La guerre des islamistes contre la culture

Par le Collectif Culture Commune

Nous republions cet article, initialement paru en décembre 2015 sous le titre « La culture, cible de Daësh » sur le site du Collectif Culture Commune. Au lendemain de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie, il nous semble donner la juste mesure de cette guerre islamiste contre la culture, la vie de l’esprit, la pluralité des formes-de-vie.

On a souligné, à juste titre, que les tueurs du 13 novembre avaient cherché et réussi à atteindre la culture.

D’autres facteurs de haine sont aussi intervenus : l’anti-sémitisme, la crainte de la mixité, la rancœur contre les prétendus « apostats », critères qui étaient déjà à l’oeuvre dans les tueries de 2012 (Merah) et 2015 (les frères Kouaichi et Coulibaly). Ce sont là les cibles assignées aux djihadistes salafistes par Abu Mus’ab al – Suri, dans le livre Global resistance .

Paris, capitale de l’abomination et de la perversion

Mais, en novembre dernier, la culture était clairement visée. Sous l’espèce de ses lieux (le théâtre), de ses activités distinctives (la musique vivante instrumentale), de ses publics (les amateurs) ou de ses professionnels, de son éthique (le type de civilité caractéristique des cafés et de leur terrasse), sous l’espèce de la fête que ce soit au Bataclan ou au grand stade.

« Abomination, perversion, idolâtrie » : Paris, les Parisiennes, les Parisiens s’honorent aujourd’hui de ces distinctions qui auraient ravi Voltaire et qui toutes s’adressent au Paris de la fête et de la culture.

Ce n’est pas la première, ni la dernière fois que les djihadistes salafistes s’en prennent à la culture. Mais peut-être le caractère systématique de ces attaques, et l’orientation stratégique, dont il est le symptôme et l’effet, n’ont-ils pas été suffisamment mis en relief. En tout cas, l’expression de « terrorisme aveugle », fréquemment employée pour distinguer les tueries et attentats de novembre de ceux de janvier, apparaît comme particulièrement mal adaptée (1). On pourrait éventuellement parler d’un terrorisme « massif », mais certainement pas « dépourvu de cibles », dont Daësh a pu écrire qu’elles avaient été « soigneusement choisies ».

La guerre des islamistes et djihadistes contre la culture

Rappelons d’abord le caractère systématique des attaques du djihadisme salafiste contre la culture, au risque de l’énumération, et en les re-situant dans l’histoire déjà ancienne des agressions des islamistes dans ce domaine.

Les attaques contre les écrivains ont été prototypées par le déchaînement de fureur islamiste contre Salman Rushdie (les Versets de Satan 1988) (2), Taslima Nasreen, poète et féministe bengalie (fatwa contre elle en 1993), puis Naguib Mahfouz (Prix Nobel 1988, Les Enfants de Gebelawi, victime d’un grave attentat en 1994).

Théo Van Gogh, auteur du court – métrage Soumission (scénario de Ayaan Hirsi Ali) sur le sort des femmes dans l’Islam est assassiné sauvagement en 2004. Ayaan Ali, auteur d’Insoumise, militante néerlando – somalienne anti – communautariste, est elle-même menacée.

En 2005, le quotidien danois Jyllands-Posten publie douze dessins figurant Mahomet parmi lesquels des caricatures. Les menaces se succèdent, provenant des milieux islamistes les plus divers, des salafistes et des djihadistes. Les caricatures sont reprises en février 2006 par Charlie hebdo et France soir. Les trois responsables du Jyllands-Posten réagissent différemment. Tous cependant seront victimes de menaces ou de tentatives d’assassinat et font partie de la liste des onze personnes à abattre selon Al Qaida. Sur cette liste figuraient aussi, notamment : Charb, Ayaan Hirsi Ali, Salman Rushdie, Lars Vilks. (3)

Le 18 août 2007, l’artiste suédois Lars Vilks publie un dessin représentant une tête supposée être celle de Mahomet sur un corps de chien, dans le journal suédois Neriks Allehanda. Le 15 septembre 2007, Abou Omar-al-Baghdadi, (4) chef de l’organisation Etat Islamique d’Irak met sa tête à prix. Lars Vilks est victime de plusieurs tentatives d’ assassinat.

L’année 2015 est marquée d’abord par la tuerie de Charlie, en janvier, réalisée par les Kouaichi qui se réclament d’Al Qaïda mais travaillent en consortium avec Coulibaly lequel a fait son allégeance à Daësh. En février, à Copenhague, Omar-el-Hussein (allégeance à Daësh) tente d’assassiner Lars Vilks ; le réalisateur danois Finn Norgaard meurt dans cet attentat.

