
04 janvier 2022
Par Francis Linart
Les éditions La Lenteur ont fait paraître en 2022 un livre important de Bertrand Louart intitulé « Réapropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle ». Sur un canevas proche, l’auteur avait déjà mis en circulation des textes en 2003 et 2014, notamment sous le titre de « Quelques éléments d’une critique de la société industrielle ». Bertrand Louart est animateur de l’émission Racine de Moins Un sur Radio-Zinzine, et rédacteur de la revue « Notes&Morceaux Choisis. Bulletin critique des sciences, de la technologie et de la société industrielle » avec les éditions La Lenteur. Lui même menuisier, il a publié dans le n°6 de cette revue une étude impressionnante sur « La Menuiserie et l’Ebénisterie à l’époque de la production industrielle ». (1)
Tel qu’il se présente aujourd’hui, le livre « Remémoration. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle » peut être décrit comme l’emboïtement de trois textes. Les premiers chapitres (« Le capitalisme industriel », « Sciences et techniques », « La trahison de la critique sociale ») constituent une critique historique du capitalisme industriel, entendu ici comme processus de destruction de l’autonomie des individus et des collectifs. Le quatrième chapitre nous semble être le cœur de l’ouvrage, qui consiste en « une sorte de manifeste anti-progressiste…mettant en avant la perspective d’une réappropriation de la subsistance et de la ‘habitation ». Le dernier texte est le témoignage de B.Louart sur son parcours personnel dans cette démarche ici définie comme « réappropriation des sciences des arts et des métiers ».
Nous nous centrerons ici sur le manifeste dont nous présentons une sorte de paraphrase sous la forme d’un lexique.
ANTI-PROGRESSISME
L’auteur critique cette religion du progrès qui « constitue le premier obstacle à une tentative d’analyse critique et d’émancipation ». Louart donne une citation puissante de Walter Benjamin pour critiquer l’illusion progressiste du mouvement ouvrier allemand, intoxiqué par la rhétorique marxiste :
« Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. Il tint le développement technique pour la pente du courant, le sens où il croyait nager. De là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel représentait une performance politique. » (2)
Pourquoi revenir, en cette page 101, à une critique du progrès et du progressisme qui court sur les cent pages précédentes ? Pour rappeler que la critique de l’illusion progressiste et des nuisances de la société capitaliste et industrielle dessinent en négatif (et en négatif seulement serait-on tenté d’ajouter) les pistes à expérimenter. Mais cette critique doit ouvrir le chemin à des « conceptions plus positives », les « grandes lignes d’une autre manière d’être au monde ».
LIBERTÉ ET AUTONOMIE
Louart reprend à son compte une distinction posée par Aurélien Berlan entre « autonomie » et « délivrance » (3).
En sustance, la délivrance est l’état illusoire d’un dépassement des maux propres à la condition humaine (souffrance physique, mortalité, vivre « avec les autres »). Cette illusion est portée par le progressisme. Classiquement, l’autonomie est la capacité politique ou éthique, d’un individu ou d’un collectif, de se donner, à soi-même ses propres règles de conduite.
SUBSISTANCE
L’originalité du texte de Louart est d’ajouter à cette définition classique de l’autonomie une dimension matérielle (p 109) : être autonome, c’est aussi être capable de produire sa propre subsistance, de subvenir à ses besoins par sa propre activité.
L’indépendance matérielle est une condition de la liberté et de l’autonomie. Elle s’acquiert par la subsistance qui s’étend jusqu’au renouveau de l’habitation, conçue au sens large comme la « construction d’un monde qui soit le nôtre ».
Etienne Louart rapproche sa conception de celle des éco-féministes, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen et leur notion de « perspective de subsistance » (4). Au fond il ne s’agit de rien d’autre que de prendre en main, individuellement et collectivement, sa propre existence.
DISSIDENCE
Le principe, anti-progressiste, de la restauration de la subsistance ainsi posé, Louart propose de le développer sous la forme d’une politique générale qu’il appelle « politique de la dissidence ». Le dissident est celui qui se sépare, mais la dissidence ne se confond pas avec la désertion : à l’inverse, il faut passer de la désertion à la dissidence.
Ce passage nécessite quelques perspectives concrètes, résumées ici par la formule « réappropriation de la subsistance » et « création de nouvelles communes ».
La politique de la dissidence est une politique anarchiste :
« La politique peut aussi être comprise en un sens plus horizontal, et, pour tout dire « anarchiste », c’est-à-dire non pas sans « ordre » ni organisation, mais sans domination d’un pouvoir séparé de ceux sur qui il s’exerce. »
Elle s’applique sans attendre. Louart cite ici François Partant :
« Il ne s’agit plus de préparer un avenir meilleur, mais de vivre autrement le présent… » (5)
Mais il y a surtout l’insistance, dans la lignée de Landauer, et même si Louart n’utilise pas le mot, du facteur « esprit ». Le premier obstacle qui se dresse contre la politique de la dissidence est la résignation, le manque de confiance en soi et les autres. La première des libertés à se réapproprier, la première des ressources, selon la formule de René Riesel et Jaime Semprun, est la liberté de penser par soi-même contre les représentations dominantes (6).On ne s’étonnera pas de voir ici citer le célèbre « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » d’Etienne de la Boétie.
RÉAPPROPRIATION DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
La réappropriation de la subsistance est proposée comme une démarche expérimentale, dans un esprit pour-le-coup véritablement proche d’une certaine anarchie (Landauer, Libertad, Rocker). Rien de vague pourtant dans cette politique pour laquelle un nouveau nom est proposé : « Réappropriation des sciences, des arts et des métiers ».
Contrairement à la mode anti-Lumières répandue à l’extrême-gauche, notamment par Michéa, le prjet fait explicitement référence à l’esprit émancipateur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Et il s’inscrit, pour la période récente, dans la continuité de l’Encyclopédie des Nuisances qui déclarait vouloir faire « l’inventaire exact de ce qui, dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression. » (7)
VIE ACTIVE
Cette réappropriation des sciences, des arts et des métiers, trouve sa philosophie profonde dans la célèbre division que Hannah Arendt donne, dans « La Condition de l’homme moderne », de la vie active en trois catégories. Louart reprend les formules de « travail de notre corps », d’ »oeuvre de nos mains », et d’ « action politique ».
L’hypothèse centrale est qu’une pratique de restitution critique des sciences, des arts et des métiers est susceptible de restaurer un équilibre entre les trois sphères de l’activité humaine (travail, œuvre, action), contre la société industrielle organisée autour de la domination de la seule forme du travail.
C’est une telle enquête critique dont la pratique est illustrée, finalement, par le parcours personnel de Louart, donné non pas comme exemple mais comme expérience.
Nous avons voulu ici présenter ce texte que nous pensons important. Nous proposerons des éléments de débat ultérieurement.
- On trouvera ces textes avec des bonnes feuilles du livre en question sur :
- Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » dans Oeuvres, t.III, Gallimard, 2000, p 435-436.
- Aurélien Berlan, « Autonomie et Délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles », février 2014. Louart développe ce point en amont du passage présenté ici, p.64 et seq.
- Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, « La Subsistance. Une perspective écoféministe » (2000), La Lenteur, 2022.
- François Partant, « La Fin du développement. Naissance d’une alternative ? » (1982), Actes Sud, 1997.
- René Riesel et Jaime Semprun, « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable », Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.
- Encyclopédie des Nuisances, n°1, novembre 1984.