Par Alain Giffard

En souvenir de Francis Romanetti
En réponse à une offre de Marc Jahjah et Julien Bellanger d’intervenir dans le «séminaire d’étude critique des cultures numériques», je leur avais proposé une intervention sur le sujet «Collectif et techniques de soi». On retrouvera ici la transcription de cette conférence sous la forme de simples notes.
Techniques de soi : une formule de Michel Foucault pour désigner ces techniques qui, au-delà d’un résultat objectif, visent le sujet lui-même, la subjectivité de celui qui en fait usage, dans une perspective de culture de soi.
Savoirs subalternes : les savoirs et savoir-faire spécifiques que certains individus, collectifs, groupes et classes sociales dominées réussissent à mettre en œuvre, échappant ainsi à l’aliénation.
Le groupe des Causeries populaires : un groupe de jeunes anarchistes de Montmartre à la Belle Epoque, autour d’Albert Libertad et d’Anna Mahé.
Mon plan est simple : j’examine successivement les grands domaines d’activité du groupe dans l’optique des techniques de soi et des savoirs subalternes.
1) L’auto-éducation populaire
12) Une « action méthodique » : l’article de 1906
Partons d’abord de ce que l’on pourrait appeler « l’éducation populaire » mise en œuvre par le groupe des Causeries populaires. Le mot n’existe pas à cette époque ; mais je crois qu’on peut suivre ici Gaëtano Manfredonia qui, pour caractériser globalement ce courant de l’anarchie, parle d’«éducationnisme».
Dans un texte important, « Activité anarchiste », publié en 1906, Albert Libertad décrit cette « action méthodique » ou « propagande positive ».
A la suite de la propagande d’ordre négatif que nous avions entreprise dans tout Paris, quelques amis et moi décidâmes, sans la cesser, de commencer une propagande d’ordre positif.
Nous avions pris et gardé pour la première un esprit méthodique qu’il nous sembla devoir conserver en commençant la seconde…
Vers quoi tendions-nous ? Vers quoi tendons-nous tous, anarchistes, si ce n’est vers cette terre communiste où nos individualismes pourraient s’affirmer ? Vers quoi tendais-je, personnellement, moi, Rabelaisien, si ce n’est vers cette abbaye de Thélème sur laquelle resplendit le fameux « Fais ce que veux ».
Mais, de suite, nous comprîmes que l’on ne fabrique pas à volonté, d’un coup de baguette magique, ce milieu, ni les hommes qui doivent le vivre. Soucieux de réussir et par conséquent de prendre la bonne méthode, nous comprîmes qu’il ne fallait pas atteler la charrue avant les bœufs et nous commençâmes, en octobre 1902, à former les Causeries populaires, groupement anarchiste – sans cotisation, sans statuts, sans inscription -, groupement qui devait nous aider à réunir les individus…
…Les Causeries populaires pouvaient déjà en novembre 1904, façonner de petits manifestes. En avril 1905 paraissait le premier numéro de l’anarchie. Nous organisions la publicité de nos conférences nous-mêmes, nous pouvions faire paraître placards et brochures.
Mais cet essai tiendrait-il ? Trouverait-il, parmi tant de difficultés, la force de vivre ? Oui. En avril 1906, un an d’existence nous le prouvait et nous décidâmes de compléter le matériel d’imprimerie. Le morceau était gros. En juillet 1906, nous lançâmes un appel à nos camarades, à ceux qui comprennent la forme de notre propagande pour établir, sur des bases certaines, l’Imprimerie des Causeries populaires.
Encore quelques jours, voire, s’il le faut, la fin de l’année, et ce sera travail fait. Alors nous commencerons l’école, la suite logique de notre travail. Nous travaillerons à atteindre par l’école « anarchiste » des individus moins écrasés, moins contaminés par l’ambiance, plus sains et plus forts…
Et c’est lorsque cette expérience aussi aura réussi, que nous penserons seulement avoir les éléments nécessaires pour la formation d’un milieu libre ou plutôt, disons mieux, c’est alors qu’il s’imposera de lui-même, méthodiquement.
De l’unité nous aurons été au tout, de l’individu au milieu.
Ce texte, comme quelques autres de Libertad, est écrit dans le grand style des écrits organisationnels des mouvements révolutionnaires : analyse des tâches, enchaînement des étapes, sentiment de progrès ininterrompu malgré les obstacles, insistance sur la méthode qui joue le rôle habituellement confié à l’organisation. Mais le contenu est bien spécifique.
