Commentaires sur une lettre de Gustav Landauer à Max Nettlau

Ces commentaires ont été rédigés dans le cadre du projet LesLecturesLandauer animé par Alain Giffard. Ils ne cherchent pas à reproduire le style du compte-rendu scientifique tel qu’il est « enseigné » dans les universités. Ils s’appuient d’abord sur une lecture littérale et continue du texte pour en proposer des éléments de compréhension. Landauer est toujours largement méconnu hors d’Allemagne, en particulier en France. C’est un auteur plutôt difficile dont la rare simplicité n’est qu’apparence. Et le lecteur du XXIème siècle connaît peu de choses du contexte de ses écrits, ce qui vaut aussi pour nous. Ponctuellement nous proposons une explication, un élément d’interprétation ; plus rarement encore, une ouverture sur notre propre implication.

[LE DOCUMENT]

Ce texte est une lettre à Max Nettlau, datée du 7 juin 1911. Il pourrait être intitulé « Présentation à Max Nettlau de l’Appel pour le Socialisme ». C’est en effet une mise-au-point sur la pensée de Landauer à cette date. Jusqu’à un certain point, nous pouvons le lire comme une introduction à son anti – politique.

A notre connaissance, cette lettre est inédite en français. N’ayant aucun germaniste parmi nous, nous avons élargi nos lectures aux traductions en anglais. Le document figure dans « Gustav Landauer Revolution and other writings A political reader”, une anthologie sélective des écrits de Landauer, éditée et traduite par Gabriel Kuhn. La correspondance des deux hommes est archivée dans les Max Nettlau Papers de l’Institut International for Social History (IISH) d’Amsterdam.

En tant que traducteurs, nous ne sommes que des amateurs et c’est évidemment un inconvénient substantiel, particulièrement dans le cas de Landauer, de ne pas partir du texte original. En revanche l’activité de traduction, même à partir d’une langue secondaire, nous impose de travailler d’abord au plus près du texte et de son vocabulaire. Elle constitue un exercice qui entre en résonance, comme on va le voir, avec la méthode de Landauer. Elle nous permet aussi de prendre date à un moment précis de la réception de ses écrits : moment où une théorie commence à rencontrer des lecteurs, et même parfois à faire des adeptes, sans avoir pu encore être exposée de façon satisfaisante.

[LE DESTINATAIRE]

Max Nettlau (1865 – 1944 ) est l’historien le plus célèbre du mouvement anarchiste, l’ « Hérodote de l’anarchie », selon Rudolf Rocker. Auteur d’une Bibliographie de l’Anarchie (1897) et d’une monumentale Geschichte der Anarchie (« Histoire de l’Anarchie », 1925 – 1981), il a déposé toutes ses archives à Amsterdam, dans un centre de documentation, l’Institut International for Social History, dont il fut le principal contributeur. (1)

Nettlau faisait partie du premier cercle de Landauer. Cette proximité intellectuelle s’exprime dès la Bibliographie : il considérait déjà que les écrits de Landauer, qui, à l’époque, ne comprenaient pas encore l’Appel pour le Socialisme, constituaient, en langue allemande, la seule contribution vraiment originale à l’anarchie.

Dans une lettre antérieure, du 10 août 1910, citée par Gaël Cheptou (Vie et œuvre de Gustav Landauer, in Gustav Landauer un anarchiste de l’envers, p 28-29), Landauer se plaignait auprès de Nettlau de la faible diffusion de ses écrits et de sa théorie, notamment à l’étranger :

« J’ai quelques raisons de penser qu’il devrait bien se trouver, en Angleterre, en Amérique et en France, par exemple, de jeunes camarades qui, comprenant l’allemand, tout en étant productifs dans leur langue, pourraient se fixer comme tâche de traduire certains de mes articles…Je suis sur le point de publier mon petit livre Aufruf zum Socialismus ; ce que je dis dans ce livre, ainsi que dans mon livre Die Revolution , mais aussi dans certains articles que j’ai écrits dans le Sozialist, j’aimerais pouvoir le dire, en effet, aussi à des lecteurs de langue française et anglaise. »

Comme on voit, il n’aura fallu qu’un siècle pour se rapprocher de cet objectif. C’est surtout au XXIème siècle, si souvent décrié dans le domaine de la théorie de l’émancipation, que de « jeunes camarades » se sont assigné la tâche évoquée par Landauer.

