
Par Les Obscurs
La question du totalitarisme est (re) devenue la pierre de touche pour distinguer les partisans de l’émancipation de tous ceux que Jacques Ellul appelait les « verbalistes », les idéologues de tout poil, nombreux à gauche et à l’extrême-gauche. Dans un texte récent, précisément intitulé « la question du totalitarisme », Francis Linart analysait cette situation et rappelait que « Concrètement, trois totalitarismes se développent sous nos yeux : le totalitarisme impérialiste nationaliste, d’extrême-droite de Poutine ; le totalitarisme néo-communiste de Xi ; le ou les totalitarismes islamistes». Les Obscurs ont déjà consacré un article à la situation en Chine, sous le titre « Solidarité avec le peuple chinois en lutte contre le totalitarisme ». Il semble cependant utile de revenir sur cette situation, dans la mesure où les commentateurs politiques sont loin d’avoir saisi l’importance du courant opposé au totalitarisme communiste en Chine, sans parler des partis politiques, aussi défaillants sur ce point que sur tous les autres.
Dans ce premier article, nous présentons Peng Li Fa, «l’homme du pont», précurseur du mouvement démocratique de novembre 2022. Nous reviendrons dans l’article suivant sur ce mouvement appelé « mouvement des feuilles blanches ».
Le 13 octobre dernier, la situation paraissait calme en Chine, de ce calme morose, étouffant et sinistre que fait régner la dictature du parti communiste. Lequel parti communiste achevait la dernière session plénière de son dix neuvième congrès et s’avançait, triomphalement comme toujours, vers son vingtième congrès, planifié pour le 16 octobre. Il n’y avait pas beaucoup de suspense. On savait que Xi allait encore renforcer son pouvoir personnel même si une légère incertitude subsistait sur l’amplitude de ce renforcement, plus significatif, à vrai dire, du caractère de Xi et de son style autoritaire que du rapport des forces au sein du Parti Communiste Chinois, déjà bien établi. En résumé, Xi n’a pas vraiment besoin d’écraser à ce point ses ennemis au sein du parti mais c’est dans son caractère ; il ne peut pas s’en empêcher. Il n’a pas vraiment besoin non plus de s’affirmer comme un as de la théorie marxiste, ce qui fait rire tout le monde. Mais, depuis Mao, la Chine est habituée à de semblables excentricités. Deng n’était pas tenté par cette forme là du culte de la personnalité, inventée par les staliniens, et qui suppose que le Chef totalitaire est aussi un docteur de l’idéologie, un théoricien sublime par ses apports créatifs au socialisme scientifique. Mais Xi n’est pas Deng ; il veut jouir de cet excès de pouvoir ; il ne peut pas s’en empêcher. Ces progrès brillants du communisme chinois ne trouvaient-ils pas leur traduction concrète dans l’admirable pilotage de la politique Zéro Covid dont le succès ne supportait aucune contestation et qui trouvait des relais jusque chez certains « experts » français ? Quant à la place de la Chine communiste dans le monde, Xi allait bientôt la résumer ainsi : « Un grand pays socialiste moderne qui mène le monde en termes de forces et d’influence internationale d’ici le milieu du siècle ». Bref, le 13 octobre 2023, le ciel chinois était dégagé: Xi menait le Parti qui menait la Chine qui allait mener le monde à la date prévue, dans vingt huit ans.
Le Pont Sitong à Pékin est un viaduc autoroutier qui domine une zone de circulation automobile très dense. Pour qui sait les repérer, il présente deux caractéristiques : cette position de surplomb qui assure à tout message apposé au sommet du pont une excellente visibilité, et le fait de ne présenter aucun accès sur 280 mètres de long. Cette difficulté d’accès, que renforçe une circulation intense dans les deux sens, complique toute intervention, par exemple de la police, sur le pont.