Attaques contre des écoles. Rappelons que les crimes anti-sémites monstrueux de Merah (membre ou proche d’Al Qaïda ; demi-frère chez Daësh), en 2012, ont été commis à la porte de l’école Otzar Hatorah à Toulouse. Le 16 décembre 2014, les djihadistes du Tehrik-e-Taliban Pakistan attaque une école publique de l’armée pakistanaise à Peshawar, tuant 141 personnes dont 132 enfants et jeunes de 10 à 18 ans. Le 2 avril 2015, ce sont les somaliens d’Al-Shabbaab qui attaquent l’université de Garissa au Kenya, tuant 152 personnes dont 142 étudiant(e)s chrétien(ne)s.

Attaques contre des musées. Le 24 mai 2014, le Français Mehdi Nemouche , membre de l’Etat islamique en Irak et au Levant, où il s’est entraîné en 2013, attaque le Musée juif de Bruxelles, tuant quatre personnes. L’attaque du musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars 2015, est revendiquée par l’Etat Islamique qui précise que la cible visée n’était pas le parlement mais bien le musée et ses visiteurs étrangers. Vingt-et-un touristes étrangers sont tués.

Attaques contre des monuments du patrimoine. Les talibans avaient donné l’exemple en détruisant en 2001 les boudhas de Bamiyan. Mais l’Etat Islamique sur ce plan comme sur d’autres s’efforce de battre tous les records de la barbarie. Après la démolition des statues du musée de Mossoul, mise en scène pour la vidéo, les vandales de Daësh ont détruit au bulldozer les ruines assyriennes de l’acropole de Nimroud et d’Hatra, en mars 2015. A Palmyre, la destruction du temple de Baalshamin, en août, est suivie de celle de l’Arc-de-triomphe en octobre. Le 18 août dernier, Khaled Assan, ancien directeur du site archéologique de Palmyre, est décapité par l’EI et son corps mutilé exposé publiquement.

Il faudrait encore évoquer les attaques contre les lieux de culte. En février, Abdel Hamid El-Hussein attaque la synagogue de Copenhague et tue une personne. En mars, un quadruple attentat à Sanaa et Saada, au Yemen, dans les mosquées chiites, fait 142 morts. En avril, Sid Ahmed Glam (vraisemblablement relié à Daësh) tue, à Villejuif, Aurélie Chatelain à l’occasion d’un projet avorté contre des églises catholiques.

La stratégie de Daësh contre la culture et sa mise en échec

Cette récapitulation est certainement pénible. Mais elle a le mérite de nous faire saisir ceci : la culture est bien un objectif central du djihadisme salafiste, et une des cibles principales – voire la cible principale – de son terrorisme. Surtout en comparaison avec les formes antérieures de terrorisme, on constate que les infrastructures, les objectifs économiques ou militaires sont relativement moins visés que le monde de la culture.

Il y a là une orientation certaine. D’où vient-elle ? Du ressentiment, probablement. Mais plus précisément elle relève d’une stratégie. Cette stratégie a été détaillée dans un livre présenté souvent comme le manuel du djihadisme salafiste, qui s’intitule L’administration de la sauvagerie.

La première partie du livre analyse ce qu’il conçoit comme le système de domination occidentale. Ce système reposerait sur trois piliers : la force militaire ; la manipulation médiatique (« deceptive media » dans la traduction anglaise) ; et un troisième pilier, la cohésion culturelle. Or, d’après Abu Bakr Naji, l’auteur individuel ou collectif du traité, la culture serait le maillon faible de la domination occidentale. Faible en deux sens : faible en elle – même, par son manque de consistance ; et faible dans le système, ayant peu de moyens de se défendre et pouvant déséquilibrer la domination dans son ensemble. L’idée ici est donc de harceler le système occidental en attaquant la culture plutôt que les forces armées. C’est là un point qui distingue Daësh d’Al Qaïda. Quand à ce manque de consistance, le diagnostic de Naji est le suivant : « religion corrompue ; disparition de la morale ; intériorisation des inégalités sociales ; culte de l’opulence ; narcissisme et egotisme ; priorité aux plaisirs ; amour du monde prenant le pas sur le sens des valeurs ». On note une certaine proximité avec des critiques venant d’autres criminels comme Kaczynski ou Breijviks.

Comment interpréter cette stratégie de harcèlement des sociétés occidentales visant à jouer sur le « maillon faible » de la culture ?

L’Etat Islamique s’efforce ici de récupérer pour lui le harcèlement culturel des sociétés occidentales conduit par les islamistes de toutes sortes, chiites pro-iraniens, frères musulmans, salafistes, depuis vingt-cinq ans pour ce qui est de sa forme la plus violente. Il y a là un élément de continuité, et de concurrence, notamment avec Al Qaïda. Mais il se distingue par l’horreur insurpassée de ses tueries et le caractère systématique de sa stratégie, conforme à la doctrine Naji.