Il est intéressant de confronter la méthode Libertad au modèle qu’à peu près à la même époque, en 1902, Lénine propose aux socialistes. On sait que le modèle de Que Faire ? a exercé son influence bien au-delà des rangs socialistes, puis communistes, et littéralement écrasé la « forme parti » au XXème siècle, et jusqu’à nos jours.
Je me contente de souligner deux différences, mais essentielles. Evidemment on ne trouve pas trace, chez Libertad, des célèbres intellectuels transfuges, vecteurs du socialisme scientifique en direction d’ouvriers incapables par eux-mêmes de s’élever à la conscience révolutionnaire, que les althussériens et néo-althussériens s’efforcent de perpétuer jusqu’à notre époque. Comme on va le voir, la théorie et la pratique du groupe des Causeries populaires sont exactement à l’inverse.
Une autre différence essentielle est dans la conception de l’action politique. Lénine sépare drastiquement le pôle des idées, théorie et communication (« propagande » à l’époque), et celui de l’action, de la pratique. Pour Libertad, la propagande, l’éducation constituent directement une forme d’action qui rend possible le passage de l’individu au milieu, dans une conception très proche de celle de Landauer. Comme Landauer, Libertad est un ennemi de l’attentisme politique significatif de tous les courants socialistes, autoritaires ou sociaux-démocrates, ce qu’il devait exprimer par sa plus fameuse formule :
Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchistes.
Evidemment, dans cet article de 1906, Libertad n’entend pas se livrer à une critique de Que Faire ? Il cherche plus surement à se démarquer de certains exemples anarchistes : la formation de milieux libres « à la carte », sans préparation méthodique, et la propagande routinière, sans changement du mode-de-vie, sans action, conception qu’il attribue notamment à Jean Grave.
12) L’auto-éducation par les techniques de soi
Je suggère ici que cette auto-éducation populaire vise une certaine transformation de soi, qu’elle s’appuie sur des techniques de soi et suscite ou mobilise des savoirs subalternes.
121/ Des Universités Populaires aux Causeries Populaires
Le premier exemple, dans l’ordre chronologique, correspond à cette étape du passage des Universités populaires aux Causeries populaires.
Les Universités populaires se développent rapidement dans ces années 1900. Elles ont une histoire complexe.
Initiées par des anarchistes, comme l’ébéniste Méreaux à Montreuil -les «Soirées ouvrières» – et surtout Georges Deherme avec la «Coopération des idées», elles attirent, dans la lignée du mouvement dreyfusard, des intellectuels, des universitaires qui souhaitent partager leur savoir, tel Georges Séailles, professeur à la Sorbonne.
C’est dans une de ces réunions d’université populaire qu’Albert Libertad rencontre Paraf-Javal. Et, dès 1902, ils envisagent un contre-projet de « Causeries populaires ». Il y a des différences formelles, mais significatives, entre les deux formules : gratuité et absence d’inscription sont la norme des Causeries. Mais, surtout, l’organisation et le fonctionnement des Causeries vont dans le sens de l’auto-éducation, et des pratiques de soi, individuelles et collectives.
Il n’est plus fait appel aux conférenciers extérieurs. Ce sont des hommes et des femmes des Causeries, qui apprennent les techniques d’expression, l’art de l’exposé, de l’intervention.
Les Causeries s’articulent autour de deux réunions hebdomadaires, l’une à thème, préparée par un intervenant, l’autre sans sujet fixé à l’avance, qualifiée de « discussion entre camarades », « discussion sur un peu tout », « discussion générale ». Libertad place évidemment cette deuxième discussion sous le signe du «Fais ce que voudras». Là ce sont les membres du public lui-même, réguliers ou occasionnels des Causeries, qui se forment directement en participant aux débats.
En conséquence, à côté des sujets « académiques » rattachés à un « savoir positif », vont se multiplier les thèmes qui préoccupent le plus directement les participants : « immoralité du mariage », « l’enfant », « le néo-malthusianisme », le « désir de vivre », thèmes qui, certes transposés dans le vocabulaire politique du courant, viennent de la vie quotidienne des participants et peuvent se prolonger par des pratiques de soi.
122/ Le journal « l’anarchie » et l’imprimerie
On peut analyser de la même manière les étapes suivantes : le journal « l’anarchie », lancé en 1905, sous la forme d’un quatre-pages hebdomadaire, et l’imprimerie, établie en 1907.
