Lire Pelloutier

Par Alain Giffard

Sous le titre générique « Aux anarchistes », les éditions NADA font paraître, dans une collection qui accueille notamment Emma Goldmann, Pouget, Reclus et Armand, un recueil de quatre articles de Fernand Pelloutier. Il s’agit de « Lettre aux anarchistes », « L’organisation corporative et l’anarchie », « L’anarchisme et les syndicats ouvriers », « Qu’est-ce que la grève générale », publiés entre 1895 et 1899, et présentés ici dans l’ordre chronologique inversé. Le recueil s’ouvre sur une intéressante préface de Guillaume Goutte, « Fernand Pelloutier et l’auto-organisation des travailleurs ».

Cette édition est bienvenue. Depuis longtemps, l’accès aux textes de Pelloutier était devenu abusivement compliqué. Le lecteur devait chercher des livres d’occasion, des reprints partiels, des impressions à la demande, recourir au fonds numérique de la BNF, Gallica, à celui de l’université de Bourgogne, aux sites militants.

Mais l’absence d’édition complète, ou simplement systématique des écrits de Pelloutier et ces problèmes d’accès ne sont qu’une partie de la difficulté pour le lire, la plus facile à surmonter. Car, pour le dire simplement, Pelloutier est un auteur difficile. Il n’est pas difficile comme Landauer, qui présente des obstacles de traduction et d’approche philosophique. Il n’est pas difficile comme tant d’ouvrages de sciences sociales dont le vocabulaire tribal et la rhétorique infantile ne trompent personne mais fatiguent la lecture. C’est un auteur qui sait ce qu’il pense et parle de choses communes, importantes, avec simplicité et franchise. D’où vient alors qu’il semble si souvent échapper à notre compréhension, et, pire, que nous ayons parfois le sentiment de frôler le contre-sens ?

Il est sûr que le contexte nous échappe peu ou prou. Contexte historique : lorsque j’ai découvert les écrits de Pelloutier, il y a une douzaine d’années, je n’avais aucune idée précise de ce qu’était une Bourse du travail à notre époque, et encore moins à la fin du XIXème siècle. Contexte de l’œuvre : souvent Pelloutier éclaire Pelloutier, revient sur ses « erreurs », constitue des dossiers à l’appui de ses thèses ; mais, pour cette lecture contextuelle, on bute sur les difficultés d’accès évoquées plus haut.

Au fond, la lecture de Pelloutier rencontre une difficulté qui est celle de tous les auteurs anarchistes : auteurs sans autorité, auteurs d’une culture mineure, textes dont l’entrée est embarrassée des statuts de témoignages, documents, morceaux choisis, citations, et que les commentateurs ne se privent pas d’interpréter avant même d’avoir commencé à les comprendre. Que signifie, par exemple, l’hommage à Malatesta en tête de la « Lettre aux anarchistes » ?

Dans sa préface, Guillaume Goutte qualifie de « détournement » l’investissement des syndicalistes d’orientation révolutionnaire, anarchistes ou allemanistes, dans les Bourses du travail. Cette formule me semble parfaite pour rendre compte du mouvement général de la pensée de Pelloutier. Chez lui, toute action, et, partant, toute notion politique – la théorie de Pelloutier part de la pratique et y revient – semblent avoir un double sens : un sens évident, partagé au moins avec tous les révolutionnaires, et un autre sens, secondaire et dérivé, non pas caché mais devant être reconnu, qui est celui d’une certaine anarchie. Ce qui se présente ouvertement comme détourné dément le statut d’autonomie du théorique par rapport à la praxis et à la correction historique qui est sa véritable fidélité.

En voici deux exemples : le syndicat et la culture-de-soi. Pour Pelloutier, le syndicat n’est pas une organisation nationale à laquelle adhère le travailleur. C’est une association, « d’accès ou d’abandon libre », « limitée même, si les associés le jugent utile, ou simplement le désirent, à l’exécution de l’objet qui l’a fait naître ». Le syndicat qui a sa préférence, ce n’est pas le syndicat professionnel, l’union par branche, c’est la chambre du travail, ou union locale de tous les syndiqués. Cette chambre du travail porte le nom de « Bourse du travail » qui est inadéquat, précisément parce qu’elle est un détournement : « Leur constitution légale n’est pour eux qu’un amusant moyen de faire de la propagande révolutionnaire avec la garantie du gouvernement ». La Bourse du travail, conçu pour être un instrument de placement de la main d’œuvre, devient une association tournée vers l’action politique. Cela n’effarouche pas nombre de syndicalistes révolutionnaires partisans de la « double besogne » (action immédiate et préparation de la révolution).

Mais Pelloutier parle aussi d’autre chose : l’auto-formation des travailleurs. Les Bourses du travail devraient être des lieux de la culture-de-soi, laquelle d’ailleurs est un autre détournement. Il avait trouvé chez Barrès, dans sa première période, le thème du « culte du moi », l’héroïsme à la portée des petits bourgeois nationalistes. C’est l’époque où le public français découvre en même temps Stirner et Nietzsche. La culture – de – soi des ouvriers, selon Pelloutier, ignore la modestie : « Il existe au coeur de l’homme, non pas ce sentiment puéril d’insubordination, qu’indique une observation superficielle, mais le noble et hautain désir d’affirmer sa force, son intelligence, le meilleur de soi – sa personnalité. » On lit partout la formule des « amants passionnés de la culture de soi-même » qui figure dans la « Lettre aux anarchistes ». Parfait ; moi aussi, j’applaudis. Mais cette culture de soi des ouvriers, d’après Pelloutier, est singulière. C’est une réappropriation de la culture scientifique et technique, une reprise des savoirs objectifs dans une perspective d’émancipation. Il souhaitait que les Bourses du travail abritent des musées techniques alimentés par les travailleurs et accordait une grande importance à l’élaboration de statistiques ouvrières. A la différence d’autres courants anarchistes, comme Libertad, la culture-de-soi chez Pelloutier est moins subjective ; elle réside dans l’esprit de reprise de la culture et l’auto – éducation.

Je ne cherche pas à donner ici un résumé des idées de Pelloutier, mais simplement à suggérer que sa lecture fait naître bien des interrogations. Son texte suppose un lecteur qui accepte d’être surpris et plus d’une fois dérouté. C’est le plaisir qu’on souhaite à ceux qui liront « Aux anarchistes ».

Laisser un commentaire