Contre la loi anti retraites, contre le 49.3

Photo de Clément Phoque

Par Les Obscurs

Le gouvernement de Bornes a donc décidé de recourir au 49.3 pour imposer sa loi dite, par antiphrase, de « réforme » des retraites, alors qu’elle est une loi contre les retraites, une loi de recul social, notamment avec le report de deux ans de l’âge de départ à la retraite. Les réactions à cette manœuvre semblent surprendre le pouvoir et les commentateurs. Il est certainement exagéré ou trop tôt pour parler de crise de régime. Cependant on peut considérer comme acquis qu’à l’opposition sociale (la défense des retraites telles qu’elles sont) s’associe aujourd’hui une opposition politique non seulement au gouvernement de Macron mais aussi au régime « représentatif » tel que les macroniens s’ingénient à le caricaturer. Que cette opposition à la représentation emprunte de plus en plus souvent à la démocratie directe ne peut surprendre que ceux qui ont refusé d’entendre ce qui se dit un peu partout sur le terrain, en France, depuis une dizaine d’années, par exemple lors du mouvement des gilets jaunes (1).

La critique de ce recours au 49.3 pose trois questions. Ces questions sont celles de la légalité, de la légitimité, et de la représentativité. Nous soumettons ici à nos lecteurs nos éléments de réponse (2).

La légalité

La question de la légalité semble la plus simple et il ne manque pas de commentateurs pour y répondre positivement. Et certes, si par « légalité » on entend que l’alinéa 3 de l’article 49 existe bien dans la Constitution, et que le gouvernement Bornes en applique les dispositions, l’affaire est réglée. Mais si, sans creuser bien loin, on demande dans quelle mesure l’esprit de la loi va dans le sens d’un tel usage, la réponse est bien différente.

Quelques références.

Contrairement à une légende tenace que reprennent souvent les journalistes, le 49.3 n’est pas une idée de De Gaulle ni des gaullistes, comme le montrent les « Documents pour Servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution » (3). Pour De Gaulle, s’il y a conflit entre législatif et exécutif, c’est au Président d’avoir les moyens d’arbitrer. Pour Debré – ce qui est très pertinent pour l’actualité – le parlement n’étant pas compétent pour les affaires urgentes, ou de gestion courante, mais pour les lois structurantes, de long terme, il n’y a pas besoin de 49.3. Et il juge cette disposition « peu convenable » (4). C’est Pierre Pflimlin, centriste du MRP, ancêtre du MODEM, qui, échaudé par la pratique de la « question de confiance », veut permettre à un texte sans majorité de s’imposer à une opposition incapable, elle aussi, de dégager une majorité par la motion de censure. L’esprit de cette disposition relève largement d’une combine parlementariste pour sortir d’un problème parlementaire. Et elle avait d’ailleurs été imaginée sous la IVème République par le radical-socialiste Félix Gaillard.

Le 27 août 1958, Michel Debré, Garde des Sceaux, présentant l’article 49 devant le Conseil d’Etat déclare: « L’expérience a conduit à prévoir en outre une disposition quelque peu exceptionnelle pour assurer, malgré les manœuvres, le vote d’un texte indispensable. »

La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a encadré et, de fait, limité le droit d’usage du 49.3. Il n’est maintenant utilisable que pour un « projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale », et seulement une fois par session pour un autre projet ou proposition de loi.

Ces références suffisent – on pourrait en donner bien d’autres, y compris venant d’hommes politiques qui ont recouru à cette disposition – pour démontrer que l’esprit de la constitution et l’interprétation logique des conditions légales de l’utilisation du 49.3 reposent sur un principe très simple : il s’agit d’une disposition exceptionnelle. Une disposition exceptionnelle ne peut-être utilisée, précisément, qu’à titre exceptionnel, soit en raison de l’objet visé, soit en raison de la situation. Une disposition exceptionnelle ne peut être utilisée de manière récurrente ; c’est pour éviter de tels excès que l’usage du 49.3 a été limité en 2008 à l’initiative du célèbre démocrate Nicolas Sarkozy.

