Sur la crise des partis politiques

Un article du Groupe de lecture -Simone Weil.

La crise du système constitutionnel – entendu non pas, au sens étroit, comme crise de l’ensemble des institutions, mais comme crise de la polis, c’est-à-dire du processus qui constitue en sujet politique quelque chose qu’on appelle « république » ou « société démocratique » – est triple : elle est une crise des élections, de la représentation, et des partis politiques.

La crise des élections se situe d’abord du côté des électeurs. Elle est mesurée et interprétée avant même d’avoir été comprise. La présentation par le Monde des résultats du deuxième tour des présidentielles, montrant un groupe abstentionniste supérieur à celui des électeurs de Le Pen, ainsi qu’un groupe des votes blancs ou nuls, inférieur, mais néanmoins considérable, a frappé les esprits (1).

On devrait faire remarquer aussi que la crise des élections ne se situe pas seulement du côté des électeurs mais aussi du côté des candidats et ce n’est pas le seul Poutou qui a pu afficher cette sorte de langueur électorale dont Hidalgo, Jadot, Pécresse et même Macron ont semblé atteints, et qui paraissait bien éloignée du prétendu tempérament agonistique propre aux acteurs de la démocratie. Eux-mêmes n’y croient plus ; le spectacle a toujours été mauvais, il devient déprimant.

La crise de la représentation se comprend comme une crise dans la production d’une représentativité. C’est ainsi que le mode de scrutin des législatives a, jusqu’à maintenant, privé l’extrême – droite, la deuxième force politique du pays, de la possibilité de constituer un groupe à l’Assemblée nationale.

Mais le plus important est ailleurs : les assemblées élues ne sont pas représentatives de la vie politique. Qu’on soit favorable ou non à la démocratie représentative, il est évident que le système représentatif suppose, et même impose une certaine qualité de la représentativité, notamment un minimum de représentativité des candidats et des élus par rapport à la vie politique réelle.

Contrairement à ce que certains commentateurs « républicains » ont tenté de faire valoir en soulignant la diversité de l’ « offre politique » (!) lors des présidentielles, cette offre excluait a priori de nombreux courants présents et actifs dans la vie politique qui n’ont pu trouver à s’exprimer par l’intermédiaire des candidatures présumées fédératrices. Certes ces courants sont « petits » ; mais si la vie de la polis s’organise comme une multitude d’expériences, individuelles ou collectives, faisant référence à de petits courants politiques, voire les inspirant, c’est à la représentation d’en rendre compte et non de s’en détourner pour produire une scène politique officielle mondaine et arbitraire, en un mot un spectacle.

Ce n’est pas au réel politique, à sa présence, de ressembler à la re-présentation ; c’est au contraire à la re-présentation de produire une image qui convient du réel politique. Ce point deviendra central lorsqu’il faudra passer à une combinaison toute nouvelle des démocraties directe et indirecte (dite « représentative »), situation dont on se rapproche.

Mais même dans le cadre d’une démocratie indirecte aussi défectueuse que l’actuelle, un minimum de représentativité de la vie politique est nécessaire. Il est toujours préférable, pour un débat de qualité, que les arguments soient portés par ceux qui les connaissent le mieux, et cela, indépendamment de leur orientation. Tel a été le cas, par exemple, des décroissants, et autres courants critiques de la technique, qu’on n’a pas pu entendre dans la campagne. Un exemple a contrario a été donné par le succès initial de Zemmour, s’expliquant certes par ses soutiens médiatiques et financiers, mais aussi par le fait qu’ayant préempté les arguments d’extrême-droite, il s’est retrouvé au début sans aucun véritable adversaire au sein de la campagne officielle : la riposte à Zemmour est donc venue de l’extérieur d’une campagne résolument décalée par rapport à la vie politique.

Ces deux crises, crise des élections et crise de la représentation, sont distinctes et ont leur propre logique. Cependant elles prolongent aussi, jusqu’à un certain point, la crise des partis politiques.

La crise des partis est d’abord apparue comme une crise des partis dits de gouvernement, anciens ou plus récents, grands ou petits : le PS, LR, le PCF, et aussi les écologistes. Elle est aujourd’hui tellement avancée que certains de ces partis sont menacés de disparaître.