Pour situer ce que représentait cette initiative de créer un hebdomadaire, il faut rappeler l’âge de la plupart des membres du groupe. Le plus âgé, Albert Libertad, a vingt-sept ans au moment de la création des Causeries populaires. Anna Mahé, une jeune institutrice venue de Bourgneuf-en-Rais, a tout juste vingt ans. (a)
Leur journal, « l’anarchie », ne vise pas à couvrir l’ensemble de l’actualité, ni même l’activité du mouvement anarchiste. C’est plutôt une expérience de publication, une occasion de tester et d’améliorer sa capacité de chacun d’écrire et de publier, le plus souvent à partir de sa propre activité, des événements vécus, des lectures partagées. Le lien avec la vie à Montmartre autour du 22, rue-du-Chevalier-de-la-Barre, les réunions des Causeries Populaires, et le projet de « milieu » est constant. Bref « l’anarchie » est un hebdomadaire dont les rédacteurs racontent ce qu’ils pensent et font, où ils s’interpellent et se répondent. On n’est pas très loin de « l’expression de soi ».
Le parcours de Libertad est impressionnant. En quelques années, il n’hésite pas à traiter de sujets théoriques, comme dans « L’individualisme », un texte de 1908, année de sa mort, où il critique le livre d’un juriste universitaire, Schatz. Cet article est passionnant parce qu’il démarque l’anarchisme individualiste de l’individualisme inégalitaire dont Schatz est le partisan et le théoricien. (On peut considérer Schatz, que Hayek appréciait, comme une des sources des théories actuellement à la mode des « premiers de cordée » et du « ruissellement de la richesse »).
Dans ce texte, nous trouvons une formule qui n’a – me-semble-t-il- jamais été relevée par les commentateurs de Libertad. Comparant ses convictions à celles de Schatz, il écrit ceci :
Partant donc de pensées semblables aux nôtres – la culture du moi, la volonté d’être…
C’est là, semble-t-il, la deuxième occurrence explicite de la culture de soi dans le mouvement anarchiste de cette époque. On cite souvent, et à juste titre, la phrase de Fernand Pelloutier dans sa Lettre aux anarchistes de 1899 :
Nous sommes les amants passionnés de la culture de soi-même.
Culture de soi-même, culture du moi, variantes de la culture de soi élaborées au sein d’une certaine anarchie dans l’opposition au « culte du moi » propagé par Barrès.
Si le parcours de Libertad est impressionnant, celui d’Anna Mahé, sa manière d’imposer sa personnalité l’est encore plus. Je ne crois nullement que sa responsabilité qui apparaît sur la manchette dès le premier numéro ait été de pure forme.
Très rapidement, dans une série intitulée « l’higiene du cerveau », elle fait connaître ses positions sur la réforme de l’orthographe. C’est elle qui a imposé le bas-de-casse (minuscule) pour le titre « l’anarchie », conformément à cette vision réformiste du langage qu’elle s’efforce de défendre. La question politique du langage est centrale à l’époque, particulièrement, en ce qui concerne les anarchistes, chez Landauer, influencé par Fritz Mauthner, et chez les partisans de l’esperanto, nombreux dans l’entourage des Causeries. Même si sa première série est consacrée à l’éducation, Anna Mahé intervient sur des sujets de plus en plus larges. En 1907, elle co-signe les éditoriaux avec Libertad.
A côté de ces rôles – rédacteur, chroniqueur, journaliste- assumés comme en se jouant, il faut évoquer la technique et la technologie : une machine à imprimer, et une platine Minerve pour les petits tirages. La composition se fait à la main. Il n’y a qu’un seul typographe de métier, le malouin Léonard de Blasis. Libertad l’est un peu; Anna Mahé le devient. Tout le monde est correcteur. La Belle époque est une période d’innovation technologique dans le domaine des industries culturelles et des médias. C’est l’époque d’Edison. La première projection de cinéma par les frères Lumière a lieu en 1895. Dans l’imprimerie, c’est l’invention de la linotype et de la monotype, machines à composer, en 1886 et 1887. Les grandes presses à imprimer sont arrivées plus tôt, permettant l’essor des journaux. Il n’est pas très difficile de repérer, chez ce groupe de jeunes anarchistes, le projet de s’approprier les techniques de communication du moment, dans une approche qui pourrait être qualifiée de « low-tech ».
2/ La place et le rôle des femmes
21/ Un groupe de femmes
Les femmes sont nombreuses dans le groupe des Causeries populaires. Anne Steiner a décrit la vie et la personnalité de plusieurs d’entre elles dans son livre « Les En dehors » et dans un bel article « Des femmes libres à la Belle Epoque ».