Au cours de plusieurs repérages, Peng Li Fa avait identifié le Pont Sitong comme le meilleur emplacement pour l’opération qu’il voulait mener à la veille du XXème congrès du Parti communiste. Le 13 octobre à midi, déguisé en employé chargé de l’entretien, il installa deux longues banderoles blanches sur les accotements métalliques, disposa ses haut-parleurs et lança les enregistrements des mots d’ordre qu’il avait préparés, identiques ou complémentaires de ceux des banderoles. Puis il alluma des fumigènes autour de son installation. Il put mener son opération de midi à midi trente, avant que la police soit en mesure de l’embarquer. Son action fut filmée sur les téléphones portables de plusieurs automobilistes qui passaient en contrebas et aussitôt mise en ligne. A midi trente, les premiers Chinois qui voulaient manifester leur soutien et leur respect à Peng Li Fa faisaient circuler sur Weibo le hashtag #PayingTribute. Les réactions, comme le souligne le site Chinachange.org, étaient souvent empreintes d’admiration « Ce qu’il a fait semblait impossible ». Et, par bien des côtés, la manifestation individuelle (non pas solitaire, mais individuelle) de Peng Li Fa relève de la performance, dans un esprit anarchiste. De nombreux dissidents chinois n’ont pas hésité à mettre leur liberté, voire leur vie, en péril, dans des actions individuelles contre la dictature du parti communiste. Mais, même dans ce cas, le risque subsiste que ces opérations restent complètement inconnues. Le message de Peng Li Fa a été compris comme il devait l’être par les dissidents : quelque chose peut être fait qui sera connu. Un vieux proverbe chinois que Mao feignait d’apprécier peut encore servir : « Celui qui ne craint pas d’être lardé de coups ose désarçonner l’empereur ». C’est ainsi que Peng Li Fa est devenu « L’homme du Pont », en mémoire à « L’homme du tank » dont le souvenir, lors des manifestations et du massacre de la place Tien An Men en 1989, reste inoubliable.
Les mots d’ordre des deux banderoles et des hauts parleurs étaient les suivants: « Nous voulons de la nourriture ! », « Nous voulons la Liberté », « Nous voulons des élections », « Mettez vous en grève », « Boycottez les cours », « Eliminez le dictateur et traître à la nation, Xi Jinping », « Dites Non aux tests Covid, Oui à la nourriture », « Dites Non au confinement, Oui à la liberté », « Non aux mensonges, Oui à la dignité », « Non à la révolution culturelle, Oui à la réforme », « Non au Grand Chef, Ne soyez pas esclaves, Soyez des citoyens ».
Remarques : La revendication de nourriture se réfère à la situation de nombreux Chinois confinés sans être convenablement ravitaillés. Le terme utilisé pour la pseudo-politique Zéro Covid, est, en anglais, le terme « lockdown » qui correspond à un confinement strict à la maison. « Réforme » est un terme presque abandonné par Xi, notamment dans son rapport au XXème Congrès. Peng Li Fa considère que la politique de Xi est un retour à la Révolution Culturelle et, quoique dissident démocrate, il adopte la notion de « réforme » qu’utilisent aussi les partisans de la politique de Deng. La notion de « traître national » (celle de « dictateur » n’a guère besoin d’être explicitée dans le cas de Xi) semble être une allusion au fait que Xi est un homme sans parole, qui ne tient pas ses promesses, ne respecte ni les principes ni les règles établies : il abandonne les réformes, se fait élire pour la troisième fois, viole la règle non écrite de la limite d’âge à 65 ans…
L’opération de Peng Li Fa ne s’arrête pas à la manifestation du Pont Sitong. Au contraire, cette manifestation est conçue par lui comme le lancement de son action. Dans les jours qui suivent son arrestation, les démocrates chinois découvrent en effet qu’il a posté sur Internet une « Boîte à outils pour la grève des étudiants, la grève dans les entreprises, et l’élimination de Xi Jinping ».
Peng LiFa présente ainsi sa « boîte à outils » :
« C’est une attaque contre le mensonge d’état, une boîte à outils pour la contestation, une plate-forme électorale et une stratégie politique, dans la perspective claire de s’opposer au despotisme et de sauver la Chine. Ceux qui violent les Droits de l’homme doivent être rejetés, quelle que soit leur puissance. »
La boîte à outils ne comprend pas moins de vingt dossiers. Leur contenu n’a pas été traduit du chinois. Nous en donnons un aperçu rapide d’après un compte-rendu de chinachange, notre principale source d’information.
Le premier dossier « Une stratégie pour combattre le mensonge d’état » présente la grève des étudiants et des entreprises comme un moyen d’empêcher Xi JinPing d’imposer illégalement son troisième mandat, et, ultérieurement, d’ouvrir la voie à une Chine libre, démocratique et prospère. Le document préconise une révolution non-violente avec une large participation du peuple. Cette révolution s’appuierait sur quatre principes : commencer par une action décentralisée; former des petits groupes dans les universités et les quartiers ; diffuser la vérité sur le dictateur au plus grand nombre, en particulier en direction de l’armée, la police et les représentants du gouvernement ; mener une action non – violente sans blesser les personnes innocentes, ni toucher aux propriétés, ni commettre de crimes. Ce premier dossier s’achève avec une suite d’affiches prêtes à l’usage.