Ces partis ont beaucoup de difficultés à affronter leur situation parce que leur crise n’est pas politique au sens habituel. Elle est certes une crise électorale et organisationnelle. Mais elle est surtout une crise intellectuelle et morale qui nécessite ce qui leur fait le plus cruellement défaut : la culture de soi. La crise du parti comme forme politique est d’abord une crise des hommes. Nous nous permettons sur ce point de renvoyer aux travaux que nous avons diffusés depuis sept ans, tels que l’article « Démocratie et culture de soi » :

Il faut encore ajouter qu’aucun de ces partis de gouvernement n’a su être un parti d’opposition, ni n’a même tenté sérieusement d’y arriver. Et en particulier, ils n’ont pas semblé être concernés par les différents mouvements politiques pratiques. Depuis de longues années, les grands mouvements échappent aux grands partis, qu’ils soient de gauche ou de droite : Bonnets rouges, Je-suis-Charlie, opposition à la loi El Khomri, Me-too, Extinction rébellion, Gilets jaunes.

Devant cette situation de crise avérée des anciens partis de gouvernement, la plupart des commentateurs ont directement validé la substitution d’un nouveau schéma à trois (macronisme, RN, mélenchonisme) à l’ancien schéma droite-gauche, qui boitait depuis longtemps avec le succès idéologique du lepenisme, sa progression constante, et sa position aux élections présidentielles (2). Ce nouveau schéma à trois est supposé se caractériser par une « extrêmisation » de la vie politique ; certains ne s’épargnent même pas le ridicule de qualifier le macronisme d’ « extrême-centre ».

Mais qui peut raisonnablement soutenir que le nouveau schéma à trois sortira les partis de leur crise alors que l’on constate que la crise des élections et la crise de la représentation ne font qu’empirer ?

Un observateur de droite avisé, tel que Dominique Reynié, pointe le fossé entre la vie politique réelle et la représentation. Il en tire des conclusions opposées aux nôtres mais son observation est bonne (3). Rien de ce côté ne s’est véritablement calmé avec le premier quinquennat Macron.

On observe d’ailleurs que les trois nouveaux pôles ont de nombreux points communs : la prééminence et le culte du leader ; la faiblesse des cadres et la nullité des militants qui s’emploient à justifier les critiques du militantisme développées dans l’après 68 (4); le centralisme, l’autoritarisme et le népotisme ; une tendance à la vulgarité, au sectarisme, et même à la violence dans les relations « avec l’extérieur » ; une coupure ahurissante avec la « vraie » vie politique, et notamment avec les mouvements pratiques, qui contraste avec la revendication pétaradante d’être on ne peut plus lié, connecté, ou simplement proche de la société (5).

Afin d’approfondir cette question de la crise des partis dans le nouveau schéma, nous avons mené une lecture collective, comme nous avons déjà pu le faire sur des textes de Landauer, Buber, Guillaume ou Rocker, de l’essai de Simone Weil « Note sur la suppression générale des partis politiques ». Nous avons d’ailleurs repris ce texte sur notre site (6).

S’il existe toute une littérature médiocre sur les partis politiques, venue de la sociologie ou des « sciences politiques », il y a peu de grand livre sur ce sujet, et en particulier peu de grand livre philosophique. Or l’approche de Simone Weil est de bout en bout philosophique. C’est un livre difficile et qui fascine par une puissance réelle d’implication du lecteur. C’est aussi un livre actuel, comme le démontre parfaitement ces deux passages :

« Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public.

Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l’étendue d’un pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. »

« Presque partout – et même souvent pour des problèmes purement techniques – l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée.

C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.

Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. »

Simone Weil, afin, comme elle le dit, d’ « apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public » discerne ce qu’elle considère comme les trois caractères essentiels des partis.