Nous avons déjà rencontré Anna Mahé, co-responsable de la rédaction, typographe, réformatrice de l’orthographe, porteuse du projet d’école. A côté d’Anna Mahé, Armandine, sa sœur, un peu plus âgée, modiste. Jeanne Morand, ancienne domestique, rejointe par ses deux sœurs, la dernière compagne de Libertad : elle participera en 1913-1914 à la coopérative libertaire, « Le Cinéma du peuple ». Rirette Maitrejean, autre rédactrice en chef de « l’anarchie », compagne de Victor Serge, emprisonnée, puis acquittée, en raison de sa proximité avec certains membres de la bande à Bonnot. Emilie Lamotte, institutrice, conférencière, auteure de « L’éducation rationnelle de l’enfance » et de « La limitation des naissances ». Henriette Roussel, fleuriste, grande militante anti-militariste, dénoncée régulièrement par les indicateurs de police pour sa vie dissolue. Quelques parcours de femmes anarchistes, dont le féminisme, dans le droit fil des conceptions d’Emma Goldmann, s’articule plus autour de l’affirmation de la liberté que de la revendication de l’égalité, dans la mesure même où elles n’ont que mépris pour la condition salariée : l’égalité avec les hommes est donc au service de la liberté des femmes, de la liberté singulière de chaque femme.
22/ Union libre, amour libre
La grande affaire c’est le refus du mariage et de la prostitution, l’union libre pour commencer, et acceptée par tous, l’amour libre ensuite, peut-être, mais qu’entend-on par « amour libre » ?
La « communauté d’habitat » du 22 rue du Chevalier de la Barre, dans un Montmartre célèbre comme quartier chaud, et pour sa bohème artistique, est vite repérée pour ses options tranchées et explicites.
Un témoignage – qu’on peut trouver probant, sinon objectif – est le roman d’Aragon « Les cloches de Bâle » où l’auteur montre son personnage Catherine, féministe bourgeoise que le mariage révulse, fascinée par le groupe des Causeries, venant écouter Libertad et Mahé.
Le théoricien et principal promoteur de la « camaraderie amoureuse », Ernest Armand, a d’ailleurs été un des rédacteurs du journal, et, ponctuellement, son rédacteur en chef.
Qui dit « union libre » ou « amour libre » dit hygiène, contraception, reprise et contrôle de son corps, pour les femmes comme pour les hommes. On entend peu parler de techniques de plaisir, τα αφροδισια des Grecs. Le problème c’est d’éviter de tomber malade, ou de devenir enceinte involontairement.
Dans ce domaine, l’éducation n’a de sens que si elle débouche sur des pratiques et des techniques, lesquelles sont largement des techniques de soi, de contrôle de soi.
Si une certaine anarchie se réfère à la culture de soi, le mouvement des femmes au XXème siècle est le site par excellence de cette culture de soi.
Dans la conception limitée des techniques sexuelles que j’ai dite, elles semblent se confondre pour l’essentiel avec la grande question de la contraception, portée par le courant néo-malthusien.
23/ Le néo-malthusianisme
Qu’est-ce-que le néo-malthusianisme ? C’est une doctrine qui, pour diverses raisons, préconise la limitation des naissances, et propose d’y aboutir par le contrôle des naissances.
Courant politique puissant avant la Première Guerre mondiale, il devait connaître, en France, une défaite complète avec la loi nataliste de 1920. Le natalisme réactionnaire domine pendant près de cinquante ans, jusqu’à la loi Neuwirth (1967).
Le néo-malthusianisme anarchiste a des traits spécifiques : la « grève des femmes », ou « grève des ventres », pour éviter la « chair à canon » et la « chair à travail ».
Lorsqu’on parcourt les livres d’histoire qui traitent de ce sujet, l’image qui prédomine est celle de conférenciers comme Paul Robin ou les Humbert, réactivant les conceptions de Malthus (…) pour démontrer, évidemment de manière scientifique et irréfutable, que la sur-population est la cause de la médiocrité économique et de la misère morale du peuple.
Il n’est pourtant pas très difficile d’imaginer que ces doctes conférences pouvaient avoir et ont eu effectivement des effets pratiques, et même des suites immédiates.
L’existence d’une communauté d’habitation, non seulement favorable aux thèses néo-malthusiennes, mais les adoptant, les appliquant, et les propageant, c’est une référence pratique : d’autres brochures, plus concrètes, des adresses illégales, des contraceptifs.
