Réactions à l’attentat contre Salman Rushdie: notes sur « l’islamo – gauchisme »

Par Les Obscurs

Salman Rushdie n’est pas seulement un merveilleux conteur, un excellent écrivain. Il est aussi -chose rare chez les intellectuels et les artistes – un caractère, une puissance, un courage. Il ne joue pas les indignés, ni les prophètes. Il pointe la vérité, comme Orwell, ou Simon Leys, et quelques autres peu nombreux. Il est à la hauteur d’événements exceptionnels et tragiques qu’il n’a pas recherchés, et encore moins provoqués. Il est plus qu’une référence, une source d’inspiration pour tous les dissidents et tous les partisans de la liberté.

La guerre culturelle menée par les islamistes

L’attentat contre Rushdie est un moment de la guerre culturelle menée par les islamistes. C’est d’abord un nouveau crime dans la sinistre série de tueries suscitées par la pseudo-fatwa du fasciste Khomeini : assassinat du recteur du Centre islamique de Bruxelles et de son bibliothécaire (1989) ; attentat contre le traducteur italien du livre, poignardé et grièvement blessé (1991) ; assassinat du traducteur japonais (1991) ; attentat contre l’éditeur norvégien la même année ; en 1993, dix mille fondamentalistes turcs incendient un hôtel à Srinivas, où se tient un festival culturel, faisant trente-sept morts. La pseudo-fatwa de Khomeini, qui date de 1989, n’a toujours pas été retirée. En février 2019, à l’occasion de son trentième anniversaire (!), l’actuel « guide suprême » iranien, Ali Khamenei, déclarait qu’elle restait « irrévocable ».

La barbarie de ce terrorisme à répétition trahit clairement son origine. L’esprit répugne à accepter que des hommes soient capables d’associer une telle lâcheté à autant de cruauté ; la honte le dispute à l’horreur. Mais il faut faire face à cette barbarie car elle est intrinsèque au projet politique de l’islamisme et du djihadisme contemporains.

C’est ainsi, et jusqu’à présent sans courir aucun risque, que les valeureux mollahs prétendent figurer dans la guerre contre la culture.

Nous avons repris récemment sur ce site un article de 2015 qui dressait le tableau saisissant par son caractère systématique de cette guerre contre la culture précisément inaugurée par la condamnation de l’auteur des Versets Sataniques (a).

Analyse des réactions politiques en France à l’attentat contre Salman Rushdie

 Trente-deux ans. Le terroriste n’était pas né quand Khomeiny éructa sa fatwa. On pourrait s’attendre à ce que les forces politiques aient eu le temps de se faire une opinion un peu consistante. Il est vrai qu’elles reviennent de loin quand on se souvient que Jacques Chirac, alors maire de Paris, avait renvoyé dos-à-dos Salman Rushdie et Khomeini, et, ultérieurement désavoué publiquement Charlie Hebdo.

Fol espoir. La réaction de nombreux politiques a été minable. Nous nous livrons à un exercice fastidieux mais le moment est venu de prendre des repères et d’enregistrer ce qui doit l’être.

Commençons avec les fiers défenseurs de la liberté, ultra mobilisés contre l’intolérance et la barbarie, particulièrement nombreux au centre, c’est-à-dire au marais qui macronne, comme disent les Ukrainiens, à qui mieux mieux.

Aurore Bergé : « expression même de la liberté ». Nathalie Loiseau : « intolérance, liberté ». Emmanuel Macron : « liberté, lutte contre l’obscurantisme, haine et barbarie ».

Dans un registre proche, Boris Vallaud : « Grave et intolérable, liberté d’expression ». Julien Bayou : « ignoble fatwa, liberté ».

Il est assez pénible – mais nous commençons à y être habitués et Salman Rushdie lui-même a souligné la gravité de la situation française sur ce point – de remarquer que les leaders d’extrême-droite sont plus clairs : Bardella : « C’est un symbole de résistance face au totalitarisme islamiste ». Aliot : « Cette attaque prouve que les islamistes ne désarment jamais ».

