
Par Francis Linart
La question du totalitarisme fait un retour bruyant dans l’actualité. Trois événements auront marqué cette année 2022 : la guerre russo-ukrainienne, la révolution féminine et culturelle d’Iran, la consolidation de la dictature de Xi. Les trois portent la marque du totalitarisme, ou de la lutte contre le totalitarisme. Comme disaient les cuistres des années soixante, la question du totalitarisme tend à « sur-déterminer » les autres questions politiques, à tel point que nous pourrions bien vivre, sur ce point, un changement d’époque : mais, dans quel sens ?
La guerre d’agression menée contre l’Ukraine n’est pas simplement le fait d’un état voyou et belliciste, qui s’est trompé sur la situation réelle du rapport de forces et bute sur la résistance du peuple, de la société et de l’état ukrainiens. Elle est le signe que le pouvoir poutinien ne se comprend pas sans prise en compte de sa logique d’expansion, et que cette expansion orchestrée idéologiquement, idéologie elle-même non seulement fictive mais des plus fumeuses, est le moyen clé de la dictature pour piloter les masses russes. La révolution des femmes et des jeunes contre la dictature des mollahs est une révolution culturelle extrêmement originale qui démontre de façon éclatante le rôle de l’idéologie dans le totalitarisme islamiste et celui de la culture dans la lutte contre ce type de totalitarisme. Bien que Xi continue à mentionner d’autres possibilités d’ « opportunité stratégique » du même ordre que le boom de l’économie mondialisée offerte sur un plateau par les USA aux communistes chinois (et on les comprend…), il utilise toute la trousse-à-outils malheureusement banale du totalitarisme chinois : culte de la personnalité (Xi sur le même plan que Mao et Deng), direction du parti sur l’état et la société, leitmotiv de son rapport au XXème Congrès, dictature « démocratique populaire », répression des minorités, hyper – contrôle de la population avec le déploiement de la surveillance numérique (crédit social ; zéro Covid). Les gouvernants occidentaux avaient voulu croire que le capitalisme entraînerait les communistes chinois vers les délices de la démocratie représentative. Mais le pouvoir communiste, sous la férule du « socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère » s’en tient comme jamais à son principe : approfondir le système totalitaire à partir de l’état-parti.
Concrètement, trois totalitarismes se développent sous nos yeux : le totalitarisme impérialiste nationaliste, d’extrême-droite de Poutine ; la totalitarisme néo-communiste de Xi ; le ou les totalitarismes islamistes. A côté de ces trois systèmes, de nombreux exemples témoignent d’une tendance au totalitarisme, à commencer par un rejet violent du système représentatif au profit de l’autoritarisme. Le cas le plus grave est celui de l’extrême droite trumpiste aux Etats-Unis. Le totalitarisme au pouvoir, ou en mouvement, se heurte à une puissante résistance comme on le voit en Ukraine et en Iran.
L’opinion publique française est clairement favorable à ces résistances. Cependant cette position de l’opinion publique se heurte à l’incompréhension (au mieux) ou aux attitudes équivoques de la quasi totalité des partis de la « démocratie représentative ». Nous avons parlé, sur ce site, des incidents qui ont émaillé les mobilisations en faveur de la révolution iranienne : la population française est certainement du côté des iraniennes, mais ce n’est pas grâce aux partis politiques. Cette incompréhension politique du totalitarisme est ancienne en France où la notion même de totalitarisme n’a pas toujours bonne presse et passe même parfois pour un élément du discours politique américain. Il faut, à cet égard, souligner, sans hésiter à forcer le trait, que la gauche, en particulier, a connu deux expériences où le mouvement d’émancipation s’est perdu, au risque de se ruiner, à cause de son incompréhension du phénomène totalitaire. Au début du XXème siècle, le mouvement ouvrier, qui s’était développé avec une telle puissance et une telle créativité au siècle précédent, s’est égaré dans le communisme et le soutien au totalitarisme russe, jusqu’à s’humilier dans l’adhésion au stalinisme ; il a ainsi perdu sa raison d’être et le respect des autres fractions du peuple. Après 68, le mouvement de la jeunesse a été très opportunément dévié de son cours vers le maoisme, le castrisme, et autres idéologies totalitaires qui ont découragé les plus enthousiastes dans des expériences militantes ridicules.