Première caractéristique : les partis politiques n’ont pas d’autre finalité que leur propre croissance, en tant que parti, ou par l’intermédiaire de l’état qu’ils parviennent à contrôler. « La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. » Cette absence de limite est absolument centrale ; elle vaut pour les partis démocratiques qui respectent les élections, et, encore plus, pour les partis révolutionnaires. C’est le problème que Victor Considerant (7) avait essayé de résoudre. D’après les partis politiques, toutes leurs difficultés, tous leurs échecs ne tiendraient qu’au manque de temps, aux changements de circonstances, bref aux limites du réel. Systématiquement ils refusent de se reconnaître et de se soumettre à une limite, qui pourtant s’impose clairement : ils ne sont pas eux mêmes une fin, mais simplement un moyen.

Cette absence de limite est évidente dans le cas des programmes. Aucun parti ne se considère comme sérieusement limité, dans les deux sens, par un programme. Aucun parti ne se considère comme « lié » par ce programme, dans le double sens où il devrait d’une part l’appliquer, et d’autre part s’arrêter à cette application. La chose est manifeste pour le RN, en raison même de sa nature de parti d’extrême droite. Mais la situation n’est pas différente pour la France insoumise et la nouvelle alliance électorale qu’elle a suscitée. Quel est le programme de Nupes ? La vision qu’ont les ralliés, PS, PC ou écolos, du programme pour les législatives ? Ou, plutôt, celle qu’en a la France Insoumise ? A moins que ce ne soit le programme de Mélenchon pour les présidentielles ? Ou bien encore le programme initial de la France insoumise ? Evidemment, la plupart des électeurs ont sur ces points un jugement totalement désabusé et considèrent, à juste titre, que les partis n’appliquent pas leurs promesses. Mais les partis, non tenus par des programmes, n’acceptent pas plus l’idée d’être mandatés, de devoir agir dans la limite du programme. De ce point de vue, le comble est atteint par les macroniens dont personne ne saurait décrire le contenu du programme électoral. Macron est d’ailleurs une excellente illustration de la thèse de Simone Weil sur la recherche d’un pouvoir sans aucune limite. Sa tactique a consisté à ruiner la situation de tous ses concurrents de droite et de gauche, en favorisant ses adversaires plus antagoniques. Une telle tactique est l’importation, dans la sphère politique, des agencements caractéristiques du marketing. Mélenchon n’est pas en reste et il est frappant de constater que la destruction de la gauche, et de l’union de gauche, a été son objectif premier et constant. Il est peu vraisemblable que la réanimation purement électoraliste d’une pseudo alliance « à gauche » suffise à reconstruire quoi que ce soit sur ce champ de ruines que sont devenus la gauche et l’électorat de gauche.

La deuxième caractéristique du parti politique est d’être « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres ».

Elle prolonge la première : si le développement sans limite du parti est sa véritable finalité, une pression de l’ensemble du parti sur les pensées de ses membres, individuellement ou collectivement s’impose pour garantir que ces pensées soient conformes aux exigences d’un tel développement sans limites, exigences qui sont les seuls critères de la vérité et du bien.

Le membre du parti qui ne plie pas totalement devant cette pression est condamné à mentir : au parti, au public, à soi-même, la première forme étant de loin la moins mauvaise . Ce qui amène Simone Weil à tirer cette conclusion : « …Si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal. »

Lorsqu’elle écrit son essai, en 1940, Simone Weil est particulièrement marquée par l’exemple du parti communiste. Le refus de mentir, l’indocilité se paient alors à un prix particulièrement élevé : « …Le système des partis comporte les pénalités les plus douloureuses pour l’indocilité. Des pénalités qui atteignent presque tout – la carrière, les sentiments, l’amitié, la réputation, la partie extérieure de l’honneur, parfois même la vie de famille. Le parti communiste a porté le système à sa perfection. » Dans l’histoire, cette perfection du parti communiste s’est déployé autour de différentes versions : la bolchévisation, les procès staliniens, la pratique standard de l’épuration, la lutte de ligne maoiste et la « révolution » culturelle. Simone Weil se range dans le camp de ceux qui non seulement refusent de payer ce prix là, mais qui voient dans ces pratiques, non pas un excès périphérique, mais plutôt le centre du devenir totalitaire du communisme : les Boris Souvarine, Arthur Koestler, Albert Camus, Simon Leys.

