Voter contre Le Pen

Un des commentaires les plus fréquents sur la situation du deuxième tour des élections présidentielles s’appuie sur l’idée d’un « double rejet » de Macron et Le Pen.

Nous proposons ici de dépasser cette situation de double rejet, qui est aussi la nôtre, en essayant de montrer pourquoi le vote contre Le Pen peut avoir un contenu positif. Cette proposition est dans la continuité de notre contribution de décembre 2014, « Le pont des Français tiendra. Ou l’opposition au Front national » (1).

VOTER CONTRE LE PEN, VOTER CONTRE POUTINE

En 2014, nous avions pris comme exemple du combat contre le Front national le thème central de la relation entre nationalistes et nation (« Pourquoi les nationalistes s’en prennent à la nation au lieu de la défendre ? ») et nous disions ceci :

« La dénonciation du soutien réciproque FN – Poutine devient un thème majeur des opposants au FN. Il n’est pas très difficile d’argumenter sur ce curieux amour de la nation qui pousse toujours les nationalistes à adorer des puissances étrangères hostiles ou ennemies. On est là en quelque sorte dans une tradition. De plus, la position du FN sur l’Ukraine, la Syrie et la Libye illustre parfaitement la responsabilité des nationalismes comme fauteurs de guerre ».

L’agression de Poutine contre l’Ukraine et la résistance héroïque des Ukrainiens donnent un sens nouveau et dramatique à cette dénonciation. Le Pen s’est contentée de dénoncer du bout des lèvres « l’agression » sans mettre en cause le système néo – impérial russe ni la dictature poutinienne.

Parmi les partis nationalistes européens, qui parlent ici en connaisseurs, le Rassemblement national passe pour ce qu’il est : une structure inféodée à Poutine, dont les dirigeants partagent largement la « vision du monde ». C’est ainsi que les partis nationalistes polonais et lithuaniens dénoncent régulièrement les relations étroites du FN, puis du RN, et en particulier de Marine Le Pen, avec le pouvoir russe.

Le Pen qui, dans sa recherche de respectabilité, n’a pas hésité à changer d’avis sur de nombreux sujets, y compris de politique étrangère (comme l’abandon de l’euro), est une alliée fidèle de Poutine qu’elle admire. Le volet financier est le plus connu : le Rassemblement national est financé par Poutine. Ce scandale a fini par être difficilement mais suffisamment connu pour l’obliger à changer de banquier. Elle a dû alors chercher ses financements en Hongrie, auprès du nationaliste Orban qui affiche une politique de neutralité fictive par rapport à la guerre russo – ukrainienne.

 Cet aspect financier n’est pas le seul. Faisons le point : négation de l’annexion de la Crimée (« Je ne crois absolument pas qu’on puisse dire qu’il y a eu une annexion illégale ») ; révolution de la place Maïdan qualifiée de « coup d’état » ; pour prix de l’accueil que lui a fait Poutine en 2017, condamnation des sanctions pourtant bien limitées de l’Union européenne (« Nous ne croyons pas à une diplomatie de menaces, de sanctions ou à une diplomatie de chantage que l’Union européenne, malheureusement, applique de plus en plus contre la Fédération de Russie et ses propres membres. »). Dans la période récente, Le Pen s’est aussi signalée par son soutien à Spoutnik V, l’admirable vaccin russe anti-COVID.

En dépit de sa condamnation de l’agression russe, elle se déclare « réservée sur la livraison d’armes à l’Ukraine », et exprime des doutes sur les massacres de Boutcha. Mais le plus important, le point où elle reste l’alliée constante du dictateur russe, c’est sa position pour la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, position non négociable avec Poutine et réaffirmée dans son programme en pleine période de guerre.