Le deuxième dossier est une satire historique qui évoque plusieurs révolutions ayant entraîné un changement de dynastie, et critique le mode de gouvernement de Xi.
Vient ensuite une proclamation au peuple chinois signée par le « Comité pour le Suffrage Universel de la République populaire de Chine ». Il s’adresse aux forces armées, aux polices, et, en général, au peuple chinois dans tous les domaines de la vie sociale. Peng y compare la manoeuvre de Xi brisant la règle de succession à la tête du Parti à l’exemple du Général Yuan Shikai qui s’auto-proclama empereur en abolissant le nouvelle République de Chine en 1915. Il appelle les forces armées à suivre l’exemple du Genéral Cai E qui préféra alors l’intérêt de la nation à la loyauté personnelle, et à s’élever contre Xi.
Le quatrième texte « Vive les élections ! » est le texte d’une chanson de marche pour les élections: « Une simple étincelle peut mettre le feu à la plaine. Ensemble allumons le feu de la liberté, ensemble allumons la flamme de la démocratie. La Chine, belle et civilisée, est la maison d’un peuple de 1,4 milliard d’habitants, et non la propriété privée des tyrans. Mes compatriotes ne veulent pas être esclaves ; ils se dressent bravement. Allons voter, allons désigner les responsables ! »
Peng pense que l’organisation du vote pourrait s’appuyer sur l’armature des stations de test PCR dans tout le pays.
Le cinquième texte est intitulé « Qui sommes nous ? » Nous en donnons la version anglaise complète en annexe.
Le sixième dossier est un appel à candidater pour les différents postes et une proposition pour sélectionner les candidatures.
Le septième donne la constitution de la République populaire de Chine et les statuts du Parti Communiste comme les « bases légales pour la compétition électorale ».
Le texte suivant est intitulé « Une brève explication : ce qu’est le Gouvernement et ce qu’est l’Etat ». En tant que contributeurs financiers, les citoyens sont les maîtres et non les serviteurs du gouvernement et de l’état. Peng donne son exemple : « Je suis un citoyen de la Province de Heilongjiang. J’aime ma maison et mes voisins, mais je n’aime pas le secrétaire du parti et gouverneur du Heilongjiang. Je n’aime pas un certain maire, parce que je paie des impôts et, nous qui payons des impôts, nous payons ces gens-là pour travailler pour nous. Quand je les critique pour leur incompétence, je ne suis ni un traître, ni quelqu’un qui déteste le parti. Nous devons avoir le droit de choisir les représentants du gouvernement et le droit de les révoquer, et nous ne pouvons pas payer plus longtemps la facture de leur incompétence. »
Le neuvième dossier « Notre Plan d’Action » propose que le 20ème Congrès élise un secrétaire général par intérim et que les membres du Parti élisent directement leur chef. Un comité indépendant du bilan enquêtera sur les abus de Xi et la corruption de sa famille, notamment dans la décision d’investir un milliard dans le Nouveau District de Xiong’an, le financement du programme de la nouvelle Route de la Soie, et la corruption relative à la lutte contre la pandémie du COVID. La Constitution sera réformée pour permettre l’élection du Président au suffrage universel, et un comité pour la solidarité et la réconciliation nationale sera mis en place.
Dans le neuvième dossier « Nos promesses de campagne », Peng propose des exemples de thèmes de campagne dans tous les domaines : politique, prévention de la pandémie, éducation, vie quotidienne, droit, économie, technologie, politique étrangère, défense, Taïwan, Hong Kong, Macau, sports et culture. Il rejette les solutions militaires pour Taïwan et propose que le sujet soit purement et simplement réglé par référendum. Il soutient le droit des peuples de Hong Kong et Macau à élire leur gouverneur au suffrage universel.
Les dossiers 10 à 17 sont des approfondissements sur la gouvernance par la méritocracie, les politiques contre la pandémie, le contrôle du gouvernement, les réformes constitutionnelles démocratiques, la lutte contre la corruption et les réformes économiques.
Peng propose que les réformes constitutionnelles démocratiques s’appuient sur la Charte 08 et il joint le texte complet de ce document. (Nous avons publié la Charte 08 sur le site des Obscurs ici: https://lesobscurs.wordpress.com/2023/02/15/la-charte-08/ )
Les Dossiers 18 à 20 sont trois annexes : la lettre d’un animateur du Mouvement Citoyen Xu Zhiyong “Dear Chairman Xi, It’s Time for You to Go” ; un argumentaire contre l’exercice du pouvoir jusqu’à la mort par Lao Gui, écrivain et dissident de Pékin ; une traduction chinoise de “How to Start a Revolution – 4 ways” (auteur inconnu).