A droite, Valérie Pécresse : « Il incarne la liberté d’expression face aux totalitaristes islamistes ».

Olivier Faure dénonce les islamistes « radicaux », tient à faire savoir qu’il met la liberté au-dessus de tout, et critique le fait qu’« Emmanuel Macron oublie de nommer le mal qui arme le bras de l’agresseur de Salman Rushdie » (ouf !).

Fabien Roussel affirme que Rushdie « est poignardé par la haine islamiste » et il retweete un communiste qui oppose sa propre déclaration à celle de Clémentine Autain et qui commente « A quel moment on va se défaire de LFI ? ».

On arrive donc à LFI qui présente une réaction bien concertée, du type ordre serré autour d’un lexique restreint, le tout sur fond de silence de Mélenchon qui s’est mis aux abonnés absents.

Mathilde Panot : « attaque ignoble, obscurantisme religieux, génie humain ». Alexis Corbière : « ignoble agression, fanatiques religieux, liberté d’expression et de critiquer la religion ». Idem pour Simonet et Garrido qui n’emploient pas le mot « islamistes ». Chez les alliés proches au sein de la NUPES, Sandrine Rousseau : « odieux, obscurantisme religieux ».

Clémentine Autain a un vocabulaire plus riche, des idées à elle, et une expression compliquée. Qu’on en juge. Le 12 août : « On ne connaît pas les circonstances exactes, ni les auteurs, ni l’ampleur de la gravité des faits. Création, liberté ». Elle ne se souvient plus de la fatwa. 13 août, la fatwa a été retrouvée : « C’est un intégriste chiite, un admirateur de Khomeiny et de sa fatwa. Combattre intégrisme et terrorisme partout. Liberté de pensée et droit de critiquer les religions ». Le 14 août, ayant déclaré dans une conversation Twitter, que les chiites étaient des islamistes, elle précise qu’elle parlait évidemment des « intégristes chiites » ; « je n’assimile pas chiites et islamistes ». On est sauvé !

La France Insoumise a fait l’objet de nombreuses critiques pour ce refus de nommer l’ennemi. On doit remarquer, cependant, que, cette fois, les centristes, macroniens et assimilés, ne font pas mieux. L’exaspération sur ce point ne cesse de grandir et se focalise sur le refus de dénoncer explicitement l’islamisme et/ou le djihadisme, et spécifiquement, ici, l’islamisme des fascistes iraniens.

Il faut dire que, depuis Merah, le personnel politique français s’est ingénié, dans sa majorité, à fuir le problème, en se réfugiant dans des périphrases, des abstractions ou des dénominations fautives ou approximatives : « fanatisme », « intégrisme », « fondamentalisme », obscurantisme », « terrorisme ». Tout ce bric-à-brac lexical, aux seules fins d’esquiver le combat, exaspère la population qui attend des politiques une réponse simple à la question : quand allez-vous commencer à affronter l’islamisme et le djihadisme ?

Cette politique de l’esquive a d’abord exaspéré les habitants des banlieues, suffoqués de constater que les pouvoirs publics niaient l’évidence des « territoires perdus de la république », en particulier la montée de l’anti-sémitisme. Mais elle voit se retourner contre elle, aujourd’hui, une grande majorité des Français, qui attendent du pouvoir et des politiques qu’ils commencent tout simplement à se battre pour défendre les libertés.

Finalement la politique de l’esquive a suscité une sorte de dissidence rampante d’une large partie de l’opinion. Elle s’exprime sous des formes multiples : désaveu du système politique officiel à travers l’abstention ; effondrement de la gauche ; montée aux extrêmes avec la progression constante du FN/RN ; mais aussi des décisions apparemment moins politiques telles que : déménager, changer les enfants d’école, etc.

