Par Jack Rackam
Le ton aigre, vindicatif et plein de ressentiment qui prévaut aujourd’hui dans le débat public est devenu carrément lassant. Indignations narcissiques, crises de nerfs formatées, chicaneries frelatées, crépages de chignons sous expertise, tartarinades et conflits pichrocolins : la société du spectacle n’a jamais été aussi ennuyeuse, que ce soit dans les tribunes des journaux, les talk-shows des chaines de désinformation continüe, sur les réseaux sociaux ou dans les couloirs des facs, abandonnées non seulement par l’esprit mais par le simple goût de savoir.
En même temps, évidemment, les véritables sujets de polémique sont soigneusement esquivés. La capacité d’une certaine anarchie à se saisir des questions réelles et à en débattre de manière approfondie n’en est que plus saisissante, même pour ceux qui sont loin de construire leur vie autour de la politique.
J’en ai relevé deux exemples dans mes lectures récentes.
Dans le dernier numéro (n° 10, automne 2020) de l’excellente revue L’Inventaire – publiée par les Editions de la Lenteur– José Ardillo et Renaud Garcia poursuivent un débat de gentlemen autour de Marx. Garcia est l’auteur de « Le Désert de la critique », 2015, et « Le Sens des limites », 2018, aux éditions de l’Echappée. Il met au crédit de Marx « une analyse implacable de l’abstraction capitaliste…un exposé dévastateur du régime de valorisation illimitée, une étude minutieuse des mécanismes de crise et une démystification de la soumission fétichiste au pouvoir de la marchandise ». « Cela constitue tout de même un nombre conséquent de pages éclairant la logique profonde qui nouq broie ». José Ardillo a participé aux travaux du groupe espagnol « Los Amigos de Ludd » et est l’auteur de « La Liberté dans un monde fragile », 2018, l’Echappée. Pour lui, Marx, ne remettant nullement en cause la nature idéologique du terme de « production » et développant un « système philosophique hermétiquement clos à la réalité physique du monde et par conséquent aveugle au problême de l’usure des biens naturels produite par l’activité humaine », il est donc totalement vain, dans cette perspective, d’essayer de concilier écologie et marxisme, et l’oeuvre de Marx n’est rien d’autre qu’un des piliers de l’idéologie dominante actuelle.
Le dernier numéro (n° 45, automne 2020) d’une autre excellente revue – Réfractions – est consacré à un débat autour de la notion de « démocratie sauvage » de Claude Lefort. Voici comment l’éditorial de la revue présente ce dossier :
« Dans un premier temps, cette notion est resituée dans l’œuvre de Lefort. Ainsi l’article inaugural de M. Breaugh y voit toute la portée critique libertaire de celui qui serait resté fidèle à l’esprit de ses conceptions premières y compris à travers les méandres de son itinéraire. Pour lui, « sauvage » renvoie au peuple combatif, indompté, dont la radicalité s’exprime à l’écart de toute forme institutionnelle, comme dans « grève sauvage ».
À l’opposé, l’article de C. Reeve qui clôt le dossier interroge le sens politique subversif du « sauvage » de cette démocratie, et malgré les références faites par Lefort à la révolution hongroise de 56 et à mai 68, l’auteur trouve cet ensauvagement bien tiède et mesuré ; il renverrait plus à une tentative d’adaptation du système représentatif aux nouvelles aspirations nées dans un monde à la dérive, qu’à une visée radicale.
M. Rouillé-Boireau se situe à l’écart de cette approche « libertaire/libérale », pour resituer le « sauvage » dans sa conception symbolique du politique d’où il tirerait sa signification. Le « sauvage » chez Lefort se limiterait alors à empêcher la fermeture du système sur lui-même, et c’est chez Abensour et sa « démocratie insurgeante » que l’on trouverait le ressort véritable d’une lutte contre l’État.