L’orientation « pratique de soi » est ici évidente : on n’utilise pas un contraceptif parce qu’on est en accord avec les thèses néo-malthusiennes et soucieux d’améliorer le sort de l’espèce humaine, mais parce qu’on en voit l’usage pour soi, l’usage de soi.
Cet exemple nous permet de mieux cerner le fonctionnement du savoir subalterne pour ainsi dire en acte. Pensons à la transformation des Universités populaires en Causeries populaires, à l’appropriation des techniques d’impression, ne pourrait-on soutenir que les thèses néo – malthusiennes sont en quelque sorte détournées, qu’elles jouent comme un justificatif de la maîtrise de soi dans les relations sexuellles ? Et serait-ce aller trop loin que de suggérer que ces échanges, cette entraide pratique en matière de reprise de soi, de son corps, pouvaient eux-mêmes être détournés, infléchis dans la direction de pratiques sexuelles et amoureuses libérées ?
3/ Les régimes de vie
C’est en tout cas une tendance de ce type qui est à l’œuvre dans la pratique des « régimes de vie » au sein et autour du groupe des Causeries populaires.
Je serai bref sur ce point. Pour Libertad et ses ami(e)s, vivre en anarchistes sans attendre, former un milieu libre, c’est adopter toute une série de pratiques qui, peu ou prou, constituent des régimes de vie. Ni alcool, ni drogue, ni tabac (se rappeler qu’on est à Montmartre, quartier de la Bohème et des Apaches). Un combat contre les addictions ; on dit plus rondement à l’époque « l’abrutissement ». Une critique violente et régulière de l’alimentation industrielle, notamment autour des scandales de falsification de la farine et de la viande de boucherie. Une tendance au végétarisme.
Ajoutons à cela le thème des jeux, des fêtes, des promenades dans la nature. Si le projet d’école échoue, Anna Mahé arrive à mettre sur pied, pendant plusieurs années, une colonie de vacances anarchiste à Chatellaillon, au bord de l’Océan.
L’idée d’entraînement est ici très présente, et très comparable à ce que Sloterdjyk a décrit dans son beau livre sur la culture de soi au XXème siècle, « Tu dois changer ta vie ».
S’il me fallait regrouper tous ces points : auto-éducation, rôle des femmes, conception des relations sexuelles, régimes de vie, c’est encore chez Libertad que j’irai chercher une indication centrale : le refus de la spécialisation. Vivre maintenant, sans attendre, c’est vivre intégralement, comme on peut parler d’une éducation intégrale.
4/ Questions ouvertes
Dans l’éditorial qui ouvre le numéro de « Raisons politiques » consacré aux « Prises de parole, les discours subalternes », Orazio Irreia et Daniele Lorenzini tentent de sortir de ce qui peut sembler une certaine impasse des approches de Spivak, inspirées de Gramsci et Derrida, sur la possibilité même pour les groupes subalternes de prendre la parole, et parient sur l’indocilité des subalternes. J’ai été étonné que Daniele Lorenzini, qui a écrit un des meilleurs livres sur les techniques de soi n’en fasse aucun usage dans ce texte.
J’ai essayé ici de suggérer un certain « devenir mineur » de l’expérience et de la parole de ce groupe des Causeries populaires, autour des techniques de soi et des savoirs subalternes.
Mais sur le thème des savoirs subalternes ou des arts de la domination (James Scott), je crois nécessaire d’ouvrir sur quelques questions.
Nous ne pouvons pas ne pas questionner l’expérience du groupe des Causeries populaires sur un point central : est-ce-que ce sont les membres des Causeries populaires qui parlent, ou est-ce le pouvoir, non pas, en l’espèce, le pouvoir central, l’état, mais l’autorité des dirigeants anarchistes plus connus, les Kropotkine, Grave, Faure, à l’ombre desquels le journal « l’anarchie » semble se développer ?