La théorie de « l’islamo – gauchisme » : la formule, son usage à droite

Pour expliquer un des traits marquants de cette dissidence, la coupure entre la gauche et la population, la théorie de « l’islamo-gauchisme » a fréquemment été présentée comme capable d’éclairer l’origine principale, ou une des origines de cette séparation. On rappellera, sans ricaner, qu’après des années de supputations sur la coupure entre la gauche et les ouvriers, il semble bien qu’aujourd’hui, la gauche soit en train de se couper de la population en général, sous la seule forme qui compte pour elle, la population électorale.

En résumé, la théorie de « l’islamo-gauchisme » dit que la contamination de la gauche et de l’extrême-gauche par l’islamisme est : 1) condamnable en soi ; 2) à l’origine de la coupure entre la gauche et le peuple.

Les Obscurs ont, dès le début, été critiques à l’égard de cette théorie. Le développement du débat autour de cette question n’a fait que confirmer nos réticences. L’analyse des réactions à l’attentat contre Salman Rushdie nous impose de présenter maintenant ces réserves.

1) Commençons par la formulation, qui, de l’aveu même de Taguiev, son inventeur au début des années 2000, est déficiente (b). Il aurait fallu parler d’ « islamisto-gauchisme » afin de ne pas confondre « islam » et « islamisme ». Soit. Mais que vaut « islamo-gauchisme » compris comme « islamisto-gauchisme » ? A notre connaissance, très peu d’islamistes – et nous avons suffisamment étudié leur prose – sont gauchistes. Et très peu de gauchistes sont islamistes. Islamistes et gauchistes, s’ils font des petits, ne m’en mettez pas de côté. En réalité les islamistes-et-gauchistes, au sens propre, sont une infime minorité. Il faut donc admettre que la formule, loin de signifier une inclusion des deux groupes, signifie toute autre chose : une certaine proximité entre d’une part les islamistes, et d’autre part, la gauche et l’extrême-gauche, plus large, plus diffuse, mais aussi plus vague. Il ne reste plus qu’à l’analyser et la circonscrire. Il aurait été préférable de commencer par cela avant de jeter la notion dans le débat public.

2) Si telle est bien la réalité, aussi vague soit-elle, dont la formule « islamo-gauchisme » veut rendre compte, il faut tout de même en relever un usage pour le moins glissant, mais fréquent à droite et à l’extrême-droite . Selon cet usage, la gauche et l’extrême-gauche, en général, seraient favorables à l’islamisme ou en seraient complices. Bref la gauche et l’extrême-gauche seraient islamo-gauchistes.

Voilà une théorie qui tombe à pic pour cacher que, pendant de nombreuses années, depuis Sarkozy, et aujourd’hui encore, avec Macron, les efforts de la droite et du centre pour contrer les islamistes ont été des plus limités.

En ce qui concerne la gauche et l’extrême gauche, notre souci n’est certainement pas de défendre les partis politiques, mais une dose, même légère, d’honnêteté intellectuelle impose de constater que ce n’est pas l’ensemble de la gauche et du gauchisme qui sont devenus pro-islamistes. Au contraire, la question de l’islamisme a fracturé tous les courants politiques, des socialistes aux trotskystes, les institutions ou organisations laïques, de la libre pensée, des droits de l’homme, de l’anti-racisme, des parents d’élèves, les syndicats, les groupes féministes, anti-fascistes…, cette fracture interne aux partis et organisations étant comme la réplique de la fracture entre les partis et la population.

Quel est l’équilibre final entre « pro-islamistes » et « anti-islamistes » à gauche et à l’extrême-gauche ? Nous n’en savons rien. Il nous suffit de constater que les différentes formes de pro-islamisme à gauche et à l’extrême-gauche sont beaucoup trop développées, ce qui n’impose pas de tomber dans le piège de l’extrême-droite confondant gauche, gauchisme et islamisme.

Réalités de « l’islamo-gauchisme » : logique d’alliance, logique de dénégation

3) Après ces précautions liminaires sur la formule et son usage, venons-en au contenu politique de ce qu’on s’obstine à nommer comme « islamo-gauchisme ».

Selon nous, deux logiques, deux réalités politiques bien spécifiques doivent être distinguées.