Il suffit de regarder la situation pour constater que l’anti-réforme des retraites ne présente aucun caractère exceptionnel ni par son contenu (ce que les juristes appellent le « critère matériel ») ni par le contexte politique.

1) L’objet du texte est très exactement ce type de modification structurelle qui doit être examinée de manière normale et approfondie par le Parlement. On sait d’ailleurs qu’une autre réforme (la « retraite à points ») avait été préparée lors de la première présidence Macron. L’insistance de ce dernier sur la dimension financière (alors qu’il a largement creusé la dette) s’explique par ce souci de trouver une justification par une situation exceptionnelle. Mais, comme les observateurs l’ont fait remarqué, la question des retraites n’a été évoquée par aucune autorité financière internationale.

2) Quant au contexte politique, le gouvernement n’a pas découvert en mars 2023 ce que tout le monde sait depuis les élections législatives : les parlementaires macroniens forment une « minorité présidentielle » selon l’excellente formule de Courson. Macron qui n’a pas voulu élargir sa majorité, se retrouve dans la dépendance d’une poignée de députés de droite qu’il doit cajoler après avoir tout tenté pour les faire disparaître. Sa situation est certes risible ; mais elle n’est pas exceptionnelle en droit.

Conclusion sur la légalité : elle ne va pas plus loin que la constitutionnalité de l’article ; elle est faible à cause de l’absence de contenu ou de contexte exceptionnel.

La légitimité

La légitimité de cette opération est une question politique, et non juridique, qui s’examine à travers l’interprétation du « mandat » que Macron et les parlementaires macroniens ont reçu des citoyens lors des élections de 2022.

Cependant il faut tout-de-même rappeler d’abord la faible légitimité du 49.3 lui même. Cette disposition « peu convenable » selon Debré est tout simplement anti-démocratique. On peut comprendre que des dispositions garantissant la stabilité des institutions figurent dans une constitution. Mais qu’un gouvernement minoritaire puisse imposer un texte parce que l’opposition, elle aussi minoritaire, n’est pas en mesure de le censurer, voilà qui brise clairement avec les traditions et la logique démocratiques. L’article 49.3 va même plus loin puisqu’il permet qu’un texte soit également adopté sans vote du fait qu’aucune motion de censure n’a été déposée. Une telle disposition ne figure d’ailleurs dans la constitution d’aucun pays étranger se réclamant du système représentatif. Dans ce système, la seule voie qui existe pour un gouvernement minoritaire est celle des alliances parlementaires.

Peut-on évaluer la légitimité de l’action de Macron et du gouvernement contre les retraites ? Facilement, si on reconnaît ce principe très simple que dans un régime qui se veut démocratique, évaluer une légitimité c’est, très simplement, examiner si elle est démocratique. Il semble clair que Macron a remporté le deuxième tour des présidentielles 2022 parce que les électeurs l’ont préféré à Le Pen, et non parce qu’ils ont été attirés par ses nouvelles explications sur son programme. Rappelons qu’au premier tour, Macron reçoit 9 783 058 voix, et 18 768 639 au second. L’argument des macroniens est de soutenir que plus d’une voix sur deux était déjà là au premier tour. Mais c’est évidemment l’interprétation inverse qui est la bonne. Et, pour qu’on ne puisse pas en douter, les électeurs des législatives se sont débrouillés pour ne pas donner la majorité absolue aux partis macroniens. Ce résultat, à l’opposé des élections de 2017, ne peut être interprété que d’une façon : les électeurs favorables au programme de Macron, dont l’anti-réforme des retraites, étaient minoritaires. Les macroniens en sont d’ailleurs convaincus eux-même puisqu’un de leurs principaux « éléments de langage » est « aucun gouvernement ne trouvera de majorité pour diminuer les retraites », ce qui est parfaitement vrai et montre qu’il ne faut pas les diminuer.

Il faut souligner que l’absence de mandat impératif dans les systèmes représentatifs ne signifie pas que les élus n’ont aucun mandat. Macron n’avait pas reçu mandat pour diminuer les retraites, et, pour qu’il le comprenne bien, les candidats macroniens, rassemblés autour de lui et de son programme, n’ont pas obtenu la majorité absolue, contrairement aux élections du précédent quinquennat. La légitimité n’est pas là.

