Fernand Pelloutier par Fred Sochard
Après « Sans attendre » et « Pluralité des formes-de-vie », voici le troisième article de notre projet d’écriture collective d’un manifeste.
Il n’y a pas d’existence libre, vécue sans attendre, en l’absence d’une culture de soi. Il n’y a pas de choix et d’exercice conscients d’une forme-de-vie en l’absence d’une culture de soi.
Sans démocratie directe, pas de démocratie ; sans culture de soi, pas de démocratie directe. La culture de soi n’est plus cette haute nécessité qui s’imposait ou se serait imposé au prince ou aux aristocrates : « Que nul ne prétende gouverner les autres s’il ne se gouverne pas lui même ! ».
Elle est le bien commun de la culture ; elle est le plus commun des biens de la culture laquelle s’initie, prend force et finalité dans la culture de soi. Elle est la philosophie de toute forme-de-vie digne d’être vécue.
Elle relève de l’individu. Le changement social ne passe pas par la mobilisation ou la manipulation des masses, mais par l’auto-transformation consciente des individus. Mais la culture de soi n’est pas solitaire ; elle est collective. Elle ne se confond aucunement avec le masochisme religieux, ni avec le culte du moi, ni avec le développement personnel.
Le seul courant politique qui se soit accordé avec une vision puissante de la culture de soi est celui d’une certaine anarchie.
« Nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même ».
Fernand Pelloutier, extrait de la « Lettre aux anarchistes », 12 décembre 1899.
Le mouvement collectif qui au XXème siècle s’est fondamentalement et régulièrement appuyé sur la culture de soi est le mouvement des femmes. L’auto-défense des femmes, par exemple au sein et à la tête du mouvement révolutionnaire en Iran, est aujourd’hui le plus puissant repère de la culture de soi.
La culture de soi n’est pas une idée ni une valeur. Elle est une pratique, un « faire », et, plus spécifiquement, un exercice. Elle est l’exercice culturel de la liberté comme autonomie ; l’autonomie elle même ne se décrète pas, elle est un exercice.
Aussi, d’un point de vue plus concret, la culture de soi apparaît-elle comme un ensemble d’exercices particuliers, et de techniques. Elle est affaire d’entraînement. Certains affichant un intérêt de façade pour l’idée de culture de soi, craignent ce type de pratiques, et se refusent à « aborder les questions techniques ». Ce sont les lecteurs du rayon sagesse, les consommateurs de stages et d’ateliers spirituels qui cherchent une rémunération à leur narcissisme.
La restitution expérimentale des anciennes techniques de soi est voisine des projets de reprise des savoirs, ou de réappropriation des sciences et des techniques.
Ce n’est pas la formule de tels exercices qui constitue un secret. C’est l’expérience subjective sur laquelle ils ouvrent.
Depuis toujours – et rien ne suggère que notre époque ait la moindre des ressources pour échapper à cette règle – il n’y a pas d’autre méthode pour celui qui veut faire place à la culture de soi dans son existence que de prendre l’initiative, individuelle ou collective, de se livrer à de tels exercices, d’expérimenter semblables techniques.
Commentaires
Le rapprochement entre l’orientation de la culture de soi et une certaine anarchie est une caractéristique des Obscurs depuis nos premières publications.
Outre Pelloutier, il faut citer aussi Landauer, Martin Buber, Libertad et le groupe des Causeries populaires, E.Armand, R.Rocker.
La citation de Pelloutier est significative. Elle ne décrit pas seulement la culture de soi comme une singularité des anarchistes et anarcho-syndicalistes. Elle est une des raisons qui explique leur « situation dans le monde socialiste comme Proscrits du « Parti » ».
Plus loin, Pelloutier dit aussi :
« …Nous devons, non-seulement prêcher aux quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible ».
On ne voit pas que les « révolutionnaires », les hommes des partis de gauche ou d’extrême-gauche d’aujourd’hui soient très différents du « monde socialiste » de la fin du XIXème siècle.
L’idée de la culture de soi est aussi ancienne que celle de la culture, c’est-à-dire de la métaphore de l’agriculture pour parler de la vie de l’esprit. Cicéron parlait de « cultura sui animi », la « culture de son esprit ».
Dans le monde universitaire, la notion a été relancée par Foucault dans ses dernières interventions, à partir des travaux de Pierre Hadot. Le livre de Hadot, « Exercices spirituels et philosophie antique », est une des références fondamentales sur ce sujet. D’autre part, la critique que Hadot a proposée de la conception de la culture de soi par Foucault vaut pour de nombreuses approches que la formule de « sculpture de soi » résume assez bien.
Madame Pichart a qualifié avec finesse les dérives de la sculpture de soi dans la société du spectacle de « culturisme de soi », lequel est particulièrement développé sous la forme numérique.