Il n’est pas difficile d’imaginer la réaction du peuple et du gouvernement ukrainiens si Le Pen obtenait un bon résultat : le sentiment de ne pas pouvoir compter vraiment sur les autres européens, la crainte d’une trahison, le repli sur l’alliance avec les Etats-Unis, considérés comme plus fiables. En revanche, il nous est possible de manifester notre solidarité avec les Ukrainiens par notre vote. Ce vote, loin d’être une formalité, devient alors une action politique positive. Voter contre Le Pen, c’est voter contre Poutine, c’est soutenir l’Ukraine. Il faut enlever à Poutine la « bonne nouvelle française ». Non, les Français ne cèdent pas à ses menaces et ne croient pas à sa propagande. Oui, ils se tiennent aux côtés des Ukrainiens et attendent de leur gouvernement une solidarité avec la résistance ukrainienne plus effective. Tel est le sens que nous pouvons donner à notre vote. Il ne peut se dégager d’une abstention ou d’un vote nul ; il nécessite un vote Macron et le plus large écart entre les deux candidats, malgré Macron, malgré notre rejet de Macron et notre opposition à Macron.

Il ne s’agit pas seulement d’une question de politique étrangère. Car, si Le Pen est aussi proche de Poutine ce n’est pas seulement à cause du financement, mais à cause de leur proximité politique.

ON N’ESSAIE PAS L’EXTREME – DROITE

Et cette proximité tient en un mot : comme Poutine, Le Pen est d’extrême – droite. Pourtant, sans s’embarrasser de subtilités, elle veut faire croire que sa politique de dédiabolisation devrait amener ses adversaires politiques à ne plus la qualifier ainsi. Le seul argument utilisé est une grosse ficelle : le Rassemblement National serait différent du fascisme italien ou du nazisme. En réalité, le Front National, puis le Rassemblement National poursuivent avec persistance leur projet de mouvement d’extrême-droite nationaliste d’après la Seconde Guerre. Ce projet est nécessairement différent des mouvements fascistes historiques. Dans l’Europe d’après la Seconde Guerre et d’après la Shoah, il y a peu de place pour les mouvements qui visent explicitement à ressusciter le nazisme ou le fascisme.Mais si un nationaliste d’après-guerre est différent d’un nationaliste du début du XXème siècle, il n’en devient pas un authentique patriote pour autant ; et si un mouvement d’extrême-droite d’après-guerre ne reprend pas les codes des mouvements d’extrême – droite avant-guerre, cela n’en fait pas un mouvement démocrate.

En réalité, les thèmes clés du programme de Le Pen sont très exactement ceux de l’extrême-droite classique : nationalisme, xénophobie, racisme, populisme, autoritarisme. Seule la « lepennisation des esprits » explique que ces évidences ne sont plus relevées par certains et que beaucoup n’osent plus les brandir comme critiques du programme du RN.

Mais il y a plus et du nouveau. Le Pen a voulu donner un caractère réaliste à ses propositions en expliquant comment le nouveau pouvoir d’extrême-droite les mettrait en œuvre. Les nationalistes se révèlent crûment comme des fauteurs de divisions de la société et de la nation. Dans le climat de tensions actuelles, ce ne sont plus seulement l’idéologie et la propagande du RN qui alimenteraient un climat de guerre civile, c’est l’intervention même du pouvoir d’état. Il est frappant de constater que nombre de projets de Le Pen possèdent la même caractéristique, comme une marque de fabrication : ils provoquent une nouvelle division au sein de la société ; ils doivent passer en force ; ils nécessitent, pour résoudre les conflits, une répression administrative ou policière. Au total, c’est un processus qui est enclenché à partir des sommets du pouvoir, une spirale de la division et de l’autoritarisme.

En voici quelques exemples.

L’interdiction du voile dans « l’espace public »

Sur le fond, Le Pen a présenté cette mesure en lui donnant successivement des significations bien différentes. Elle a d’abord visé le « voile islamique », comme signe religieux extérieur, dans « l’espace public », notion on ne peut plus équivoque. L’idée générale était de « laïciser » par la force. Pour faire bon poids, le RN aurait demandé aux juifs de mettre leur kippa dans leur poche quand ils marchent dans la rue. Pour la présidentielle, on est passé à l’interdiction du « voile islamiste ». Il est vrai que les groupes islamistes font campagne pour le voile et divisent les musulmans autour de cette pratique. Mais l’expression d’une opinion islamiste n’est pas un délit en France ; et comment distinguer « voile islamiste » et « voile islamique non islamiste » ? Passons sur le ridicule d’être le seul pays à adopter une telle mesure depuis la disparition de l’Albanie communiste, grand modèle des libertés.