Par bien des côtés, une semblable situation pourrait se reproduire aujourd’hui. Le débat est loin d’être académique. Il ne se réduit pas à vérifier l’actualité d’Hannah Arendt, de Claude Lefort, et quelques autres penseurs du totalitarisme. Nous avons souhaité l’alimenter en reprenant, sur notre site, un extrait du livre de Arendt, que nous avons titré, d’après ses propres mots : « Totalitarismes : désirs secrets et secrètes complicités des masses ». En quoi les succès de Zemmour ou Bardella traduisent-ils un secret accord d’une partie de la population (un ou une collègue, des amis ou des voisins, quelqu’un qui partage votre table) avec les thèses du grand remplacement et de la décadence occidentale ; jusqu’où ? En quoi les coquetteries islamistes au quotidien se relient-elles, comme un climat de préparation et même comme vitrines hypocrites, au projet politique du djihadisme contemporain ? En quoi les menaces de Xi sont-elles une douce musique pour tous ceux qui veulent avoir la peau des populations occidentales, et considèrent que le temps de la vengeance est venu ? Vous n’êtes pas très nombreux à soulever la question centrale d’Arendt : les secrètes complicités des masses. Que vous manque-t-il ? Des lunettes pour lire ? un Que-sais-je d’histoire ? Un sonophone pour entendre certaines voix ? Un peu de modestie, un peu de jugeotte ? Autre chose, plus grave ? Ca vous titille quelque part, la complicité secrète ?
Un des traits les plus importants de l’analyse de Arendt, et de sa supériorité, est sa dimension dynamique. Elle ne se contente pas de décrire le totalitarisme comme une forme constitutionnelle nouvelle et distincte autour de quelques traits structurants. Elle propose un point de vue sur l’origine du totalitarisme, sur la logique du mouvement totalitaire avant et après la prise de pouvoir. Par exemple, on avait un peu perdu de vue le rôle de l’expansion. Mais, si tous les impérialismes ne sont pas totalitaires, et si toutes les dictatures ne sont pas impérialistes, l’impérialisme est le propulseur du totalitarisme, à travers la logique d’expansion et son idéologie.
Mais il ne s’agit pas seulement de mener le combat des idées pour se prémunir en interne contre le risque totalitaire dont la prise de pouvoir par le RN pourrait être, en France, le signal de départ. Nombre de questions politiques importantes sont directement des questions internationales, à commencer par la guerre russo-ukrainienne. Les conflits idéologiques, par exemple sur la question du voile islamiste, interdisent de découpler situation nationale et internationale. Aucun promoteur du voile en Europe n’a été capable de reconnaître l’importance décisive du mouvement des femmes en Iran, sans parler de ceux qui le récusent. Evidemment la lutte contre les totalitarismes ne doit pas nous entrainer à oublier ou reléguer les combats les plus nécessaires et les plus urgents contre la société du spectacle. Mais les expériences d’économies dé-mondialisées, le refus de consommer les produits les plus inutiles, les plus aliénants et les plus caractéristiques de la mondialisation, la reprise en main de la vie quotidienne, la critique et la ré-appropriation de la technique, les pratiques orientées contre le réchauffement climatique, la transformation des relations avec la nature, la pluralité des formes de vie, la défense de la culture et de la culture de soi sont autant de sujets où interfèrent la logique totalitaire et les agissements réels des systèmes totalitaires. Si vous ne voyez pas le lien, consultez un mauvais auteur, Xi, auteur d’un mauvais texte, « Porter haut levé le grand drapeau du socialisme à la chinoise et lutter ensemble pour l’édification intégrale d’un pays socialiste moderne », rapport au XXème congrès du Parti Communiste Chinois.
Il faut commencer par le commencement : le temps est venu de mettre un terme aux équivoques et aux lâchetés qui dominent sur la question du totalitarisme, en particulier dans ce qui tente désespérément de se faire passer pour la « gauche » et « l’extrême-gauche ».
Une réflexion sur “La question du totalitarisme”