Première remarque : il serait certainement intéressant de déplacer l’image habituelle de la culture de l’anarchie, et de la considérer en général, d’un point de vue critique, comme une culture « mineure », dans le sens où Gilles Deleuze parle de littérature mineure. Il est incontestable que, par rapport au socialisme, et à sa folle prétention à devenir, avec le marxisme, une véritable science (l’impayable socialisme scientifique) , l’anarchisme est dans une situation de faiblesse, presque de subordination, comme si, faute de cette prétention, il s’était lui-même condamné, soit à stagner dans un état pré-scientifique (Proud’hon, encore que celui-ci ne fût même pas admis par les marxistes à jouer dans le bac à sable des socialismes utopiques ), soit à s’incliner devant la supériorité théorique du marxisme (Bakounine traducteur du Capital). Les auteurs de l’anarchie sont sans autorité, que cette autorité émane de l’état (droit, université), ou de la religion communiste. En conséquence, leurs œuvres ne sont pas tout-à-fait des œuvres ; elles ne sont pas reconnues comme telles ; elles ne sont pas des « trésors de la pensée française » ; elles ne forment pas un corpus ni même ne s’intègrent à un corpus plus large. Et leurs références disciplinaires les éloignent aussi des courants majeurs de l’idéologie: l’éthique plutôt que la philosophie politique, la géographie plutôt que l’histoire.
Je me devais d’évoquer ce trait de la pensée et de la culture anarchiste, dans son ensemble, que je crois essentiel et caractéristique d’une culture mineure. Cependant, en 1900, cette situation est loin d’être établie. Au contraire, les idées anarchistes bénéficient d’un certain engouement chez les intellectuels et les artistes, visible en France, par exemple autour de l’En Dehors de Zo d’Axa. La suprématie théorique du marxisme est âprement contestée, par des anarchistes aussi éminents que James Guillaume ou Gustav Landauer. C’est bien plutôt au groupe des Causeries lui-même, de ses rapports avec les grands auteurs, les grands livres, les grands journaux anarchistes, que ce statut de culture mineure trouve à s’appliquer. En ce sens, la remarque d’Anne Steiner sur la jeunesse des membres du groupe des Causeries est fondamentale : ce sont des enfants des lois sur l’école primaire de 1881-1882. Il faut penser au choc que ce nouveau partage au sein du peuple entre lettrés et illettrés a pû entrainer dans les familles et au travail. Une hypothèse intéressante serait d’examiner plus largement si le décalage entre savoirs des subalternes et disciplines diverses, qu’on retrouve à différents moments historiques, n’est pas à l’origine des mouvements d’éducation populaire, d’auto-éducation (l’anarchiste est l’auto-didacte par excellence), de culture de soi.
Je n’ai rien fait d’autre, jusqu’à maintenant, que de tenter de dresser un tableau des pratiques et conceptions du collectif qui me semblaient résonner avec la thématique choisie. Elles suivent un certain ordre qui est, grosso modo, celui de la « méthode » évoquée par Libertad, bien qu’évidemment on puisse se demander à quel point cette méthode n’est pas une théorisation a posteriori, quelle a été la place de la spontanéïté, quel était le rôle des unes et des autres dans son élaboration …etc.
Néanmoins, quelle qu’ait été la consistance de la méthode réelle, je retiens ce qui fait la fierté de Libertad, moins la forme méhodique ( ce qui nous ramènerait finalement au plan organisationnel) que l’esprit de méthode. On devrait pouvoir retrouver quelque chose de cet esprit et de cette orientation comme une des « puissances » à l’oeuvre dans les manières d’être et de faire du collectif.
Le groupe a son propre style de subversion, une sorte de marque qui a frappé l’époque, en dépit de la faiblesse de ses effectifs et de sa durée assez brève. Il ne tente pas d’affirmer d’emblée un plan horizontal d’existence, entièrement différent, entièrement nouveau, libre de toute référence verticale. Mais il ne se contente pas non plus de se faire une place dans la hiérarchie, selon la tactique habituelle des « jeunes » apprentis bureaucrates ou universitaires. « Subvertir » convient plutôt bien. Le geste fondateur du groupe a bien été de déclasser la conférence magistrale des universités populaires pour s’ouvrir aux discussions sur « à peu près tout ». Le journal juxtapose les sujets de grande politique et ceux de la vie quotidienne, les grands événements et les opérations menées par le collectif, les signatures connues et celles des débutant(e)s. La liste des livres et brochures qui paraît dans chaque numéro n’est ni un catalogue d’éditeur, ni une bibliothèque ; c’est au mieux une librairie de colportage, une librairie volante doublée d’une liste de lectures conseillées. Les textes écrits par les auteurs du collectif prennent place naturellement dans cette anti-librairie, à côté des ouvrages de référence anarchistes ou néo-malthusiens. Le collectif joue sur la proximité, la porosité entre les « grands » énoncés et les siens propres. On sait que les bibliothécaires utilisent la notion parlante de « liste d’autorité » ; la liste de « l’anarchie » constitue une sorte de liste de contre-autorité.