[LA DATE]

La lettre correspond à la deuxième période d’activité politique de Gustav Landauer, aussi bien sur le plan théorique que pratique. En 1907, son livre La Révolution est paru, dans la collection dirigée par Martin Buber « Die Gesellshaft ». Il revient à la politique pratique en 1908, et fonde la Ligue Socialiste, avec Buber et Erich Mühsam. Il fait à nouveau paraître son journal le Sozialist en 1909. Ses projets d’implantation communautaire ne rencontrent pas de succès auprès des ouvriers anarchistes allemands. En 1911, peu de temps après l’envoi de sa lettre à Nettlau, il publie l’Appel au Socialisme.

Cette période peut être considérée comme la phase classique de Landauer, celle qui précisément, cent ans après, intéresse le plus ses lecteurs actuels. Sur les sujets standards de la pensée révolutionnaire – l’état, la révolution, l’anarchie, le socialisme – il est convaincu d’avoir établi un nouveau point de vue. C’est ce point de vue qui est, non pas retrouvé, mais tout simplement découvert, aujourd’hui, donnant aux textes de cette période la saveur très particulière du classique méconnu.

Dans la suite de cette note, les commentaires seront précédés de longs extraits. Lire le texte dans son ensemble ici : https://lesobscurs.wordpress.com/2020/07/22/une-lettre-de-gustav-landauer-a-max-nettlau/

[DIALOGUER AVEC NETTLAU]

« J’ai trouvé vos commentaires tout-à-fait convaincants et je comprends vos raisons.

Cependant, vous avez raison en supposantque j’ai déjà examiné ces points. Vous pourriez peut-être essayer de regarder ces choses à partir de mon point de vue et les analyser avec mon propre vocabulaire. Vous comprendrez mieux ce vocabulaire une fois que vous aurez lu mon Appel au Socialisme. »

Landauer avait, dans une lettre précédente, proposé à Nettlau, qui avait refusé, de participer à la publication de Der Sozialist. Ailleurs Nettlau s’était interrogé sur le style souvent déroutant de Landauer qui avait déjà détourné de lui certains militants ouvriers anarchistes.

Sûr de ses idées, Landauer s’interroge sur sa capacité à les transmettre. Mais, de Nettlau, il attend au moins qu’il n’examine pas ces idées avec le bagage idéologique habituel des anarchistes. Pour cela, il doit se livrer à un travail sur les mots et saisir le vocabulaire spécifique de Landauer. Cet exercice linguistique provient directement du rôle de la critique du langage telle que Landauer l’a recueillie depuis son travail avec Fritz Mauthner. Tel est, nous semble-t-il, le sens de l’allusion à l’Appel au Socialisme qui devait paraitre peu de temps après la lettre. Le livre comprendrait bien sûr les mots nouveaux, le vocabulaire dont manquait Nettlau pour examiner les différents sujets avec le point de vue de Landauer. Mais il était aussi un exemple de critique en acte du langage politique, une lexicographie anti-politique, le discours de la méthode landauerienne.

Concrètement, Nettlau-le-lecteur est anarchiste. Il n’a pas beaucoup d’efforts à faire pour accompagner Landauer dans la critique du marxisme, sous les deux formes de la sociale démocratie officielle (Kautsky), ou du révisionnisme (Bernstein). Mais il lui faut encore comprendre la singularité de Landauer comme anarchiste, ce que Martin Buber désignera, en 1945, comme « le pas de Landauer sur Kropotkine ».

[L’ETAT COMME RELATION]

« Il est indispensable de différencier les réalités matérielles comme la terre et ses produits d’entités complexes comme l’état et le capital. Sans de telles distinctions, ni la compréhension réelle, ni l’action réelle ne sont possibles. L’Etat (et la même chose vaut pour le capital) est une relation entre êtres humains ; c’est une manière de faire et de durer, active et passive, qui s’est transmise de génération en génération.

Je refuse de diviser les gens entre ceux qui seraient les maîtres de l’état et ceux qui en seraient les serviteurs. Les relations humaines dépendent de l’attitude des hommes. La possibilité de l’anarchie dépend d’une certaine confiance dans le fait que les gens peuvent toujours changer leur attitude. Afin de nous changer nous-même et de changer notre condition sociale, nous devons utiliser la liberté limitée que nous avons. Il ne revient à personne d’autre qu’à nous-même de le faire et de créer ainsi autant de liberté et d’unité qu’il est possible. »

Mise en œuvre par Landauer de la critique du langage de Fritz Mauthner. Terre, état, capital. Les économistes par exemple vont parler des différents types de propriété et poser « terre » à côté de « capital », ou faire de « terre » un sous ensemble de « capital ». Les philosophes politiques, au premier rang desquels le « charlatan » Marx, mettent des majuscules partout, combinent les grands substantifs et égarent leurs lecteurs dans un théâtre d’ombres. Pour Landauer, comme pour Mauthner, il faut mener contre les grands mots fumeux des théories une critique, non seulement théorique mais pratique, une certaine forme de sentiment du mot. Répulsion, aversion, mesure du peu de réalité : ici, du peu de « matérialité » ; le capital est une réalité « complexe », alors que la terre est une réalité « matérielle ».

