des années 1970, aux Etats-Unis, par des économistes qui cherchaient à comprendre les écarts observés entre les décisions que supposeraient les canons de la science et celles effectivement adoptées par les individus dans la vraie vie. À la croisée des neurosciences et de l’économie, leurs recherches démontrent que le cerveau de l’homo œconomicus est influencé par une foule de facteurs extérieurs, largement inconscients : son environnement, ses émotions, la norme sociale, l’aversion au risque… La liste de nos biais cognitifs compte aujourd’hui près de 200 entrées.
En 2008, l’ouvrage publié par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein rencontre un succès fulgurant : « Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision » expose très concrètement comment les connaissances accumulées peuvent être utilisées dans la vie réelle : un simple « coup de pouce », une modification discrète de l’environnement, peut influencer les comportements plus sûrement qu’une campagne massive, et pour un coût très faible. »
Barak Obama crèe en 2009 une unité nudge au sein de son gouvernement, bientôt suivi par les Britanniques, Australiens, Singapouriens … En 2017, Richard Thaler reçoit le prix Nobel d’économie.
En France, c’est Israël Emelien, ancien de Havas, qui convertit Macron : l’unité nudge de BVA, dirigée par Eric Singer, participe à la campagne présidentielle. Arrivée à l’Élysée, la fine équipe de Macron est déjà acquise aux vertus du marketing comportemental érigé en pièce maîtresse de l’art de gouverner la start-up nation ; en mars 2018, une cellule est donc créée au sein de la DITP.
Le 17 mars dernier, le gouvernement passe commande à la nudge unit de BVA pour le conseiller face à l’épidémie de Coronavirus, en complément de la cellule de la DITP ; une spécialiste sera aussi intégrée à la mission « déconfinement » dirigée par Jean Castex, aujourd’hui premier ministre.
Triomphe bureaucratique du nudge. « Nous sommes réellement passés, avec cette crise, d’un stade exploratoire à un stade industriel », dit un membre de la DITP. L’équipe nudge est associée à la conception de l’attestation obligatoire de sortie, procédure et document dignes de l’empire austro-hongrois. Elle participe aussi, avec le succès que l’on sait, au message de « guerre au virus », à la campagne de dénigrement des masques, et au lancement de StopCovid.
Cette fois, la fabrication du consensus vire à la catastrophe industrielle.
Article de Madame Pichard
Géraldine Woessner : « Emmanuel Macron et le pouvoir du nudge » (article cité)
https://www.temoignagefiscal.com/emmanuel-macron-et-le-pouvoir-du-nudge-par-geraldine-woessner/
Madame Pichard est l’auteur des articles suivants :
« Thérapies populaires » https://lesobscurs.wordpress.com/2019/10/31/therapies-populaires/
« Green power, concentration et supériorité de l’artifice » https://lesobscurs.wordpress.com/2014/11/10/green-power-concentration-et-superiorite-de-lartifice/
« En êtes-vous capable? » https://lediscret.wordpress.com/2010/03/01/en-etes-vous-capable/