Pour autant, on s’égarerait à penser que la contrainte au mensonge a fait son temps dans les partis. Un événement récent a remis en pleine lumière ce tryptique « mentir au parti/au public/à soi-même ». Il n’y a pas de raison de penser que Clémentine Autain, face aux révélations sur Taha Bouhafs, ait été tentée de mentir au parti. Il semble plus probable qu’elle a dit la vérité au parti ; mais que dire au public sachant qu’il faut bien « défendre le parti » ? Elle a d’abord opté pour mentir au public, puis elle a dit la vérité, ou un bout de vérité. Elle était alors déjà entrée dans le mensonge du troisième type, le « se mentir à soi-même », chercher et échouer à se convaincre. Le rôle pitoyable tenu par Clémentine Autain descendait directement du texte impitoyable de Simone Weil.

Il faut avouer que le mécanisme d’oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l’hérésie.

Chaque parti …est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication.

Troisième caractéristique : Le parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.

Cette passion collective est en quelque sorte le corollaire ou la contre-partie de la pression pour mentir. Le mensonge individuel et collectif bascule dans un état d’hypnose, d’auto-suggestion : le chef est un prophète, un orateur extraordinaire, un stratège hors pair, une femme du peuple, un Bonaparte ou un Jupiter, un Gambetta, un Jaurès. Il faut convenir que l’exemple le plus ridicule d’une semblable passion a été donné par l’improbable campagne de Zemmour.

Partout où sévissent encore les partis politiques, l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée, et la passion collective artificielle se substitue à la volonté et à l’action politique.

Nous tirons plusieurs hypothèses de cette réflexion.

1)L’activité et l’existence des partis politiques sont aujourd’hui durablement séparées de la vie politique réelle.

2)Ce n’est pas en confiant à ces partis le maniement de tel ou tel dispositif de législation directe que les choses changeront.

3)Les partis politiques sont visiblement devenus un obstacle dans la mise en place d’un système de compromis actif démocratie directe – démocratie indirecte.

4)Il n’est même pas certain qu’ils continuent d’être utiles au système représentatif ; les tenants de ce système ont une attitude suicidaire en liquidant les partis.

La vie est devenue difficile pour les partis politiques. Demain ce sera pire. Il faut employer un peu de notre temps au bénéfice d’une si belle perspective.

Les Obscurs

Groupe de lecture-Simone Weil

24 mai 2022

Notes

1)Résultats du deuxième tour en chiffres bruts. Macron : 18 768 639. Abstention : 13 655 861. Le Pen : 13 288 686. Blancs et Nuls : 3 039 153.

2)Voir, pour une analyse de la progression du F.N, notre article de 2014 : « Le pont des Français tiendra, ou l’opposition au Front national » https://lesobscurs.wordpress.com/2019/10/31/le-pont-des-francais-tiendra-ou-lopposition-au-front-national/

3)Dominique Reynié, « Ce ne sont pas les institutions qui empêchent de conduire les réformes », tribune libre dans le Figaro du 16/05/2022 :

« Maintes fois mesurée, si souvent commentée depuis un quart de siècle, cette défiance n’a jamais constitué un véritable objet de préoccupation pour les gouvernants. Pourtant, elle est devenue si profonde que le lien politique est désormais en péril, comme on vient de le voir lors de la présidentielle, et comme on le voit dans ces multiples protestations anomiques qu’illustrent les gilets jaunes, les zadistes, les antispécistes, black blocs, antivax, anti-passe, anti-antennes relais, anti-compteurs Linky, etc. »

4)Voir notamment « Le militantisme, stade suprême de l’aliénation », par l’Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires, 1972.

5)Evidemment, à les entendre, il ne s’agirait pas du tout de la même société : les actifs économiques pour Macron, le peuple pour Le Pen, les « gens » et les minorités pour Mélenchon. Ils n’hésiteront pas d’ailleurs à changer de clientèle.

6)https://lesobscurs.wordpress.com/2022/05/16/simone-weil-note-sur-la-suppression-generale-des-partis-politiques/

7)Alain Giffard « La démocratie directe de pouvoir » https://lesobscurs.wordpress.com/2022/05/07/la-democratie-directe-de-pouvoir/

Une réflexion sur “Sur la crise des partis politiques

Laisser un commentaire