Il y a, d’ailleurs, une dimension psycho-géographique de cette subversion. Libertad, Mahé et les autres membres du groupe ont adopté Montmartre. Ils y sont venus, pour ainsi dire, directement, et s’y sont imposés. Albert Libertad reçoit, dans un rapport de police, le surnom de « Roi de Montmartre ». C’est là, sur la Butte, que cette fluidité, cette porosité devaient trouver fatalement leur décor humain le plus propice.
Le Montmartre de la Belle époque est d’ailleurs autre chose et plus qu’un décor. S’il s’agit du plaisir et de son spectacle , d’autres quartiers parisiens, comme les Grands Boulevards, jouent un rôle plus important. Mais Montmartre est aussi une fête, ou, plus précisément, devient une fête dans ces années là. Le bal rénové du Moulin Rouge, qui mélange les publics, les cabarets littéraires, les restaurants de nuit sont en quelque sorte les institutions de cette fête. Par certains côtés (anti-alcoolisme et refus des drogues ; dénonciation de la prostitution) le groupe des Causeries est dans la situation d’un opposant interne au style Montmartre. Par d’autres, il relève pleinement de cette fluidité propre à la fête : la personnalité d’un Charles d’Avray, pilier des cabarets littéraires, chansonnier anarchiste et qui participe aux promenades et séjours d’été du collectif en est un bon exemple. Pour Libertad, la fête, « danser et faire les fous »,est le meilleur moyen de propager la subversion.
Ainsi les Causeries se développent-elles dans les interstices du mouvement dreyfusard, de la culture anarchiste, de la psycho-géographie montmartroise. Mais si elles y trouvent leur place, c’est au sens le plus strict : une position stratégique, un lieu non pas où on les entend, mais d’où elles vont se faire entendre, une zone d’auto-définition et d’expression propre.
Se faire entendre : Libertad y excelle et la provocation est son moyen préféré. A peine arrivé à Paris, dans un état de dénuement et d’affaiblissement extrême qui étonne même les indicateurs de police, il se fait connaître par un scandale inaugural, interrompant bruyamment le prêtre du Sacré-Coeur qui délivre la sainte parole en accompagnement d’une soupe populaire. Le premier groupe anarchiste qu’il rejoint à Montmartre s’appelle significativement « Les Iconoclastes ». La provocation est la signature d’Albert Libertad.
Elle va plus loin que le carnaval ou la chienlit : elle s’attaque directement à la hiérarchie qu’elle met à nu et ridiculise. Au fond, la provocation, telle que la pratique Libertad et l’ensemble du groupe avec lui, vise au scandale anti-patriarcal. Le meilleur exemple en est le refus du culte des morts, dont il n’est pas difficile de percevoir, qu’aujourd’hui encore, et même sous la plume d’auteurs favorables à Albert Libertad, il gêne, par le caractère outrageant et amer de ses expressions particulières (enterrement de Louise Michel, mort d’Elysée Reclus qui suscite une sorte d’anti-éloge funèbre), ou le contenu cynique ( kunique comme dirait Sloterdjyk) de sa formulation synthétique (« Contre le culte de la charogne! »). On a là pourtant, non seulement un exemple impressionnant des prémonitions de Libertad, quelques années avant la grande guerre, mais aussi l’illustration de son opposition centrale à la ligne de Barrès. Le premier Barrès, celui du « culte du Moi » – l’auteur de « L’ennemi des lois », dont le personnage principal est anarchiste – n’impressionne pas Libertad qui est entré en politique avec l’affaire Dreyfus. En lançant le scandale d’une attitude en général opposée au culte des morts, au culte de la charogne, il se démarque violemment, et d’un coup décisif, du Barrès nationaliste, anti-sémite et d’extrême-droite.
Le tempérament agonistique, querelleur, et scandaleux d’Albert Libertad l’entraîne certainement à des exagérations. Mais elles ne sont jamais gratuites ; elles cassent la verticalité hiérarchique, libèrent le potentiel du collectif. De ce point de vue, la rupture avec Paraf-Javal, plus agé de dix-sept ans, qui croit dur comme fer à sa doctrine de « l’anarchisme scientifique » et à sa théorie du « transformisme universel », si elle fut pénible pour Libertad, agit sur le groupe comme une libération qui rend possible la parution du journal. Ce n’est pas seulement contre la théorie fumeuse du transformisme que se dresse Libertad, mais clairement contre la verticalité d’une figure patriarcale, autoritaire et dogmatique.
