Démocratie directe: la liberté d’en-bas

Les Obscurs ont entrepris un projet d’écriture collective d’un manifeste. Après « sans attendre », « pluralité des formes-de-vie », « cultures de soi », voici le quatrième article.

La démocratie directe est le plus souvent présentée, dans une perspective constitutionnelle, comme une démocratie de pouvoir, ou de contre-pouvoir. Elle est la véritable démocratie, distincte, voire opposée au système représentatif habituellement qualifié, à tort, de démocratie. Et certes, là où il y a pouvoir des représentants, il n’y a pas pouvoir du peuple. Nous n’aimons pas que l’on parle en notre nom, agisse à notre place, prétende connaître notre intérêt mieux que nous. Nous sommes majeurs ; le vieux mot de « majorat » devrait être réhabilité. Les majorats politiques n’ont pas besoin d’être représentés. Aptes à nous gouverner nous-même, nous ne voulons pas être représentés. Et finalement nous n’aimons pas la représentation.

Dans la même perspective institutionnelle non-représentative et anti-représentative, la démocratie directe est souvent identifiée aux règles de procédure liées au fonctionnement type d’une assemblée souveraine de tous. Là où les systèmes représentatifs , sous prétexte d’efficacité, renforcent jusqu’à l’absurdité le pouvoir de la « majorité » (le 49.3 permet à une minorité non seulement de gouverner mais de légiférer), la démocratie directe se caractérise par la recherche d’un consensus, d’un accord qui respecte les minorités. Quant aux délégations nécessaires, elles sont limitées par le principe du mandat impératif et de la révocabilité.

Nous faisons nôtres ces acquis historiques de la démocratie directe. Mais nous pensons nécessaires de dépasser l’approche finalement institutionnelle pour aller vers une démocratie directe politique. Pour le dire autrement, elle est une politique anti-politique, une politique qui ne passe pas par l’état, le parti, l’assemblée.

Ainsi conçue, la démocratie directe est le nom de la politique d’action directe généralisée. Comme le disait Emile Pouget, « Il n’y a pas de forme spécifique à l’action directe ». Il est question ici de « circonstances et de milieu », d’histoire et d’individuation. Cette démocratie d’action directe peut être décrite à travers les espaces, les niveaux et les occurrences multiples où elle peut opérer. Ce n’est rien d’autre que le culte mortifère de l’état qui conduit à toujours l’envisager comme démocratie de pouvoir ou de contre-pouvoir central. Cela tient aussi au fait que la plupart des auteurs qui écrivent sur la démocratie directe n’envisagent pas d’intégrer à leur propre vie les grands principes qu’ils voudraient voir établis au niveau institutionnel.

En réalité, l’individu est le point de départ de la démocratie directe. Ce ne sont pas les règles de la démocratie directe qui permettent à l’individu de se produire comme « citoyen ». C’est le sujet politique qui s’institue comme tel à travers la politique directe. La critique des autorités dans tous les domaines est la marque initiale de cette auto-institution. Aujourd’hui les « bifurcations », le choix des formes-de-vie, les exercices de soi, l’auto-défense des femmes, la critique de la technique, la reprise des terres et des savoirs sont quelques-uns des exemples de pratique politique directe. On trouve de tels exemples partout, dans le refus des passivités et des addictions de la société du spectacle, dans les manières de parler et d’écouter, de lire et d’écrire, d’habiter et se nourrir…

Mais, si l’individu est bien le point de départ, l’action politique est impossible dans l’isolement. S’isoler – et l’isolement peut parfois être un choix dans un itinéraire de culture de soi – c’est se séparer de la puissance d’agir. Nous sommes la chimère de notre siècle. Il est vrai aussi que l’action politique directe a besoin de la parole, une parole qui n’est pas seulement explicitation de soi pour soi, mais aussi communication, parce qu’elle accompagne et met en pleine lumière, dans l’espace public, la question « qui agit ?». Cette question du qui ? est centrale pour la politique. Ce sont de « vrais » hommes, des personnes en chair et en os, et non pas des forces, des logiques, des tendances, abstraites et invisibles qui agissent.