Le lexique ainsi décapé ouvre sur une saisie en quelque sorte intuitive et synthétique de la réalité retrouvée ou restituée. L’Etat n’est pas d’abord un nom, un sujet, ni une chose, un lieu fixe, une position, ni même une institution : il est une relation. On reconnaît ici la grande thèse de Landauer, sa contribution majeure au corpus de l’anarchie. Sa version la plus connue figure déjà dans un article paru dans Der Sozialist, le 15 juin 1910, intitulé « Hommes d’Etat faibles, peuple encore plus faible ! » :

« L’Etat est un rapport, c’est une relation entre les hommes, c’est une manière qu’ont les hommes de se comporter entre eux ; et on le détruit en entrant dans d’autres relations, en se comportant différemment les uns envers les autres. »

Comme Cheptou l’indique, cet article a été repris par Buber dans son recueil des écrits de Landauer publié en 1924, Beginnen. Et Buber redonnera cette citation en 1945, dans son grand livre, Utopie et Socialisme, au chapitre consacré à Landauer :

« Le pas de Landauer sur Kropotkine consiste tout d’abord en une intelligence simple de la nature de l’Etat. L’Etat n’est pas, comme le pense Kropotkine, une institution qui peut être détruite par une révolution. « L’Etat est une relation, un rapport entre les hommes, un mode de comportement des hommes les uns vis-à-vis des autres. On le détruit en se comportant autrement les uns à l’égard des autres. » »

On trouvera ce texte ici : https://lesobscurs.wordpress.com/2020/05/30/hommes-detat-faibles-peuple-encore-plus-faible/

Dans cette lettre à Nettlau, Landauer écrit donc :

« L’Etat (et la même chose vaut pour le capital) est une relation entre êtres humains ; c’est une manière de faire et de durer, active et passive, qui s’est transmise de génération en génération. »

L’accent est mis ici sur les deux pôles de la relation : actif et passif, ainsi que sur la dimension anthropologique de la relation, définie comme « manière de faire et de durer », comme transmission entre générations. Ici Landauer insiste sur l’historicité et l’ancienneté de l’état-relation. Ce passage est largement une re-lecture anarchiste de La Boétie.

Landauer est en effet l’introducteur en Allemagne du Contr’Un de La Boétie, qu’il traduit et publie dans le Sozialist en 1910.

Déjà, dans la Révolution (1907), il avait marqué tout ce que sa pensée devait à l’auteur du Discours sur la servitude volontaire, qu’il considérait comme la première expression de l’anarchie :

« C’est en vous ; ce n’est pas au dehors, c’est en vous-même ; les hommes ne devraient pas être liés par le pouvoir mais être alliés en tant que frères. Sans pouvoir : An – archie. »

L’Etat n’est ni un sujet, ni une chose, ni une institution. Il est une relation. L’Etat-relation est un type de relation générale entre les hommes. Il ne se réduit pas à l’opposition entre le haut et le bas, entre ceux qui maitrisent l’Etat et les dominés. Cette relation est intériorisée ; elle se manifeste comme une passivité qui se reproduit. L’Etat-relation se détruit lorsque les hommes entrent dans d’autres relations. Il suffit d’une attitude, d’un changement d’attitude. Ce changement d’attitude est possible. Cette possibilité se confond avec la possibilité plus générale de l’anarchie. Il suffit d’utiliser ce peu de liberté dont nous disposons toujours. Cela ne dépend que de nous.

« Et de tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. »

La Boétie

[REPONSE A BENJAMIN TUCKER, CRITIQUES DE L’ATTENTISME]

« Ce qui vient d’être dit implique aussi ma réponse à votre commentaire sur Tucker.

Vous dites que Tucker a le droit de rejeter une révolution qui ne poursuit pas les buts qui sont les siens. Bien sûr. Je ne vois pas de problèmes avec cela. »

Sur le contexte. Le 13 mai 1911, Landauer avait publié dans Der Sozialist, un article intitulé Tuckers Eröffnung (« La révélation de Tucker »), dans lequel il attaquait, plutôt violemment et non sans mépris, un texte de Benjamin Tucker. Ce passage fait donc partie de l’échange postérieur entre Nettlau et Landauer à propos des textes de Tucker et Landauer. Il ne semble pas que l’allemand et l’américain aient correspondu directement. Le texte de Landauer n’a pas connu la même célébrité que celui de Tucker qui pouvait en parler comme de (sa) « fameuse postface ».