La mise en œuvre d’une telle politique ne peut engendrer que des scandales à répétition, des provocations de toutes parts – on peut compter sur les groupuscules de Zemmour comme sur les Frères musulmans. Elle mettra les policiers dans une situation impossible, déclenchant cette spirale de la division et de la répression.

Le contrôle des manuels scolaires

Ce point a été peu relevé. Le Pen veut « reprendre en main le contenu et les modalités de l’enseignement ». Le Parlement fixera « de manière concise et limitative ce qui est attendu des élèves à la fin de chaque cycle ». Le « détail (de ces programmes) et les labels validant les manuels scolaires relèveront du ministre ». Il s’agit là d’une transformation considérable. Le principe actuel combine : fixation du programme par le ministère, liberté des éditeurs et choix par les enseignants. C’est le système libéral de Jules Ferry et Ferdinand Buisson. L’autorisation préalable a été pratiquée en France à l’époque de Napoléon, pendant l’ordre moral au début de la IIIème République, et sous Vichy.

Cette mise sous tutelle politique du contenu des enseignements suscitera des conflits à répétition entre enseignants et inspecteurs, des grèves des manuels, des sanctions, une montée de l’autoritarisme et une police de l’enseignement dans un ministère qui n’en a pas besoin.

La mise en place de la « priorité nationale »

Les mesures anti-immigrés, anti-réfugiés et anti-réfugiés sont celles qui manifestent le plus clairement la continuité de la politique d’extrême-droite. Rappelons-les : suppression du droit du sol ; durcissement de l’asile ; priorité nationale pour l’emploi et le logement ; fin du regroupement familial ; aides sociales réservées aux Français et prestations de solidarité conditionnées à cinq ans de travail.

Le Pen veut inscrire la « priorité nationale » dans la Constitution. Pour ce faire, elle prévoit de passer par l’article 11, organisant un referendum qui lui permettrait de court-circuiter le Parlement. Or si cet article permet bien d’éviter le Parlement, il ne permet pas de réviser la constitution. Le Pen assume ce passage en force : elle veut jouer le peuple contre les élus plutôt que d’utiliser la voie légale, dans une démarche qui rappelle clairement les pratiques d’un Orban ou d’un Poutine. Il s’agit de partir d’une provocation venue d’en haut pour légitimer toutes les mesures discriminatoires prévues contre les immigrés. Le Pen ne veut pas une politique des petits pas ; elle veut aller au clash et imposer un pouvoir autoritaire, « illibéral ».

Là aussi, notre vote peut devenir une action politique positive. Elle signifie : solidarité avec les étrangers, avec tous ceux que Le Pen essaiera d’entraîner dans cette spirale de provocations, de divisions et de répressions.

Nous sommes des opposants à Macron. Nous l’avons vu banaliser l’extrême-droite: flirt avec De Villiers, interview dans Valeurs Actuelles, Marion Maréchal reçue à l’Elysée, Darmanin reprochant à Le Pen sa mollesse. Nous l’avons vu refaire les mêmes erreurs que Jospin et Hollande, pensant que la situation économique ou la gestion de la pandémie ferait reculer le RN. Nous voyons la confusion extrême, l’immaturité, et l’impuissance dont il fait preuve dans son opposition à Le Pen : prescrivant tantôt d’éviter l’approche moraliste et tantôt de garder la notion d’«extrême-droite». Et surtout nous l’avons vu pendant cinq ans cumuler les postures autoritaires et anti-démocratiques : sur « ceux qui ne sont rien », les chômeurs « qui n’ont qu’à traverser la rue », ceux qui coûtent un « pognon de dingues » ; l’ISF supprimée et les cinq euros par mois d’APL rabotés au détriment des foyers modestes ; les violences policières contre les gilets jaunes et les migrants évacués à Paris et Calais. Sur le plan intellectuel, il est pour nous un schéma d’horreur pure. Nous ne voyons qu’un point positif : parfois, lui ou son entourage nous ont fait rire.

Nous voterons pour lui, votant ainsi contre Le Pen.

LE PONT DES FRANÇAIS TIENDRA !

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