Aux sources de l’alliance

La première est celle d’une alliance de certains gauchistes européens avec des forces islamistes. Cette alliance n’est pas simplement objective ; elle est subjective, explicite, et pratique. Elle ne se réduit pas à prendre la défense des malheureux islamistes persécutés comme on sait par les gouvernements européens ou à chercher à profiter du vote musulman. Elle consiste en l’adoption de thématiques partagées (lutter contre l’islamophobie), l’organisation de campagnes communes (le boycott d’Israël), et en alliances électorales.

La version en quelque sorte classique de ce gauchisme pro-islamisme est le texte du trotskyste anglais Chris Harman du Socialist Workers Party (SWP). Harman n’utilise pas le mot « islamo-gauchisme » mais il fournit la théorie de cette alliance dans un article intitulé « The Prophet and the Proletariat » en 1994. L’article, imprégné d’une forte odeur de naphtaline marxiste, consiste en une de ces pétaradantes analyses des classes : les islamistes y sont définis comme « petits bourgeois utopistes » « ni fascistes, ni progressistes » (c).

L’origine idéologique de cet attelage, du côté de l’extrême-gauche, doit être soulignée car elle explique pourquoi nombre de gauchistes n’osent pas le critiquer, lors même qu’ils ne sont pas eux-mêmes pro-islamistes.

Le fond de cette affaire est la conception de l’impérialisme et de l’anti-impérialisme imaginée par Lénine et devenue à la fois vache sacrée et théorie-à-tout-faire des marxistes léninistes de toutes obédiences. La détestation du mouvement ouvrier réel qui animait Lénine avait trouvé une première expression avec sa théorie du parti (« Que faire ? »1902) : par lui-même le mouvement ouvrier spontané ne pouvait pas s’élever au-dessus du niveau du trade-unionism (grosso modo le syndicalisme), un « niveau de conscience » qui n’était rien d’autre que la politique et l’idéologie de la bourgeoisie libérale dans la classe ouvrière. L’interprétation qu’il donne de l’impérialisme (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme »1917) lui permet d’enfoncer le clou : ce qui caractérise les sociétés impérialistes, c’est qu’une fraction de la classe ouvrière y est corrompue par les sur-profits de l’économie impérialiste. C’est l’aristocratie ouvrière, base de la politique bourgeoise dans la classe et le mouvement ouvrier (d). Encore, chez Lénine, cette aristocratie ouvrière, comme son nom l’indique, n’est-elle rien de plus qu’une minorité, particulièrement habile pour se faire le relai de la politique bourgeoise en contrôlant syndicats et partis.

Après 68, certains groupes gauchistes n’ont pas eu à faire preuve de trop d’imagination pour élargir à l’ensemble des travailleurs européens les viles caractéristiques de l’aristocratie ouvrière selon Lénine. Avec eux, la société occidentale dans son ensemble n’est pas seulement corrompue par l’impérialisme, elle est impérialiste anthropologiquement. Dans un raisonnement saugrenu mais parfaitement circulaire, toutes les difficultés que rencontrent ces avant-gardes anti-impérialistes sont présentées par elles comme autant de preuves de l’embourgeoisement de la société. On remarque d’ailleurs un parallélisme certain entre les dénonciations de la société de consommation, comme société impérialiste, par ces courants gauchistes, et celles des théoriciens du djihadisme contemporain, comme Qutb dans son livre « Jalons sur la route. 1964 ».

Tableau de la dénégation

A côté de cette logique d’alliance au fondement soit-disant anti-impérialiste – pour laquelle la formule « islamo-gauchisme » convient plus ou moins- existe un deuxième courant, très différent, et qu’il vaudrait mieux appeler le courant de la dénégation.

Cette dénégation, dont Maria Desmers a donné une excellente analyse comme attitude psycho-politique fondamentale et générale (e), mérite l’essai d’une petite typologie descriptive.