La représentativité

Nous distinguons l’approche par la légitimité et celle par la représentativité parce que la première fait ressortir la question de l’existence ou non d’un mandat particulier, alors que la seconde examine si les conditions de base propres au système représentatif sont réunies à un moment donné.

Autrement dit, puisque vous, les macroniens, prétendez fonder votre légitimité sur votre représentativité, êtes-vous, en l’espèce, véritablement représentatifs des citoyens français ?

Bien que partisans de la démocratie directe, nous ne posons pas, ici, la question de la représentation, mais celle de la représentativité des représentants, président et parlementaires (5).

De manière générale, le groupe des macroniens à l’Assemblée nationale n’est pas seulement dépourvu de majorité absolue, ce pourquoi on le qualifie de « minorité présidentielle », il est aussi faiblement représentatif des électeurs. Il n’est pas inutile de rappeler ces chiffres dans les circonstances actuelles. Le corps électoral en 2022 atteint presque les 49 Millions d’inscrits. Les candidats macroniens bénéficient, au premier tour, de 5 857 561 voix, et, au deuxième tour, de 8 002 419. Certes, sur le plan électoral, ce sont les votes exprimés qui comptent, mais, sur le plan de la représentativité politique, l’ampleur de l’abstention ne peut être oubliée. Les électeurs des candidats Macron sont 17 % des électeurs français. La représentativité commence mal.

S’agissant de la représentativité de l’opinion sur la question des retraites, 68% (IFOP 03/03) des Français seraient opposés à la réforme. A l’égard de l’usage du 49.3, 78% des Français (IFOP 16/03) ou 82% (Harris 16/03) y seraient opposés. Mais le plus important est évidemment le succès des mobilisations populaires à l’initiative de l’ensemble des syndicats, et dans l’indépendance par rapport aux partis politiques.

Dans un texte intéressant (6), Alain Supiot a souligné l’importance de la « démocratie sociale » et l’erreur que constitue pour le gouvernement Bornes le fait d’avoir ignoré, et même méprisé les syndicats. D’après Supiot, ce sont les insuffisances de la représentation élective qui ont conduit à faire une place à la démocratie sociale. Cette démocratie sociale n’est pas seulement une réalité construite autour de l’activité syndicale ; elle a aussi une dimension juridique, constitutionnelle et a donné le jour, en France, à une citoyenneté sociale qui « se combine, sans la supplanter, à la citoyenneté politique ». On peut se demander si la multiplication des « démocraties », parlementaire, sociale, locale, pourquoi pas associative, serait susceptible, par elle même, d’atténuer la séparation entre dirigeants et dirigés qui est au principe de la représentation. Mais, quoiqu’il en soit, l’argument de Supiot est parfaitement valable, aux deux niveaux des insuffisances en général de la représentation, et du manque de représentativité concrète de l’action gouvernementale, dès lors que Macron a imposé à Bornes de court-circuiter les syndicats.

Conclusion sur la représentativité : qu’on l’envisage sur le plan électoral, par rapport à l’opinion publique, ou à la « citoyenneté sociale », la représentativité du gouvernement et de son action est insuffisante.

Le président et le gouvernement se sont mis dans une situation qui est difficile, mais, encore plus, ridicule. Il est ridicule après six ans de « réflexion » d’être aussi mal préparé sur le plan technique, comme l’épisode des 1200 Euros l’a montré. Il est ridicule d’avoir tout parié sur le ralliement de la droite LR que Macron n’a eu de cesse de réduire depuis le début de son premier mandat, jusqu’à l’atomiser. Il est ridicule de n’avoir pas prévu les gesticulations de LFI, et finalement de se présenter avec un texte dont la principale mesure n’a même pas été votée par l’assemblée nationale. Il est ridicule d’être défié par le LIOT. Il est ridicule d’avoir donné le 49.3 aux opposants à la loi.