La culture qui est visée ici englobe mais ne se réduit pas au secteur correspondant aux attributions du ministère du même nom en France. Il recouvre plus largement les domaines de la civilité, de l’éducation, de la vie spirituelle. Par « culture », il faut entendre ici « vie de l’esprit » et l’objectif de Daësh est d’attaquer la consistance et la cohérence de cette vie collective de l’esprit.

De ce point de vue, les opérations menées à Paris en 2015 se sont révélées un échec pour l’Etat Islamique. Alors que le profil des terroristes, ceux de novembre comme ceux de janvier, loin d’être celui de fous de Dieu, ne cachait plus leur véritable nature d’assassins de la société du spectacle (5), les Français ordinaires, la société dans ce qu’elle a de plus quotidien révélaient une consistance imprévue et qui demande à être comprise.

Depuis le 7 janvier, les gens ordinaires inventent le parcours de la dignité retrouvée. Et si cette dignité a pu s’imposer, dès le samedi 14 novembre, et le dimanche 15, c’est parce que la trame de leur vie quotidienne est faite d’un certain souci éthique qui n’est pas extérieur à la culture de soi. Le rassemblement du 7 janvier, quelques heures après les tueries de Charlie exprimait de manière caractéristique une auto-affirmation, une certaine estime de soi qui fit le succès du slogan « Je suis Charlie » et emportait une condamnation politique, mais aussi éthique et culturelle du djihadisme. Le 14 novembre, une autre dimension éthique se révèle et se déploie autour des mémoriaux, des visites, des hommages qui rassemblent, dans un parcours spontanément adopté, des centaines de milliers de Parisiens : l’attention. La vie quotidienne des Parisiennes et des Parisiens mérite bien d’être qualifiée d’abomination par les djihadistes lorsqu’elle s’organise autour de cette attention à soi et à l’autre, au moment et au particulier, de cette réflexion sur la mort, si précisément inaccessibles à leur idéologie mortifère.

L’échec de la stratégie des djihadistes est double. Non seulement la culture ne s’est pas révélée être ce point de faiblesse qu’ils avaient fantasmé, mais leur folie meurtrière a fait découvrir une certaine consistance de la vie de l’esprit et une dignité retrouvée des gens ordinaires que bien peu avaient intuitionnées.

(1) Elle est parfois carrément malheureuse lorsqu’elle peut donner à penser que les attentats de janvier seraient moins scandaleux que ceux de novembre parce que ciblés.

(2) Rappelons la sinistre accumulation de tueries suscitée par cette fureur indigne : assassinat du recteur du Centre islamique de Bruxelles et de son bibliothécaire (1989) ; le traducteur italien du livre est poignardé et grièvement atteint (1991) ; le traducteur japonais est assassiné (1991) ; l’éditeur norvégien fait face à un attentat la même année ; en 1993, dix mille fondamentalistes turcs incendient un hôtel à Srinivas, où se tient un festival culturel, faisant trente-sept morts. La fatwa de Khomeini, qui date de 1989, n’a toujours pas été retirée.

(3) En 2005, un ministre musulman de l’Uttar Pradesh, et un imam pakistanais offrent des récompenses à qui tuerait un des caricaturistes. Le 11/05/2006, le libyen Mohammed Hassan d’Al Qaida appelle à frapper « la France, le Danemark, la Norvège ». Le 19/03/2008, Ben Laden menace l’Union Européenne de châtiments. Le 02/06/2008, un attentat contre l’ambassade du Danemark à Islamabad (Pakistan) fait six morts. Le rôle des Frères musulmans est manifeste : l’imam danois Abu Ladan lance la campagne, sans hésiter à falsifier les dessins. Les appels d’Al Qaradawi, président du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, frère musulman connu, sont relayés en France par l’UOIF. Après la reprise des caricatures par des journaux français, L’UOIF et la grande mosquée font et perdent un procès contre Charlie, pendant que le MRAP, entraîné par Mouloud Aounit dans une dérive communautariste, attaque et perd contre France soir. Carsten Juste, rédacteur en chef du Jyllands-Posten à l’époque, présente ses excuses. Fleming Rose, rédacteur en chef du service culturel, refuse de céder aux pressions. Kurt Westergaard auteur de certains dessins ne présente ni regrets, ni excuses. Il subira sept tentatives d’attentat, y compris une attaque à la hache chez lui, en présence de sa petite-fille de cinq ans.

(4) Ne pas confondre avec Abou Bakr-al-Baghdadi, actuel chef de l’Etat Islamique (Daësh), proclamé calife.

(5) Voir notre article : https://collectifculturecommuneblog.wordpress.com/2015/05/19/les-tueurs-de-la-societe-du-spectacle/

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