
A MAX NETTLAU
Hermsdorf près de Berlin, 7 Juin 1911
Cher Nettlau,
J’ai trouvé vos commentaires tout-à-fait convaincants et je comprends vos raisons. (1)
Cependant, vous avez raison en supposant que j’ai déjà examiné ces points. Vous pourriez peut-être essayer de regarder ces choses à partir de mon point de vue et les analyser avec mon propre vocabulaire. Vous comprendrez mieux ce vocabulaire une fois que vous aurez lu mon Appel au Socialisme. Il est indispensable de différencier les réalités matérielles comme la terre et les produits agricoles d’entités complexes comme l’état et le capital. Sans de telles distinctions, ni la compréhension réelle, ni l’action réelle ne sont possibles. L’état (et la même chose vaut pour le capital) est une relation entre êtres humains ; c’est une manière de faire et de durer, active et passive, qui s’est transmise de génération en génération.
Je refuse de diviser les gens entre ceux qui seraient les maîtres de l’état et ceux qui en seraient les serviteurs. Les relations humaines dépendent de l’attitude des hommes. La possibilité de l’anarchie dépend d’une certaine confiance dans le fait que les gens peuvent toujours changer leur attitude. Afin de nous changer nous-même et de changer notre condition sociale, nous devons utiliser la liberté limitée que nous avons. Il ne revient à personne d’autre qu’à nous-même de le faire et de créer ainsi autant de liberté et d’unité qu’il est possible. Qui pourrait nier que nous n’avons fait qu’un très faible usage des possibilités dont nous disposions ?
Nous sommes comme des petits enfants qui auraient toutes sortes de choses pour jouer mais refuseraient obstinément de les utiliser parce que nous ne voudrions rien d’autre que les poupées de nos congénères plus âgés. Plus attentivement nous jouerons avec les cubes, plus insignifiante apparaîtra la poupée. Un jour ou l’autre, cela deviendra un fantôme sans vie, ce composé de passivité et de léthargie qui a hanté nos ancêtres comme il nous hante aussi. (Bien sûr nous savons que ces fantômes se cramponnent aux vivants. Ces êtres sont comme les coraux ou les serpents qui se cachent dans une maison qu’ils transportent).
Ce qui vient d’être dit implique aussi ma réponse à votre commentaire sur Tucker.
Vous dites que Tucker a le droit de rejeter une révolution qui ne poursuit pas les buts qui sont les siens. Bien sûr. Je ne vois pas de problèmes avec cela. Décider de rejoindre ou non les révolutions est une question difficile à laquelle chacun doit répondre pour lui-même – même si aucune réponse certaine ne peut être donnée avant que la révolution n’ait réellement éclaté.
J’élève seulement une objection contre la passivité de ceux qui, quel que soit le moment, n’arrivent jamais à définir une tâche à poursuivre dans l’immédiat. Tant que les anarchistes – et peu importe le courant auquel ils se rattachent – mettront une éternité entre eux et ce qu’ils veulent créer, ils ne créeront jamais rien. Je rappellerai le thème du Hic Rhodus hic salta, (2) à chaque fois, et cela, tant que nous aurons une possibilité de faire quelque chose, aussi limitée soit-elle.
Ceux qui discutent incessamment à propos de tous les obstacles auxquels nous sommes confrontés et de tout ce que nous devons faire pour les surmonter, ne procèdent ainsi que parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire de mieux. Je veux agir. Cela signifie aussi que je refuse de réduire les relations entre les gens aux échanges commerciaux quels qu’ils soient. Je ne suis pas effrayé de voir les gens combattre les uns contre les autres. Et je ne suis pas plus effrayé d’avoir à prendre parti dans ce combat. Mais je crois que cela ne devient nécessaire qu’une fois que nous avons utilisé toutes les possibilités que notre ennemi nous a laissées sans se mettre en travers de notre route.
Mon livre montrera comment nous sommes les propriétaires du « capital », alors que nous manquons de terre et de produits agricoles. Le combat contre nos ennemis humains ne pourra commencer qu’une fois que nous utiliserons notre capital et revendiquerons la terre. La même chose est vraie dans le domaine de l’état. Nous sommes pris dans des toiles d’araignée – si nous ne l’étions pas, alors nos coopératives, nos colonies, (3) et nos fédérations feraient les choses les plus incroyables. Nous manquons de vigueur d’âme et de clarté. Si nous faisions ce que nous avons la possibilité de faire, nos soit-disants ennemis connaitraient les plus grandes difficultés.
Mais qui sommes “nous” ? Et combien sommes-nous ? Nous pourrions être beaucoup plus nombreux – beaucoup plus nombreux que la plupart d’entre nous ne peuvent l’imaginer – si nous étions seulement capables de parler le langage vrai, le langage de la naïveté à la place du philistinisme. Cela – et pas seulement cela – implique l’auto – critique. Moi aussi, je commence seulement à me libérer des toiles d’araignée. Je dois apprendre à parler très différemment. Ainsi, une fois que nous aurons appris à parler le langage vrai, nous serons si nombreux qu’il deviendra possible de parler le seul langage qui compte véritablement : le langage de l’exemple et du commencement.
Chaleureusement
Gustav Landauer
- Landauer avait, dans une lettre précédente, proposé à Nettlau, le grand historien de l’anarchie,de participer à la publication de Der Sozialist, mais celui-ci avait décliné cette offre. Leur correspondance est archivée dans les Max Nettlau Papers de l’Institut International for Social History (IISH) d’Amsterdam.
- Cette formule latine, appréciée des auteurs de langue allemande, signifie littéralement « Voici Rhodes, c’est maintenant qu’il faut sauter », quelque chose comme « Après les discours, il faut passer à l’acte ».
- Il s’agit des établissements et lieux collectifs créés par les anarchistes, auxquels Landauer a consacré deux études.
NB: Cette lettre, à notre connaissance inédite en français, provient de l’anthologie en langue anglaise réunie par Gabriel Kuhn Gustav Landauer Revolution and Other Writings A Political Reader. La traduction de cette lettre et les commentaires que nous publierons bientôt font partie du projet Les Lectures Landauer.
2 réflexions sur “Une lettre de Gustav Landauer à Max Nettlau”