Tous ces ridicules ont une cause. Le parti macronien ne fait pas usage du 49.3. Il est, pour ainsi dire par nature, le parti du 49.3. Il s’inscrit dans la filiation de ces courants d’une partie du centrisme qui ont imposé cette disposition dans la constitution de 1958. Il est opposé à la philosophie du mandat et considère l’élection comme une sorte de carte blanche. Il feint de ne pas tenir compte de sa position minoritaire à l’assemblée et s’invente une position de « majorité relative » à géométrie variable. Il est dans la dénégation totale de son isolement par rapport à l’opinion publique qu’il justifie par son mépris de « ceux qui ne sont rien ». Il a une confiance absurde dans la compétence technocratique et les cabinets de conseil alors qu’il restera pour avoir produit l’exemple des plus grands fiascos technico-administratifs, dans les débuts de la pandémie du COVID, et dans les plans successifs contre les retraites. Le parti du 49.3 est ce parti qui veut gouverner sans représentativité, sans responsabilité, sans tenir compte du point de vue des citoyens, parti qui ne se contente pas de réduire la démocratie au système représentatif, mais qui, finalement, la réduit à l’état de droit.

Aujourd’hui la critique du 49.3 et le combat pour faire retirer la loi anti – retraites sont étroitement liés. La transformation du mouvement contre la loi anti-retraites en combat politique démocratique est en cours.

Notes

(1) Sur la démocratie directe, voir :

(2) Texte de l’Article 49 de la Constitution (49.3 souligné en gras)

«  Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l’ Assemblée Nationale la responsabilité du gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.

L’Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l’alinéa ci-dessous, un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même session extraordinaire.

Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale . Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session.

Le Premier ministre a la faculté de demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale. »

Article 50 de la Constitution

«  Lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du Gouvernement, le Premier Ministre doit remettre au Président de la République la démission du Gouvernement. »

(3) Sur ce point, voir :  Silvano Aromatario, ‘La genèse du 49 al. 3, ‘ : Revue générale du droit on line, 2019, numéro 43719 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=43719)

(4) Debré représente De Gaulle au sein du comité consultatif constitutionnel. Cf sur ce point : Didier Maus, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, vol.II : Le comité consultatif constitutionnel, La documentation française, 1988. p. 691 à 702. Dans une lettre à Mollet et Pflimlin, Debré écrira aussi que l’alinéa 3 « fait un peu « tache » dans la constitution ».

(5) Sur les relations entre démocratie directe et système représentatif :

« Il est donc possible de reprendre sur ces nouvelles bases la question de la relation entre démocratie directe et « démocratie » représentative. D’un point de vue logique, philosophique et historique, la représentation est contraire à la démocratie ; ce sont deux mots qui hurlent d’être associés. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune influence réciproque des deux réalités, ni que les partisans de la démocratie directe puissent être indifférents à l’égard des formes gouvernementales.

Premièrement, il apparaît clairement que les régimes représentatifs se constituent dans la lignée, à la suite de, ou en réponse à des mouvements de démocratie directe, notamment des mouvements révolutionnaires. Ils sont des retournements de cette action révolutionnaire mais aussi ils en portent la trace. En retour, la démocratie directe peut, jusqu’à un certain point, s’appuyer sur ces traces, par exemple, en mettant à profit les libertés publiques réelles. Elle peut aussi rappeler sa propre primauté : qui t’a fait roi ? Car la critique générale du principe de représentation n’empêche pas de souligner que le contenu légitime de la représentation ne pourrait être rien d’autre que la véritable vie politique, c’est-à-dire la démocratie directe.

Deuxièmement, et pour la même raison, le système représentatif ne peut être mis sur le même plan que les régimes autoritaires, tyrannies, dictatures, ni, a fortiori, les systèmes totalitaires. Nous refusons, de manière générale, de faire le jeu de la concurrence représentative et nous n’aimons pas les partis politiques. Cela ne veut pas dire que nous confondions les partis du système représentatif et ceux des régimes autoritaires ou totalitaires. Nous ne les confondons pas du point-de-vue des conditions de l’action politique directe. Nous ne les confondons pas du point-de-vue de la vie politique des populations et des personnes, qui est le terreau même de la démocratie directe, et la condition de la défense de leurs intérêts primordiaux. »

(6) Alain Supiot, « Un gouvernement avisé doit se garder de mépriser la démocratie sociale », Le Monde, 16 mars 2023.

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