Benjamin Tucker est un anarchiste individualiste américain, partisan de Max Stirner, qui s’était fait connaitre en éditant sur une longue période la revue Liberty. En 1911, il fait rééditer un de ses ouvrages State Socialism and Anarchism, paru pour la première fois en 1888. Mais il l’assortit d’une postface qui sonne comme une déclaration de séparation entre anarchistes – individualistes et anarchistes – socialistes (sachant que le « socialisme » auquel pensait Tucker avait peu à voir avec ce que le mot suggère aujourd’hui). Il avait longtemps espéré que la lutte contre tous les monopoles économiques permettrait de réaliser un tel socialisme. Mais il constatait, en 1911, que cette perspective était caduque. Il en tirait une conclusion radicale : se concentrer sur le travail d’éducation, l’action culturelle, de manière à former des hommes qui seraient prêts à faire face à une situation révolutionnaire, sans pour autant s’engager dans cette révolution qui poursuivrait probablement d’autres buts que les leurs. Il apparaissait assez visiblement que Tucker entrainait l’anarchie sur la voie d’une simple contre-culture. Sans être un grand théoricien, Tucker avait tiré les conséquences logiques de l’abandon d’une perspective révolutionnaire socio-économique : en revenir aux hommes, et aux femmes, car à la différence de Landauer, il était un féministe militant, à la transformation et auto – transformation des individus. C’est ce systématisme qui devait rendre fameuse sa postface, plutôt que l’analyse qui le soutenait. De fait ce court texte constitue toujours une référence – positive ou négative – de l’anarchisme individualiste. A sa parution, il mit en rage les anarchistes qui continuaient à se réclamer de la révolution ou du socialisme, à commencer par Landauer.

Texte de Tucker (State socialism and Anarchism avec la postface de 1911) ici :

https://archive.org/details/statesocialisman00tuck/page/30/mode/2up

« Décider de rejoindre ou non les révolutions est une question difficile à laquelle chacun doit répondre pour lui-même – même si aucune réponse certaine ne peut être donnée avant que la révolution n’ait réellement éclaté. »

Le caractère de Landauer apparaît bien ici, une trempe singulière qu’il était capable de révéler dans l’action comme dans la pensée, qui l’avait déjà conduit en prison, et qui s’exprime ici sous la forme d’une prémonition tragique. En novembre 1918, la révolution éclate en Bavière ; Landauer répond « pour lui – même », c’est-à-dire positivement, à l’appel du socialiste indépendant Kurt Eisner, et devient membre du Conseil ouvrier révolutionnaire. En avril 1919, après l’assassinat d’Eisner, un nouveau soulèvement ouvrier débouche sur la République des conseils de Bavière dont Landauer devient le commissaire du peuple à l’Instruction publique et à la Culture. Il ira jusqu’à proposer, sans succès, sa contribution à la deuxième République des Conseils, dirigée par les communistes. Le 2 mai il est massacré par les corps francs, milices d’extrême droite.

« J’élève seulement une objection contre la passivité de ceux qui, quel que soit le moment, n’arrivent jamais à définir une tâche à poursuivre dans l’immédiat. Tant que les anarchistes – et peu importe le courant auquel ils se rattachent – mettront une éternité entre eux et ce qu’ils veulent créer, ils ne créeront jamais rien. Je rappellerai le thème du Hic Rhodus hic salta, à chaque fois et cela tant que nous aurons une possibilité de faire quelque chose, aussi limitée soit-elle. (2)

Ceux qui discutent incessamment à propos de tous les obstacles auxquels nous sommes confrontés et de tout ce que nous devons faire pour les surmonter, ne procèdent ainsi que parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire de mieux. Je veux agir. Cela signifie aussi que je refuse de réduire les relations entre les gens aux échanges commerciaux quels qu’ils soient. Je ne suis pas effrayé de voir les gens combattre les uns contre les autres. Et je ne suis pas plus effrayé d’avoir à prendre parti dans ce combat. Mais je crois que cela ne devient nécessaire qu’une fois que nous avons utilisé toutes les possibilités que notre ennemi nous a laissées sans se mettre en travers de notre route. »

Ce passage dit beaucoup de l’anarchie de Landauer. S’adressant non seulement à un autre anarchiste, mais à un spécialiste de l’anarchie, il n’a pas besoin de rappeler à Nettlau quel est l’enjeu, à quel débat il veut rattacher sa critique de la position de Tucker. Il ne s’agit pas du « contenu de la révolution », mais du sens de la vie active comme anti – politique et comme éthique.