Finalement, qui est Peng Li Fa ? Connu d’abord sous le nom de Peng ZaiZhou, il a 48 ans et est originaire du Heilongjiang. Probablement diplômé de l’Université, dans une discipline scientifique, comme la physique. Nous connaissons son visage, notamment par la photo laissé sur son compte Twitter. Son orientation politique le situe clairement dans la continuité du mouvement démocrate et anti-totalitaire chinois qui passe par Tien An Men et la Charte 08. Sa conception de la démocratie penche du côté de la démocratie directe. Il est partisan de l’action non violente, d’une organisation décentralisée, s’appuyant sur les étudiants et les travailleurs. Bien qu’il soit profondément anti-communiste, il soutient l’idée d’un large front contre Xi, ralliant des forces y compris dans le Parti, l’armée et la Police, et respectant l’ « état de droit » formel actuel.
La popularité de Peng Li Fa s’est constituée rapidement, dès le 13 octobre. Une attaque cinglante contre Xi, sous la forme d’un long poème, circule sur WeChat et affirme : « Cet homme courageux est notre porte-parole ». Xiao Han, un ancien professeur de droit suspendu en raison de sa participation active au débat de 2009 sur la démocratie constitutionnelle écrit sur Twitter : « Etant lâche, j’admire Mr Peng Lifa. Je lui suis reconnaissant et j’ai honte. Dans ces temps de trahison, je prie pour la sécurité de Mr Peng et je le remercie d’avoir renforcé mes convictions ». Dans le quartier chinois de Paris, comme l’indique « Les Cahiers du Nem », des affichages en hommage à Peng Li Fa sont effectués le 15 octobre, à la barbe du poste de police illégal du parti communiste chinois, toléré par les autorités françaises. Pendant le mouvement des feuilles blanches, le chant du « Pont de Sitong » est entonné durant les veillées. Ni Xinyi sera arrêté explicitement pour avoir dirigé un choeur qui reprenait le chant. A la mi-décembre, selon le site bitterwinter.org, l’artiste Xiao Liang, qui est l’auteur d’un portrait de Volodimir Zelenski, est arrêté pour son portrait de Peng Li Fa. La manifestation du Pont Sitong, et la « Boîte à outils » de Peng Li Fa sont devenues des références centrales et des sources d’énergie pour le mouvement des feuilles blanches.
(A suivre)
ANNEXE
WHO WE ARE
“We are migrant workers from the countryside who have no social security. We are people on the bottom rung of the society who cannot afford medical treatment. We are jobless, drifting from one temp to another. We are college graduates with a degree but no job. We are employees of the extracurricular education sector whose livelihood was taken away by government order. We are the low-end population who have been cleared out of big cities. We are law-abiding small and micro business owners whose shops are shut down. We are service providers on the brink of bankruptcy. We are people who are either defaulting on our mortgage, or contemplating jumping to our deaths; we are either enslaved by a mortgage that depletes the savings of three generations, or families that dare not to have children. We are migrant workers in cities from the countryside, leaving our children behind. We are parents in provinces where the threshold for college admission is the highest. We are high schoolers who must separate from our parents and go back to our origin to take the college entrance exams. We are the chained women, trafficked and sold with no hope to ever gain freedom. We are defamed intellectuals and educators. We are native residents whose homes are expropriated by force. We are second-class citizens who buy cars or enroll children in school by lottery.”
“In short,” he writes, “we are neither the people nor the masses featured in the dictators’ slogans.” “We must stand up bravely. We want to establish our own organizations and our political parties to fight for our interests and our rights
RÉFÉRENCES
‘Bridge Man’ Peng Zaizhou’s Mission Impossible and His ‘Toolkit for the Removal of Xi Jinping’, China Change, October 19, 2022 :
« Xiao Liang: Artist Arrested for Painting Portrait of Sitong Bridge Protester », 14 décembre 2022 par Hu ZIMO :
Pour voir la séquence du Pont Sitong, on peut consulter le site de Jennifer Zeng proche du mouvement Falun Gong :
Affichages dans le quartier chinois de Paris le 15 octobre, twitter de « Les Cahiers du nem »
Twitter de Peng Li Fa
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