Finalement il est difficile, en dépit d’un parcours marqué de violences, de drames, de ne pas repérer notre vieil ami des savoirs subalternes, le détournement. Détournement des Universités populaires en Causeries populaires (c’est ce premier détournement que ne comprend pas Paraf-Javal), détournement du grand style du journal d’opinion ; détournement-appropriation de la technique ; détournement de la vérité néo-malthusienne pour de nouvelles relations amoureuses. Et finalement, synthétiquement, nous ramenant à l’esprit de méthode, détournement de la forme politique du « milieu », de la colonie, des communautés telles que certains anarchistes essayaient de les faire vivre avant la grande guerre.
Il y a, dans ces anarchistes de la Belle Epoque, comme une anticipation, un certain air de famille avec les situationnistes qui n’avait échappé ni à Roger Langlais, ni à Francis Romanetti.
(a) Dans la version initiale, j’indiquais: « les membres du groupe gagnent plus ou moins leur vie en vendant à la sauvette journaux et brochures anarchistes, publiés notamment par Jean Grave, proche de Kropotkine ». Anne Steiner, que je remercie pour ses commentaires, corrige ainsi:
« …ceux qui vivent rue de la Barre ne vivent pas de ventes de brochures dans la rue mais exercent pleinement ou par intermittence leur métier d’artisan (cordonniers, menuisiers, tailleurs, selliers). »
Références bibliographiques
LIBERTAD Albert, « Le culte de la charogne, et autres textes choisis et présentés par Roger Langlais », Galilée, 1975, épuisé
LIBERTAD Albert, « Le culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente », nouvelle édition revue et augmentée, sans la présentation de Langlais, préface d’Accardo, postface de Manfredonia, une initiative de Romanetti, Agone, 2006, épuisé
LIBERTAD Albert, « Et que crève le vieux monde », autre anthologie, avec une note biographique intéressante, Mutine Séditions, 2013
« l’anarchie », sur Gallica, BNF, 22 numéros sur 10 ans: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429211d/date
LIBERTAD Albert, « L’individualisme », 23/01/1908 http://www.non-fides.fr/?L-individualisme
LIBERTAD Albert, « Le culte de la charogne », 31/10/1907 http://www.non-fides.fr/?Le-culte-de-la-charogne
LIBERTAD Albert, « La liberté », 19/03/1908 http://www.non-fides.fr/?La-Liberte
LIBERTAD Albert, « Aux anarchistes », 13/04/1905 http://www.non-fides.fr/?Aux-Anarchistes
BEAUDET Céline, « Les milieux libres.Vivre en anarchiste à la Belle Epoque », Les Editions Libertaires, 2006, 254p.
IRREIA Orazio et LORENZINI Daniele, « Prises de parole : l’indocilité des discours subalternes », Raisons politiques n°68, 2017/4.
LANGLAIS Roger, « Introduction à « Le culte de la charogne » », 1975 http://acontretemps.org/spip.php?article153
MANFREDONIA Gaetano, « Libertad et le mouvement des Causeries populaires », Publications périodiques de la « Question sociale », n°8, 1998, 72 p.
SPIVAK Gayatri Chakravorty, « Les subalternes peuvent-elles parler ? », Editions Amsterdam, 2020, 144p
STEINER Anne, Notice Libertad, Maitron en ligne https://maitron.fr/spip.php?article154625
STEINER Anne, Notice Anna Mahé, Maitron en ligne https://maitron.fr/spip.php?article154632
STEINER Anne, « Les En Dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque », Les Editions L’Echappée, 2019, 288p.
STEINER Anne, « Les militantes anarchistes : des femmes libres à la Belle Epoque », Amnis, 8/2008 http://journals.openedition.org/amnis/1057
STEINER Anne, « Vivre l’anarchie ici et maintenant : milieux libres et colonies libertaires à la Belle Epoque », Cahiers d’histoire, Revue d’histoire critique, 133/2016, p 48-53. http://journals.openedition.org/chrhc/5503
Je mentionne enfin le plus récent article d’Anne Steiner dans la nouvelle revue « Brasero » des Editions L’Echappée, bien que je ne l’aie pas encore lu :
STEINER Anne, « Anna Mahé, de l’anarchie au jokari », Brasero n°1, Les Editions L’Echappée, novembre 2021
Séminaire « étude critique des cultures numériques »: https://info.pingbase.net/event/seminaire-3-etude-critique-des-cultures-numeriques/
2 réflexions sur “Techniques de soi et savoirs subalternes: le groupe des Causeries populaires”