anarchie minuscule

A propos d’un article d’Anne Steiner sur Anna Mahé

Par Alain Giffard

L’article d’Anne Steiner sur Anna Mahé est sûrement l’une des entrées les plus intéressantes du premier numéro de la revue brasero (1). Cela n’est pas surprenant puisque l’auteure est très certainement la meilleure connaisseuse de l’histoire du groupe des Causeries populaires animé par Albert Libertad. Elle réussit d’ailleurs le tour de force de récapituler ses recherches sur Anna Mahé – dont nous avions une première idée par l’article du Maîtron en ligne (2) – tout en donnant les informations de base au lecteur qui ignorerait tout de l’anarchisme « individualiste » et des Causeries populaires.

Bien que les autres aspects ne soient pas négligés, le centre de l’article – à juste titre, me semble-t-il – est la question de l’éducation. Pour tous les anarchistes de cette époque, l’éducation et la culture ne sont pas seulement des facteurs importants de la société, mais des domaines d’action immédiate, directe.

L’idée selon laquelle le changement social ne peut être l’œuvre que d’individus conscients, et non de masses mobilisées, est une de celles qui différencient le plus nettement l’anarchie, dans son ensemble, du socialisme de type marxiste, dans son ensemble, à l’époque comme aujourd’hui. Pelloutier, anarcho-syndicaliste animateur des Bourses du travail, n’est pas moins éducationniste que Robin, l’expérimentateur de Cempuis. Les débuts du XXème siècle sont marqués par une floraison d’expériences et de contributions. 1900 : publication en français de « L’Education libertaire » de Domela Nieuwenhuis. 1901 : l’Escuela Moderna de Francisco Ferrer à Barcelone. 1904 : la Ruche, de Sébastien Faure à Rambouillet. 1906 : l’Avenir social de Madeleine Vernet à Epône.

Pour le groupe des Causeries populaires, né d’une scission avec les Universités populaires, qui, d’une part, se refuse à tout attentisme (Libertad : « On ne va pas attendre cent ans pour vivre en anarchistes »), et, d’autre part, met la culture de soi au cœur de sa philosophie (3), la formation, au sens large : éducation des enfants, formation et auto-formation des adultes, est une question centrale, théoriquement et pratiquement.

Dans l’agencement collectif que constitue le groupe, Anna Mahé est, précisément sur cette question, à la fois le vecteur avec l’extérieur (polémiques, comparaison des expérimentations), et, plus important peut-être, celle qui tisse les liens entre les différentes instances de la question éducation.

Anne Steiner nous ouvre ce dossier : les débuts d’Anna comme institutrice ; pourquoi elle abandonne, refusant de confier son bébé à une nourrice ; son rôle de rédactrice (elle apparaît dans la manchette du journal l’anarchie aux côtés de Libertad) et de typographe; sa position en faveur de l’orthographe simplifié ; l’enfant considéré comme doué de raison et le refus du « langage bébé » ; la critique des programmes et de l’instruction civique ; la mixité scolaire ; l’opposition à l’internat ; l’organisation de « balades champêtres » et les séjours à Chatelaillon, qualifié par Anne Steiner de « phalanstère estival ». Il ne servirait à rien que je paraphrase un article excellent : lisez-le.

Je vais me contenter d’un exemple pour essayer de montrer comment Anna Mahé travaille, comment elle est à la fois ce vecteur avec les débats extérieurs et cette tisseuse de liens évoquée plus haut. On sait qu’elle a imposé la minuscule ou bas-de-casse pour le titre du journal : « l’anarchie », plutôt que « L’Anarchie », ou « L’ANARCHIE ». Cette décision est souvent rapprochée de ses positions sur la réforme de l’orthographe, puisqu’elle ne se contente pas de prôner l’orthographe simplifiée de type phonographique : elle écrit en écriture simplifiée ; elle impose ainsi la présence de cette écriture dans le journal, même si elle est la seule à l’utiliser. Il y a certainement un lien entre orthographie et typographie, mais lequel ?

Anna Mahé aimait les minuscules. Avec Libertad, elle avait donné à leur fils ce surnom : « Minus » (avec une majuscule ; c’est en somme l’opération inverse). Le choix du titre « l’anarchie » est un geste de typographe : élever le bas (de casse ; les minuscules étaient rangées en bas du casier de composition) en haut (dans le titre du journal). Le lecteur s’interroge : quelle est cette anarchie minuscule ? Le texte répond : nous ne sommes ni une institution, ni un organe vénérable, plutôt un collectif de jeunes irrespectueux de toute autorité ; ne nous confondez pas avec les grands de l’anarchie. Mais il répond encore : toute anarchie est une culture mineure ; autrement dit : la véritable anarchie est ici.