La forme basique et la plus économique du déni politique est le simple silence. Nous avons déjà rappelé celui de JL Mélenchon à propos de l’attentat contre Rushdie. Mais il faudrait évoquer aussi le silence assourdissant à gauche, à peine brisé par un journal (Marianne) et un seul, et par un homme politique (Julien Dray) et un seul, qui a entouré l’assassinat d’Alban Gervaise à Marseille, en mai 2022.

Le deuxième type de dénégation est le refus d’utiliser le nom correct qui désigne réellement le coupable et l’ennemi, c’est-à-dire le djihadisme/islamisme. Vocables de la confusion : « fondamentalisme », « intégrisme », « fanatisme », « obscurantisme » (La LFI aime beaucoup dénoncer l’obscurantisme), « terrorisme ». Les macroniens se signalent en augmentant le lexique de la dénégation avec leur nouveau et très équivoque « séparatisme ».

Un autre type de dénégation procède par diminution et affaiblissement des faits : c’est ce que Maria Desmers appelle « l’euphémisation ». Ce fut le cas avec Mohamed Merah, longtemps présenté comme un assassin individuel, avant qu’on découvre qu’il était djihadiste. Une véritable rhétorique de l’euphémisation se déploie : on manque d’éléments probants ; on insiste sur la dimension personnelle ou pathologique ; on se précipite sur les théories du type « loup solitaire ». Une illustration particulièrement dramatique est le harcèlement de Samuel Paty préparant son assassinat. Le soit-disant « référent laïcité » de l’Education nationale, plutôt que d’examiner la piste islamiste qui était évidente derrière les menaces, et de proposer des mesures de protection de Samuel Paty, préféra se comporter en inspecteur évaluant les méthodes du malheureux professeur d’histoire. Dans ce cas précis, la dénégation de l’islamisme a eu des conséquences tragiques.

Dénégation encore, et surtout, de la chose elle-même, c’est-à-dire du djihadisme-islamisme comme politique. Il entre d’ailleurs clairement une dose de racisme anti-musulmans et anti-arabes dans cette catégorie de déni, comme si « ces gens-là » étaient incapables de produire une telle politique et une telle stratégie, aussi monstrueuses soient elles. Or le djihadisme et l’islamisme expriment le croisement entre ce que Castoriadis a désigné comme « crise du processus identificatoire » et un projet politique à part entière, certes criminel, mais qui doit être reconnu comme tel, le djihadisme contemporain. Une conséquence de ce type de négation est que la connaissance et même la simple information du personnel politique et médiatique sur le djihadisme et l’islamisme sont ridiculement faibles. Par exemple on n’a probablement jamais entendu un homme politique français se référer aux publications en français de l’Etat islamique, si explicites dans le cas des attentats du 13 novembre 2015.

Pour terminer ce tableau, il faut évoquer l’aspect le plus pénible, parce qu’incontestablement répandu dans les rangs de ce qu’on n’ose plus appeler « gauche » et « extrême-gauche » : la dénégation par la censure. Il s’agit purement et simplement de refuser l’entrée de la question de l’islamisme dans les débats publics ou privés. On assiste là à une tentative effrénée, quoique vouée à l’échec, d’ériger la question – non pas du terrorisme mais du projet djihado-islamiste – en tabou, comme si celle ou celui qui soulevait la question se faisait ipso facto le vecteur du racisme anti-musulmans, comme si elle ou lui violait les règles de la discussion politiquement correcte.

