Massacre de Charlie, naissance de Charlie

Le procès des complices présumés des frères Kouaichi et de Coulibaly doit s’ouvrir demain, 02 septembre 2020. Ce sera en France le procès le plus important du djihadisme ou islamisme terroriste. Nous reprenons ici un texte publié le 7 janvier 2016, sur le site du Collectif Culture Commune, et consacré à la réaction populaire du 7 janvier 2015, c’est-à-dire le jour même du massacre à Charlie Hebdo. Ses auteurs projetaient d’écrire une « Brève histoire des journées de janvier 2015 ». Ils précisaient ceci:

« A la différence des commémorations médiatiques en cours, elle n’est pas organisée autour de la vision policière des événements, ni dans le souci de révéler ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir. Cette chronique est tenue du point de vue des gens ordinaires, de ceux qui ont véritablement fait l’histoire et se sont eux même appelés : les « Charlie ». »

[BRÈVE HISTOIRE DES JOURNÉES DE JANVIER 2015]

JOURNÉE  DU  7 JANVIER 2015

MASSACRE DE CHARLIE, NAISSANCE DE CHARLIE

Les cent mille qui se rassemblent dans toute la France le soir du 7 janvier 2015 forment ce qu’en d’autres temps on eût appelé une avant – garde.

Une même décision les entraîne : ne pas laisser ce qui vient de se produire sans réponse immédiate, comme si la journée du 7, marquée par la tuerie, devait porter aussi le signe de la réplique. C’est un mouvement irrésistible qui les pousse à réagir sans attendre un appel, sans se soucier d’organisation.

Cette avant – garde spontanée est sous le choc de la tuerie. Mais elle est anxieuse aussi de savoir s’il y aura une mise en mouvement ; elle entend se mesurer. Et le soir du 7, lorsque les succès des premiers rassemblements seront connus, elle restera tendue sur la suite de la mobilisation. Une jeune manifestante écrit : « Sera-t-elle capable de rester debout ? de ne pas retourner demain sur son canapé ? France, mon pays, ne te rendors pas ».

Les commentateurs insisteront sur le caractère spontané des manifestations, quitte à utiliser une curieuse formule « le rassemblement spontané organisé par…». A l’initiative des rassemblements, nul comité, aucun intellectuel, aucun homme politique national, aucun parti à l’échelle du pays : on y trouve, le plus souvent, des associations représentant la presse, parfois rejointes par les municipalités. Certains rassemblements ont peut-être été préparés directement sur internet. En tout cas, dès qu’un point de rassemblement est connu, il circule sur les téléphones, les courriers électroniques, les réseaux sociaux.

Leur préparation est grandement facilitée par un slogan qui va d’emblée s’imposer comme identifiant collectif. Une heure après la tuerie, à 12 h 52, « Je suis Charlie » est diffusé sur Twitter. Son inventeur, Joachim Roncin, directeur artistique du magazine « Stylist » s’est inspiré de la typographie de Charlie hebdo (1). Rapidement le logo devient un hashtag qui permet de référencer les initiatives ; le soir même, il apparaît comme un slogan écrit dans les rassemblements.

En fin d’après – midi, il apparait que des rassemblements vont avoir lieu dans la quasi-totalité des villes grandes et moyennes. L’Agence France Presse annoncera cent mille manifestants sur tout le pays : trente-cinq mille à Paris, plus de dix mille à Rennes, Lyon et Toulouse. Certaines villes moins importantes sont aussi de la partie : Dinan, Saint-Girons, Granville. Si l’essentiel des manifestants est constitué par les dix principaux rassemblements, la multiplication des manifestations et leur répartition sur tout le territoire sont aussi significatifs de la mobilisation. Les rassemblements se ressemblent tous : ni défilé, ni meeting, un simple regroupement de personnes, venues le plus souvent seules ou avec un petit groupe d’amis; peu de slogans; de courtes prises de parole par les journalistes ou les maires.