Toute l’anarchie se distingue de la sociale – démocratie par son refus de l’attentisme. Ce refus procède au sens large de son anti – autoritarisme, de sa critique de l’Etat. Il est refus de l’attente, refus de la passivité, refus du simulacre d’action, refus des débats tactiques interminables, refus de différer l’idée de la vie. La sociale démocratie justifie son attentisme par la préparation de la prise de l’Etat, quelle qu’en soit la forme, par l’accumulation des forces autour de nombreuses étapes, par le développement économique, le fameux progrès qui travaille toujours dans le bon sens. Le refus de l’attentisme est le signe de la critique de toutes les autorités : exploitation, gouvernement, aliénation, patriarcat, destruction du monde. Libertad a résumé une fois pour toutes le point de vue contre l’attentisme des anarchistes : « Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchistes. » Le point de départ de toute l’anarchie est le cri en faveur de la vie.

Mais les moyens d’être soi-même, de vivre sa vie, d’agir immédiatement sont loin d’être établis ; ils doivent être recherchés. A l’époque de Landauer, dans les familles de toute l’Europe, les nourrices font beaucoup pour faire progresser la cause anarchiste en menaçant les petits garçons : « Tu finiras comme Ravachol ! ». Insurrection, illégalisme, action directe sous toutes ses formes, anarcho-syndicalisme, « éducationnisme », coopératives, communautés, vie en-dehors sur une base individuelle ou collective, changement de mode de vie : le refus de l’attente comme effet de la critique de l’autorité prend des formes diverses. Les moins intéressantes sont parfois les plus célèbres. Elles continuent encore à occuper le terrain dans tous les milieux où l’objectif principal est de faire trembler la nourrice.

Landauer, comme Nettlau, connait la critique anarchiste de l’attentisme de la sociale démocratie. Il l’a souvent menée lui-même ; il la reprend à son fondement dans les longs chapitres de l’Appel au Socialisme consacrés à déboulonner la statue théorique de Karl Marx. Mais ici, à partir de l’exemple de Tucker, pensant à Nettlau, pensant à lui-même, il s’attaque à la passivité interne au mouvement anarchiste lui-même, passivité interne et d’une certaine manière spécifique de l’anarchisme, sous ses différentes formes, « quel que soit le courant ». Conseils donc d’un connaisseur.

L’attentiste anarchiste n’arrive jamais à définir une tâche à poursuivre dans l’immédiat. Le social-démocrate est l’homme noyé dans les petites tâches intermédiaires, l’ultra spécialiste des mille et un moyens pour n’arriver à rien. L’attentiste anarchiste est le pur passif : les conditions ne sont jamais les bonnes ; les choses ne sont pas assez claires ; il y a trop d’obstacles. L’attente est incapacité à passer à l’action et l’incapacité à passer à l’action est incapacité à définir une tâche immédiate. L’attentisme est impuissance. Ecoutez un attentiste vous définir « sa » tâche immédiate : vous n’y comprenez rien. Et notez que la réciproque est vraie : si vous ne comprenez rien à la tâche immédiate, il y a fort à parier que vous avez à faire à un attentiste, même sous les oripeaux de l’ultra – activisme.

Je veux agir. Landauer grave sa devise. En philosophie infinitive : « Vouloir agir ». Certains ne veulent pas agir ; ce sont les attentistes. D’autres veulent ne pas agir ; peut-être Nettlau ? sûrement Tucker ! Landauer n’est pas un attentiste ; il ne veut pas se contenter d’une position intellectuelle ; il veut mettre en œuvre son propre « vouloir agir ». Il y a de la tristesse dans cette devise. La qualité de la contribution de Landauer fut très vite reconnue, et cela, dès la première époque de son activité publique. La police ne s’y trompait pas …Mais il ne réussit ni à gagner les ouvriers à sa conception, ni même à influencer le mouvement anarchiste ; et il mourût au service d’une cause qui n’était pas vraiment la sienne.