Ainsi l’action politique étant nécessairement à la fois individuelle et collective, elle devient effective dans l’émergence d’un sujet social concret et conscient de lui-même : un syndicat, une coopérative, une association ; un groupe de femmes, un collectif d’artistes ; une zone autonome, une commune…Ce sujet n’est pas sociologique. Il n’est pas une classe ni les masses ni le peuple ; ni la race ni le sexe. Il est un collectif donné, institué autour d’un esprit, d’un projet et d’objets partagés : les biens communs. A un certain point, l’entrée dans l’action d’un grand nombre d’individus, la fédération des collectifs, le refus de l’autorité dans une grande partie de la population et l’impossibilité pour cette autorité de continuer à s’imposer sans changement, créent une situation dont le nom de « mouvement » rend bien compte. Tels sont aujourd’hui le mouvement « Femme.Vie.Liberté » en Iran, et le mouvement des « Feuilles blanches » en Chine. Au stade du mouvement, la démocratie directe comme régime d’action politique tend à rejoindre la démocratie directe de contre-pouvoir et de pouvoir ; elle la rejoint dans la situation d’un mouvement révolutionnaire. C’est ainsi que nous comprenons la formule de Rudolf Rocker sur « La liberté d’en bas ».

Il est donc possible de reprendre sur ces nouvelles bases la question de la relation entre démocratie directe et « démocratie » représentative. D’un point de vue logique, philosophique et historique, la représentation est contraire à la démocratie ; ce sont deux mots qui hurlent d’être associés. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune influence réciproque des deux réalités, ni que les partisans de la démocratie directe puissent être indifférents à l’égard des formes gouvernementales.

Premièrement, il apparaît clairement que les régimes représentatifs se constituent dans la lignée, à la suite de, ou en réponse à des mouvements de démocratie directe, notamment des mouvements révolutionnaires. Ils sont des retournements de cette action révolutionnaire mais aussi ils en portent la trace. En retour, la démocratie directe peut, jusqu’à un certain point, s’appuyer sur ces traces, par exemple, en mettant à profit les libertés publiques réelles. Elle peut aussi rappeler sa propre primauté : qui t’a fait roi ? Car la critique générale du principe de représentation n’empêche pas de souligner que le contenu légitime de la représentation ne pourrait être rien d’autre que la véritable vie politique, c’est-à-dire la démocratie directe.

Deuxièmement, et pour la même raison, le système représentatif ne peut être mis sur le même plan que les régimes autoritaires, tyrannies, dictatures, ni, a fortiori, les systèmes totalitaires. Nous refusons, de manière générale, de faire le jeu de la concurrence représentative et nous n’aimons pas les partis politiques. Cela ne veut pas dire que nous confondions les partis du système représentatif et ceux des régimes autoritaires ou totalitaires. Nous ne les confondons pas du point-de-vue des conditions de l’action politique directe. Nous ne les confondons pas du point-de-vue de la vie politique des populations et des personnes, qui est le terreau même de la démocratie directe, et la condition de la défense de leurs intérêts primordiaux.

Commentaires

Nos références ici sont Landauer, Rocker, Arendt, Castoriadis. Nous avons étudié les articles du « Petit lexique philosophique de l’anarchisme » de Daniel Colson intitulés « Action directe », « Démocratie directe », « Propagande par le fait », « Passage à l’acte », « Représentation démocratie représentative ».

« Nous sommes la chimère de notre siècle » est un détournement de Bernard de Clairvaux.

Nous avons publié sur notre site la première partie du dossier d’Alain Giffard sur la démocratie directe, intitulée « La démocratie directe de pouvoir ».

Devraient suivre « La démocratie directe de contre-pouvoir » et « La démocratie directe sans pouvoir ».

Quelques articles parus sur notre site :

Après les élections présidentielles de 2022 et sur la crise du système représentatif :

Sur la crise des partis politiques, à partir de S Weil :

Sur les élections présidentielles de 2022 :

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