E. Sommerer analyse quant à lui la démocratie telle que la définissent Lefort, Castoriadis, Abensour et Laclau afin de démontrer qu’aucun de ces auteurs n’a élaboré un modèle politique apte à incorporer le pluralisme, le conflit ou le pouvoir instituant. Il en déduit l’existence d’une fracture irréductible entre anarchisme et démocratie.
Pour A. Fjeld, Lefort réévalue le lien entre conflictualité et démocratie de manière à critiquer la conception du conflit dans le marxisme, pensé de façon eschatologique et résorbé dans un achèvement futur. Il met en parallèle les critiques du marxisme de Lefort et de Pierre Clastres ; le « sauvage » y ferait l’objet d’un même usage stratégique comme subversion interne, qui perpétuellement déjoue tout désir de domination.
E. Jourdain fait aussi référence à Clastres pour interroger le paradoxe d’une démocratie qualifiée de sauvage, alors que les sociétés décrites par l’anthropologue entendent précisément conjurer toute division et tout conflit en leur sein. En prenant au mot la leçon des sauvages contre l’État, il entend monter qu’un ordre anarchiste est possible et pensable tout en continuant à être travaillé par le négatif et marqué par le pluralisme moderne.
A. Guichoux explore la fécondité du « sauvage » aux doubles plans théorique et pratique. Soulignant l’ambiguïté de la démocratie et de ses deux faces, institutionnalisée et in-domesticable, il montre que la seconde ne se limite pas à nourrir la première ; la tension entre les deux pôles re-légitime le conflit qui n’est plus perçu comme un dysfonctionnement. Le « sauvage » ne s’épuise pas dans l’émeute mais constitue un ressort structurel de la démocratie, ce qui fait préférer la notion d’ensauvagement à celle plus statique de sauvage.
Trois articles réfèrent clairement l’idée de « sauvage » aux mouvements sociaux présents ou passés.
Ainsi A. Chollet plaide pour une conception tout à fait libertaire de l’idée lefortienne, et voit dans les mouvements des populistes américains du XIXe siècle qui émergent de façon inattendue, une « mise en scène » de la division sociale et donc un terrain d’études privilégié de ce concept, de sa puissance comme de son ambiguïté. Il importe de ne pas réduire ces soulèvements à du « populisme » au sens négatif du terme, mais de porter un autre regard plus conforme à cette expérience radicale de démocratie révolutionnaire.
S. Wahnich explore les multiples sens du sauvage pendant la Révolution française. Le terme peut qualifier les adversaires politiques, mais aussi une situation de guerre civile qui conduit à maintenir les Français dans la sauvagerie par l’action contre-révolutionnaire. L’article propose une troisième manière d’aborder la question, cette fois à la manière de Clastres, où la qualité de sauvage n’est plus affectée de négativité mais renvoie une politique capable de maintenir éloignés les rapports de domination.
G. Gourgues décrit les formes de participation et de consultation du peuple hors élections, pour interroger leur possible « ensauvagement » de la vie politique. Il étudie le « Vrai débat », issu des rencontres « assembléistes » de 2018, dans ses relations au mouvement des Gilets jaunes dont il est issu, mais que certains groupes réfutent. Il y trouve l’illustration de l’idée de démocratie sauvage qui n’est pas la révolte pure, mais une force fragilisant toute forme de fixation de ces institutions. »
Ici ni sectarisme, ni effets de manche, des points de vue individuels distincts et bien charpentés. L’un des auteurs, Monique Rouillé Boirou affirme, dans un autre article, son accord avec le dernier livre de Caroline Fourest, ce qui, ailleurs, passerait pour une provocation. Et la revue comprend encore un bel échange entre Tomas Ibanez et Francis Wolff sur le thème de l’universalisme, qui avait fait l’objet du dossier du n°43 « Au risque de l’universel », automne 2019.
Evidemment, il faut ici un peu lire et penser par soi-même. En attendant, versons un peu d’eau froide sur les pinailleurs et chicaneurs. Comme disait le vénérable Pierre Dac, plaçons-nous sous le double signe de Rama-la-Guerre et Vichnou-la-paix.
Un article de Jack Rackam