Tradition de la dénégation à gauche

Si le déni a pu se répandre à ce point dans la gauche et l’extrême gauche, au point d’être un des facteurs qui ont ruiné les promesses de #JeSuisCharlie (f), c’est parce qu’il trouvait un point d’ancrage dans une certaine tradition déplorable de la gauche, et plus précisément du socialisme français, qui sous l’influence du marxisme, réduit toute la politique à la lutte des classes, et, sous sa forme récente de social-libéralisme, toute la question sociale à l’économie. On sait que sur ce point, la référence historique est l’attitude de Jules Guesde et de nombreux dirigeants socialistes lors de l’affaire Dreyfus. On a relevé, dans la période récente, une occurrence de cette conception avec l’attitude de L Jospin qui croyait faire reculer le FN grâce à l’amélioration de l’économie, pensant ainsi saper les fondements de l’extrême droite, et déconseillait, avec le beau résultat qu’on a vu, de trop en parler parce que cela faisait monter son audience ! Il est facile de constater qu’aujourd’hui de nombreux jeunes sympathisants de la gauche ou du gauchisme ont été soigneusement tenus dans la méconnaissance de ces combats politiques, ignorant, par exemple, le rôle clé joué par les anarchistes dans la mobilisation pour Dreyfus (Sébastien Faure et le « Journal du Peuple » ; Delesalle garde du corps de Picquart ; Pelloutier appelant les membres des Bourses du travail à affronter physiquement les Jaunes de Guérin, etc).

Le déni exprime d’abord – et il encourage aussi – la passivité politique. En cela il correspond à une certaine psychologie. Il y entre de la peur, et cela se comprend, car il y a quelques raisons d’avoir peur du djihadisme, et pas seulement de sa forme terroriste. Cette peur n’a rien d’honteux mais elle doit être surmontée. Sinon c’est la simple lâcheté qui s’installe derrière les fanfaronnades narcissiques et les engagements conformistes.

Mais la passivité politique, la dénégation, et le conformisme à l’égard de l’islamisme sont clairement exploités, à gauche et à l’extrême-gauche, par des partis qui s’imaginent ainsi récolter les voix des français musulmans. Ce faisant, ils perdent celles de la plus grande partie de l’opinion qui fuit la gauche et opte pour l’abstention.

Pour les partisans de la démocratie directe, le déni doit être clairement réfuté. Il est dans l’ordre des choses que l’action politique, individuelle ou collective, sans attendre, sous le signe de la démocratie directe, se concrétise par le choix d’un ou plusieurs domaines d’implication concrète. Seuls les avant-gardistes dingos peuvent prétendre avoir des positions sur tout. Raison supplémentaire pour ne pas s’enfermer dans le déni, s’informer avec rigueur, et participer activement au débat. Identifier et réfuter la dénégation est une condition majeure pour que la démocratie directe prenne conscience d’elle-même.

Différences entre les logiques d’alliance et de dénégation

Comme on voit, la logique des partisans ou alliés de l’islamisme et celle des dénégateurs sont fondamentalement différentes. La première s’oriente vers l’action en commun, plus ou moins franchement ; la deuxième repose sur la passivité ou spécule sur une neutralité introuvable. La première caractérise surtout des groupes et groupuscules d’extrême-gauche, dont certains s’apparentent de plus en plus à l’extrême-droite. La deuxième correspond plutôt aux anciens et néo-partis de gauche. Le trait distinctif des premiers est la provocation dans la violence symbolique, celui des deuxièmes est la lâcheté. Le PIR est une bonne illustration du premier groupe, la LFI du deuxième.

La notion d’ « islamo-gauchisme » peu claire d’un point de vue lexical, confond ce qui doit être distingué dans la réalité politique. Ce faisant elle n’aide pas à combattre le djihadisme et l’islamisme. Dans un prochain article, nous examinerons cette question précisément de l’autre point de vue : celui d’une action contre cette forme contemporaine de totalitarisme qu’est le djihadisme-islamisme.

Longue vie à Salman Rushdie !

a)Voir :

En se limitant ici aux attaques contre des auteurs ou des artistes, rappelons les principaux faits.

Après Rushdie (1989), Taslima Nasreen, poète et féministe bengalie est désignée comme cible dans une fatwa en 1993, puis Naguib Mahfouz (Prix Nobel 1988) est victime d’un grave attentat en 1994.

Théo Van Gogh, auteur du court – métrage Soumission sur le sort des femmes dans l’Islam est assassiné sauvagement en 2004. Ayaan Ali, auteur du scénario, militante néerlando – somalienne anti – communautariste, est menacée.