Ce passage est particulièrement intéressant comme témoignage de la vision que Landauer avait des différents types d’action. Pour la plupart des anarchistes, et pour la quasi-totalité de ceux d’entre eux qui agissaient au sein du mouvement ouvrier, l’action politique visait à relier le combat social et l’émancipation. La position de Landauer sur ce point est ici radicale et exprimée d’une manière particulièrement claire. Pour lui, c’est-à-dire du point de vue de ses conceptions générales et de son éthique du « Je veux agir », la lutte des classes n’a rien d’une instance privilégiée ; elle n’est pas le fondement de son socialisme ou de son anarchie ; elle n’est pas le levier de son action politique ; elle n’a pas de rapport avec son éthique. L’anarchiste ne récuse pas seulement l’autorité du capital ou de l’état ; il refuse aussi l’autorité de l’histoire. Landauer méprisait le matérialisme historique, le réacteur central du charlatanisme marxiste. Il ne refusait pas seulement le déterminisme économiciste; il rejetait aussi, retrouvant la belle intuition de Kropotkine, le rôle central de la lutte, de la violence, dans l’histoire et dans l’action politique.

Mais les classes sociales existent, et leurs contradictions, et leurs combats, et la violence, sociale et politique ? Oui, mais il n’y a pas lieu de réduire les hommes à ces réalités, les échanges des hommes à l’économie, ni d’être impressionné par ces combats, ni effrayé d’avoir à y prendre part. La lutte des classes n’est pas le point d’entrée ; elle n’est qu’un terrain sur lequel on doit parfois venir, après avoir utilisé toutes les possibilités que notre ennemi nous a laissées sans se mettre en travers de notre route.

Sort de l’attentisme celui qui sort de l’Etat, c’est-à-dire celui qui sait d’abord reconnaître, puis utiliser toutes ces possibilités.

[ECONOMIE ; COMMENCEMENTS]

« Mon livre montrera comment nous sommes les propriétaires du « capital », alors que nous manquons de terre et de produits agricoles. Le combat contre nos ennemis humains ne pourra commencer qu’une fois que nous utiliserons notre capital et revendiquerons la terre. La même chose est vraie dans le domaine de l’état. Nous sommes pris dans des toiles d’araignée – si nous ne l’étions pas, alors nos coopératives, nos colonies, et nos fédérations feraient les choses les plus incroyables. »

Le socialisme de Landauer est une économie nouvelle qui repose sur la consommation et la production agricole et comporte une perspective de redistribution de la terre sans expropriation. Le point le plus important ici est que cette économie doit commencer immédiatement, sans attendre la prise du pouvoir, par la mise en place de coopératives de consommation, de colonies agricoles et d’associations fédératives. Mais il est clair que le détour par la terre, sinon le retour à la terre, fait clairement partie des orientations de Landauer. Il le dira clairement : « Humains des métropoles, la fringale des terres doit s’emparer de vous. »

Sur cette base, il nous semble que trois lectures soient concevables et acceptables.

La première est la plus fidèle à la lettre de Landauer, non seulement évidemment dans ces quelques lignes mais surtout dans les longs passages de l’Appel au Socialisme qui décrivent ses conceptions économiques. Une telle interprétation est proche de la décroissance. Elle souligne l’intuition centrale de Landauer sur le rôle de la consommation, l’articulation production agricole/nature, l’importance des communs dans ce socialisme agraire.

Une autre lecture souligne que la « colonie » chez Landauer est à la convergence de deux tendances : une analyse économique fondamentale, certes originale et dénuée de conformisme, mais finalement peu convaincante et peu vérifiée ; un modèle concret pour commencer sans attendre ce que Landauer considère comme le socialisme. Le point à retenir serait ce modèle de commencement pratique, quitte à critiquer la théorie fondamentale de la colonie.

La dernière interprétation est la moins favorable à Landauer. Elle considère que Landauer en dépit de son opposition radicale au marxisme est resté largement dépendant comme tous les courants « socialistes » du déterminisme économique et que le prix à payer de ce déterminisme est l’invention d’une théorie économique peu crédible qui affecte largement la conception des commencements.

« Nous manquons de vigueur d’âme et de clarté. Si nous faisions ce que nous avons la possibilité de faire, nos soit-disant ennemis connaitraient les plus grandes difficultés.

Mais qui sommes “nous” ? Et combien sommes-nous ? Nous pourrions être beaucoup plus nombreux – beaucoup plus nombreux que la plupart d’entre nous ne peuvent l’imaginer – si nous étions seulement capables de parler le langage vrai, le langage de la naïveté à la place du philistinisme. Cela – et pas seulement cela – implique l’auto – critique. Moi aussi, je commence seulement à me libérer des toiles d’araignée. Je dois apprendre à parler très différemment. Ainsi, une fois que nous aurons appris à parler le langage vrai, nous serons si nombreux qu’il deviendra possible de parler le seul langage qui compte véritablement : le langage de l’exemple et du commencement. »

Ce passage, la fin de la lettre, peut paraître difficile et il l’est. Mais il n’est pas si difficile qu’il y paraît.