Il y a donc bien un lien entre les orientations orthographiques et typographiques d’Anna Mahé. Il est politique : c’est l’autorité contestée, la hiérarchie renversée. L’orthographe académique est retournée au profit de la phonographie, comme la hiérarchie (notion centrale de la typographie normalisée) entre capitales et bas-de-casse est elle-même renversée.

Ces deux exemples sont facilement évoqués ensemble comme s’ils relevaient d’un certain avant-gardisme, voire d’un tempérament porté aux excès et à l’originalité. Dans « Les cloches de Bâle » Aragon présente Anna comme une sorte d’excitée. Jusqu’à quel point la position d’Anna en faveur d’une dose de phonographie était-elle singulière ou avant-gardiste ?

A juste titre, Anne Steiner rappelle que sa critique contre « l’immense perte de temps qu’implique l’étude de l’orthographe, difficile à maitriser car dépourvue de logique » était la position alors défendue par les amicales d’instituteurs et d’institutrices, puis, à partir de 1904, par les premiers syndicats d’enseignants du primaire.

Oui, mais la phonographie, tout-de-même ?

Pour répondre à cette question, je suggère un retour de près de quarante ans. Nous sommes en 1867, au deuxième congrès de l’Association Internationale des Travailleurs (la Première Internationale). L’anarchiste Paul Robin présente son rapport sur l’enseignement intégral qui n’est pas débattu ; on discute longuement en revanche du rapport de James Guillaume sur la phonographie. Une résolution est adoptée pour « une langue universelle et une réforme de l’orthographe dans l’intérêt de l’unité du peuple et de la fraternité des nations ». James Guillaume est responsable des procès-verbaux en langue française de l’AIT. Fritz Robert rédige en phonographie ceux de la section suisse. Il y a donc une source propre au mouvement ouvrier et à l’anarchisme sur ce type de questions. Comme l’indique la bibliographie de Guillaume constituée par Charles Heimberg et Jean Charles Buttier, le compagnon de Bakounine n’a jamais cessé de suivre la question de la « réforme orthographique ». En 1890, il signe deux notes de lecture sur le sujet dans « La Revue Pédagogique » (4).

Il est peu probable qu’Anna Mahé l’ignorait. A son époque, Guillaume et Robin font partie de ces anarchistes qui acceptent de travailler avec Ferdinand Buisson au ministère de l’éducation nationale.
Guillaume est âgé, discret, mais bien connu dans les milieux anarchistes et anarcho-syndicalistes ; il anime l’Université populaire du 14ème arrondissement.

Plus généralement, la période connait un véritable engouement pour les questions de technologie et de méthodologie intellectuelles. La phonographie apparaît dans les livres de Jarry et d’Anatole France. Elle voisine souvent avec les projets de langue universelle, esperanto et autres.

Le projet d’école du groupe des Causeries populaires, qui était supposé être le troisième pilier, après les causeries stricto sensu, le journal et l’imprimerie, ne vit jamais le jour. C’était probablement celui auquel Anna Mahé tenait le plus.

J’ai consigné ces quelques remarques, à l’occasion de ce compte-rendu de l’article d’Anne Steiner, pour suggérer que la position d’Anna Mahé sur toutes ces questions, certainement radicale, était loin d’être marginale : elle était bien de son temps et d’une certaine anarchie.

  • Anne Steiner, « Anna Mahé, de l’anarchie au jokari » in brasero n° 1, novembre 2021

Pour un compte-rendu d’ensemble, je signale celui de Francis Linart

  • Guillaume Davranche, Dominique Petit, Anne Steiner, Michel Chevance

https://maitron.fr/spip.php?article154632

  • Je me permets de renvoyer à mon article :

« Techniques de soi et savoirs subalternes : le groupe des causeries populaires »

« Les débats éducatifs au sein de l’AIT et de la Fédération jurassienne (1869-1876) »

« James Guillaume et la pédagogie de l’émancipation » https://lesobscurs.wordpress.com/2022/03/19/james-guillaume-et-la-pedagogie-de-lemancipation/

Une réflexion sur “anarchie minuscule

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