Le rassemblement parisien se tient place de la République, dont les locaux du journal sont proches. A partir de ce soir, et pendant plusieurs semaines, la statue de Marianne, qui porte un brassard de deuil, se transforme en autel laïc où le public vient rendre hommage aux victimes du terrorisme. Les premières personnes arrivent place de la République à 16h30, cinq heures après la tuerie, et certains d’entre eux – les élèves des écoles de journalisme – se sont déjà rendus au siège du journal.

Les manifestants sont pour la plupart venus de leur propre mouvement ; beaucoup essaient d’abord de retrouver leurs amis. On ne voit pas de signes d’affiliation. Il y a là des artistes et des bureaucrates, des étudiants et des policiers, des anti – cléricaux et des partisans de la fraternité entre religions, des athées et des musulmans, des patriotes et des anarchistes. Peu de célébrités; des personnalités politiques passent sans être vraiment remarquées; certaines tiendront à faire savoir qu’elles y étaient. Les étudiants des écoles d’art graphique et de journalisme sont venus nombreux. On remarque un imposant panneau lumineux «Not Afraid». Deux banderoles enveloppent Marianne: «Nous sommes tous Charlie», et «Ensemble unis pour la démocratie». On brandit de nombreux «Je suis Charlie» sous la forme de photocopies ou d’écriteaux. Certains ont fabriqué un petit panneau, parfois un montage avec les caricatures ou les portraits des dessinateurs.

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Christian Deloire, secrétaire de Reporters sans Frontières, prend la parole. Son intervention est d’un journaliste aux journalistes. Elle est centrée sur la liberté d’expression, et le voeu de ne pas oublier «l’esprit de Charlie Hebdo». Il appelle à une minute de silence pour les journalistes et dessinateurs. Quelqu’un crie dans la foule: «Et les policiers!». Le public approuve. Les manifestants, pour la plupart, connaissent la mort des dessinateurs les plus célèbres ; mais c’est place de la République qu’ils découvrent tous les noms et l’étendue du massacre.

Pendant la minute de silence, des manifestants brandissent un crayon ou un stylo, sur le modèle de la statue de la Liberté. Ce crayon dressé deviendra rapidement le deuxième symbole des rassemblements. Il y a peu de drapeaux dans la foule. Un homme qui est sorti sur le balcon d’une école de langue exhorte les manifestants à entonner la Marseillaise. Il ne rencontre que peu de succès; les manifestants ne reprennent pas l’hymne national, d’ailleurs rarement lancé. Un peu plus tôt, un homme jeune a escaladé le socle de la statue. Il commence à déchirer de manière théâtrale un gros livre de couverture verte dont il jette les pages sur le public. Ce livre est le Coran. L’homme est conspué. On entend « Pas d’amalgame». Le provocateur doit interrompre rapidement sa performance.

Le sept janvier deux mille quinze, ont été assassinés, par les tueurs d’Al Qaïda, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski. Le même jour, « Je suis Charlie » est né, a trouvé son nom, ses principaux slogans, et ses motifs centraux : l’affirmation de soi dans la réplique au djihadisme, le refus de l’amalgame, la liberté d’expression comme liberté de l’esprit.

Lorsque le rassemblement s’achève, vers vingt heures, une certaine griserie se mêle à l’anxiété: il se passe quelque chose, une envie d’en découdre. Lorsque la Place de la République se vide, une bouffée de dignité retrouvée souffle sur les rues alentour.

NOTES

1/ http://www.huffingtonpost.fr/2016/01/05/joachim-roncin-je-suis-charlie-hebdo-createur-phenomene-entretien-interview_n_8912356.html

RÉFÉRENCES

Nous soulignons la qualité du travail de Wikipedia. En particulier, pour cet article :

Attentats de janvier 2015 en France

https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentats_de_janvier_2015_en_France

Liste des victimes des attentats de janvier 2015

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_victimes_des_attentats_de_janvier_2015#Fr.C3.A9d.C3.A9ric_Boisseau

On lira aussi avec intérêt :

Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015, aux Editions Verdier, 2015.

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