Retour donc à la question du langage : « langage vrai », « langage de la naïveté », « langage de l’expérience », « langage des commencements ». Landauer a dans sa ligne de mire le tournant prétendument scientifique que Marx et les marxistes avaient donné et donnaient au langage politique, ce socialisme scientifique, tendance qui se prolongeait, notamment chez les communistes, par l’idéologie. On entendrait bientôt : « le marxisme léninisme c’est l’idéologie du prolétariat ». Le « philistin » dénoncé ici est à la fois un pseudo-scientifique et un idéologue et son langage lui correspond.

Son ami, Frantz Mauthner, avait cheminé parallèlement, se livrant à une violente dénonciation du langage contemporain, en particulier le langage des journalistes et celui de la littérature industrielle. Il avait défini son projet théorique comme une Sprach Kritik, une critique du langage, une critique des mots. Mauthner était loin d’être isolé. Non seulement Karl Kraus et d’autres se livraient au même travail de démolition du journalisme, mais la critique du langage, c’est-à-dire la révélation de l’incapacité du langage à représenter le monde, la réalité, devenait un thème central du début du XXème siècle, bien au-delà du seul domaine politique. On le trouve chez les écrivains et les artistes (Mallarmé, Rimbaud), dans les nouvelles sciences (linguistique, psychanalyse) et dans la philosophie. Nietzche écrivait ainsi dans « Le Crépuscule des idoles » :

« La « raison » dans le langage : ah ! Quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… »

Quand à l’image des toiles d’araignée, elle vient directement du texte le plus célèbre de Nietzche sur ce sujet, « Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral ».

Landauer avait soutenu, intellectuellement et pratiquement, le projet de Sprach Kritik de Mauthner. En 1899, pendant sa période d’emprisonnement, il relit et révise les travaux de Mauthner qui devaient être publiés en 1901 sous la forme des « Beiträge zu einer Kritik der Sprache » (Contributions à une critique du langage). C’est aussi en prison, et à la demande de Mauthner, qu’il s’attelle à la traduction, du moyen haut-allemand à l’allemand moderne, d’un choix de sermons de Maître Eckart, mystique rhénan du XIIIème siècle. Au croisement de ces deux inspirations, la critique du langage et la mystique, il forge ses nouvelles conceptions qu’il exprime, dès sa sortie de prison, dans une conférence importante, « Durch Abdonse Rung Zur Gemeinschaft », titre traduit en français soit « La communauté par la séparation », soit « La communauté par le retrait ». Aller vers une nouvelle communauté en commençant par se séparer des appartenances sociales initiales. Retrouver dans l’intériorité de chacun le principe d’une véritable communauté, principe qui correspond à ce que Landauer appelle « esprit » et qu’il oppose à l’état. Mener la critique du langage comme exercice caractéristique de cet itinéraire vers la nouvelle communauté. En 1903, il reprend cette conférence dans son manifeste « Skepsis und Mystic. Versuch im Anschluß an Mautners Sprachkritik », (« Scepticisme et Mystique », non traduit).

Huit ans plus tard, donc, dans cette lettre à Nettlau, la critique du langage est toujours à l’œuvre. Il suffit, pour s’en rendre compte, de donner ces quelques citations de Mauthner :

« La critique du langage doit enseigner à se libérer du langage…libération qui est le but suprême de la libération de soi. Le langage devient auto-critique de la philosophie…Le langage aussi doit pouvoir mourir s’il veut redevenir vivant… »

Ces rappels montrent la continuité de la pensée de Landauer sur cette notion de critique du langage. Mais la lettre ne se réduit pas à un simple rappel de principe.

Le plus étonnant, et, pour nous, le plus difficile à saisir est cette relation que Landauer établit entre la question du nombre ( « Nous pourrions être beaucoup plus nombreux… si nous étions seulement capables de parler le langage vrai » ), c’est-à-dire celle d’un certain succès politique, et l’activité de critique du langage. Il y a là une sorte de provocation : la critique du langage n’est pas représentée comme un détour nécessaire, ni un exercice qui devrait s’imposer en dépit des efforts pour convaincre les ouvriers ; au contraire, elle doit agir comme le moyen le plus sûr d’augmenter le nombre des anarchistes.