En 2005, le quotidien danois Jyllands-Posten publie douze dessins figurant Mahomet parmi lesquels des caricatures. Tous les responsables du journal seront victimes de menaces ou de tentatives d’assassinat. Sur la liste des personnes à abattre selon Al Qaida figurent notamment : Charb, Ayaan Hirsi Ali, Salman Rushdie, Lars Vilks.

En 2007, l’artiste suédois Lars Vilks est victime de plusieurs tentatives d’assassinat après qu’Abou Omar-al-Baghdadi, chef de l’organisation Etat Islamique d’Irak ait mis sa tête à prix.

L’année 2015 est marquée d’abord par la tuerie de Charlie, en janvier. En février, à Copenhague, Omar-el-Hussein tente d’assassiner Lars Vilks ; le réalisateur danois Finn Norgaard meurt dans cet attentat.

Il faudrait aussi rappeler les massacres, partout dans le monde, d’écoliers, étudiants et enseignants, de publics et de professionnels des musées, des monuments, des lieux de culte ou de fête.

b) Pierre-André Taguieff , « Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme ». Hermann 2021. Voir notamment : pages 72 à 77.

c) Traduction française ici :

https://www.marxists.org/francais/harman/1994/00/prophet.htm

d) Le putsch bolchevik d’Octobre 1917, mettant un terme à la Révolution russe, donne à Lénine de nouvelles occasions d’appliquer sa vision anti-ouvriériste. Les usines sont reprises aux organisations ouvrières (soviets et syndicats) et confisquées par l’état dit « ouvrier ». Conformément aux prévisions des anarchistes, la dictature du prolétariat se révèle crûment comme dictature sur le prolétariat. L’introduction par l’état bolchevik des méthodes du taylorisme, supposées apporter à un prolétariat si fraîchement libéré la discipline économique nécessaire pour exercer pleinement sa dictature, complète cette dépossession de la classe ouvrière russe. Il reviendra à Staline de pulvériser complètement la classe ouvrière par l’instauration du stakhanovisme, du livret ouvrier, la suppression réelle des syndicats etc. Comme Hannah Arendt l’a montré, la destruction de la classe ouvrière russe est à la fois une des conditions principales, et l’un des processus majeurs d’établissement du totalitarisme communiste.

e) Maria Desmers, « Dénégation et radicalité : une hypothèse »

Nous extrayons ce passage :

« Le plus terrible dans ce type de raisonnement, c’est qu’au fond, l’horizon de comparaison, c’est donc la pandémie totale, le pourcentage majoritaire, ou écrasant, la fantasme d’une destruction de l’humanité par rapport auquel les aléas de centaines de milliers de morts sont dérisoires. C’est un fantasme morbidement nihiliste, quasi exterminophile. Si l’on raisonne perpétuellement en terme de pourcentages, comme si ça avait du sens à l’échelle de chacune des vies dont il est question, alors les attentats du 13 novembre 2015 en France, par exemple, ne sont vraiment même pas à garder en mémoire tellement le pourcentage de morts qu’ils ont fait par rapport à la population française, ou mondiale, est «  microscopique  ». Et pourtant, c’était un carnage insoutenable. À ces relativisateurs-là, calculatrice en main, nous vient l’envie de répondre  : tu les imagines là, les 200 000 morts actuels de l’épidémie du coronavirus, ou les 130 morts et 413 blessés du Bataclan, en tas, devant toi ? Ou les quelques centaines de morts quotidiennes du Covid-19 en France ? Tant que l’humanité n’est pas détruite, tu ne bougeras pas de ton fauteuil et tu continueras à faire tes comptes en rangeant bien le chiffrage des massacres dans l’ordre croissant ? Car la question, c’est bien que ce qui est en train de se passer, c’est que beaucoup de gens meurent dans des conditions particulières. »

 f) L’autre facteur, que nous ne pouvons examiner ici, est le détournement de #JeSuisCharlie au profit d’une politique néo-libérale (Valls), et le glissement à droite et à l’extrême-droite d’un pan des opposants à l’islamisme.

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