Pour mesurer la singularité et la portée d’une telle position, il faut rappeler ce qu’était la ligne dominante au sein du mouvement ouvrier sur cette question du nombre et du langage. Marx ne s’était jamais penché sérieusement sur cette question : il pensait que les partis socialistes pouvaient se contenter de vulgariser ses propres théories. En 1902, année où paraissait Skepsis und Mystik, Lénine avait donné dans Que faire ? la formule la plus systématique, dont l’influence devait porter bien au delà des seuls bolcheviks puis communistes. Le socialisme était une science que les intellectuels devaient apporter de l’extérieur au mouvement ouvrier ; seuls les ouvriers d’avant-garde étaient concernés par la propagande (« beaucoup d’idées pour un petit nombre de destinataires »), le nombre, la « masse » devait être travaillée par l’agitation (« peu d’idées pour un grand nombre »). Les anarchistes étaient évidemment vent debout contre une telle vision de l’organisation, caractéristique de l’autoritarisme bureaucratique. Leurs alternatives s’appelaient éducation, expérience, action directe. La perspective de Landauer est différente. Elle ne s’en prend pas d’abord à l’autorité de type organisationnel, mais à l’autorité intellectuelle. Elle critique moins le despotisme politique que l’aliénation. Elle est, de manière caractéristique, « anti-politique », ou, si on préfère, culturelle.

« La Sprachkritik n’est rien d’autre qu’une Kulturkritik » (Jacques Le Rider) (4)

Ainsi conçue, la critique du langage n’est rien d’autre qu’une culture critique de soi, menée indissolublement aux niveaux individuel et collectif, une application du principe initial « Afin de nous changer nous-même et de changer notre condition sociale, nous devons utiliser la liberté limitée que nous avons. » Il faut défaire ses propres toiles d’araignée, faire sa propre critique. En dépit d’une difficulté certaine du texte, il ne semble pas que Landauer envisageait deux langages. Mais incontestablement, pour lui, la critique du langage connait deux moments. Le premier moment n’est pas négatif ; il n’y a rien de dialectique ici. C’est un temps de déconstruction consciente et d’apprentissage marqué par la recherche du vrai et du naïf. Réaliser que le mot « état » ne représente pas une chose, une institution, mais qu’il renvoie à une relation entre les hommes, qui n’est pas en dehors d’eux mais en eux. Sentir « naïvement » que le pouvoir est en nous-même, qu’il dépend de nous. C’est du succès de cet apprentissage que dépend la première réponse à la question du nombre. A ce point, le langage devient exemple, c’est-à-dire expérience commune, figurée et partagée. Comme dans la Genèse ( « Bereshit » = Commencement ), la langue devient alors langue du commencement.

Il serait abusif de présenter cette seule lettre comme un résumé de la théorie globale de Landauer. Néanmoins elle en présente synthétiquement les thèmes clés – état comme relation, refus de l’attentisme et vouloir agir, revendication de la terre, critique du langage et formation de la communauté – rassemblés ici dans ce que nous lisons comme un manifeste à l’usage d’un ami.

LesLecturesLandauer

1) Cette histoire a été publiée exclusivement en allemand, de manière incomplète (cinq volumes sur sept).

L’Histoire de l’Anarchie, en français, publiée en 1971 par les éditions du Cercle et de la Tête de feuilles, correspond à une partie du volume 1.

2) Cette formule latine, appréciée des auteurs de langue allemande, signifie littéralement « Voici Rhodes, c’est maintenant qu’il faut sauter », quelque chose comme « Après les discours, il faut passer à l’acte ».

3) Il s’agit des établissements et lieux collectifs créés par les anarchistes, auxquels Landauer a consacré deux études.

4) Jacques Le Rider, « Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903. Autour de Fritz Mauthner », Germanica

https://journals.Openedition.org/Germanica/545

Voir aussi : Jacques Le Rider, « Fritz Mauthner, scepticisme linguistique et modernité », Bartillat, 2012

Nous proposerons une bibliographie de travail sur Landauer dans un prochain article. Pour ce travail, nous avons surtout utilisé : « Gustav Landauer un anarchiste de l’envers / suivi de « Douze écrits anti-politiques » de G Landauer » par Gaël Cheptou, Freddy Gomez et autres, Editions de l’éclat/A Contretemps, 2018 ; « Gustav Landauer, Appel au Socialisme » traduit et présenté par Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet, Editions La Lenteur, 2019 ; «Gustav Landauer, La communauté par le retrait et autres essais » traduits et présentés par Charles Daget, Editions du Sandre, 2008 ; et « Gustav Landauer, Revolution and Other Writings : A Political Reader », traduits et présentés par Gabriel Kuhn, PM Press, 2010, d’où est tirée la lettre que nous avons traduite et commentée ici.

Une réflexion sur “Commentaires sur une lettre de Gustav Landauer à Max Nettlau

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