La scientologie déménage

Par Madame Pichard

La scientologie déménage et confirme son statut de néo-religion. En dépit de l’opposition de plusieurs maires de Saint Denis, finalement désavoués par la cour administrative d’appel de Paris, l’église française de scientologie achève l’aménagement de son nouveau centre de formation, dans un immeuble ayant appartenu à Panasonic, et cédé, en 2017, à une société immobilière pour la somme de 33 millions d’Euros. Le nouveau siège des scientologues français est un bâtiment de plus de 7000 m2, comprenant un auditorium, des salles d’étude, et même des saunas.

La proximité de la future vitrine de la scientologie avec le Stade de France, et la très parfaite concomitance de sa date prévisible d’ouverture avec le lancement des Jeux olympiques ne se font pas sans quelques grincements. Les autorités, ou certaines autorités, montrent un peu d’agacement mais n’ont pas les moyens juridiques de s’opposer à cette expansion d’une église qui existe en France depuis 1959, et dont les effectifs sont importants quoique incertains, les évaluations s’étageant de 40 000 (chiffre donné par les scientologues) à 400 000, certainement exagéré.

Évidemment il est difficile de ne pas reconnaître ici le talent particulier pour la communication des chefs scientologues, de Ron Hubbard, le fondateur, à David Miscavige, le directeur actuel et promoteur de cette stratégie de construction de nouvelles églises dans le monde entier (24 ouvertes en 20 ans). Mais, au delà, le déménagement de la scientologie française auprès du centre même de l’olympisme est bien un projet qu’on peut qualifier, sans exagération, de spirituel (et tout aussi bien d’anti-spirituel).

Il rapproche deux mouvements, l’olympisme et la scientologie, l’un comme l’autre organisés autour du thème et de la pratique de l’exercice, de l’entraînement, du training, et qui ont démontré une aptitude certaine à transformer ce principe organisationnel en élément de puissance. Sur le plan pratico-institutionnel, le succès des deux mouvements ne fait aucun doute. En revanche, l’olympisme comme nouveau culte – car tel était bien le projet initial du baron de Coubertin, fondateur de la marque moderne «Jeux Olympiques »- s’est avéré un fiasco total devant la tendance à exploiter, sans vergogne et sans aucune limite, le slogan olympique à des fins nationalistes et mercantiles (a) .Au contraire, la décision prise par Ron Hubbard dès 1953 de transformer la dianétique en religion, au vu des déboires rencontrés lors de la première étape de son lancement comme entreprise de conseil en développement personnel, s’est avérée une stratégie fructueuse, aussi bien pour l’influence de l’église que pour son organisation et son économie.

La situation actuelle de la scientologie est discutée ; certains spécialistes estiment qu’elle est en perte de vitesse. On cite le nombre de 13 000 employés permanents. Le mouvement revendique 12 millions d’adeptes mais des observateurs soutiennent qu’ils ne seraient pas plus de 50 000 ! En tout état de cause, le succès de la scientologie est essentiellement celui de son business model : chaque membre de l’église est considéré comme le client captif des prestations et marchandises d’amélioration personnelle.

Les hérétiques, les esprits anti-religieux, ou, tout simplement, les hommes d’après la religion, doivent reconnaître leur dette, expérimentale mais aussi conceptuelle, envers Ron Hubbard. Il a définitivement sa place dans l’histoire de la spiritualité contemporaine, occupant sans défaillir le rôle du clown qui dit la vérité sur tous les papes de toutes les religions. Car le fondateur de la scientologie a, pour ainsi dire, parfaitement démontré que « le premier venu pouvait fonder une religion », selon la formule de Sloterdjyk. Ce dernier va sensiblement plus loin : selon lui, Hubbard aurait prouvé que « la manière la plus efficace de montrer que la religion n’existe pas est d’en mettre une au monde soi-même ». Sans verser dans de semblables audaces, je suggère que la scientologie délivre la formule des néo-religions, parfois connues sous l’appellation de « nouveaux mouvements religieux ». Et cette formulation une fois tombée entre les mains des adversaires des diverses « religions véritables » (vera religio), se transforme – décillements, désabus – en arme de la critique en général de la religion.

La formule, dans le cas de Hubbard, comprend trois éléments : la néo-religion n’est pas orientée « contenus », mais « consommateurs » (ou fidèles ; c’est ici la même chose) ; le rôle de la technique y est central ; elle forme un cas limite de détournement de la culture de soi dans la société du spectacle.

Les expériences, protocoles et cadres organisationnels, connus en droit canon sous le nom d’ « ecclésiologie », des néo-religions relèvent de différents espaces psychologiques et institutionnels. Philippe Murray avait souligné, dans « Le XIXème siècle à travers les âges » la tentation religieuse des mouvements politiques de gauche, de type socialiste, depuis Pierre Leroux, le saint-simonisme, le fouriérisme. Au titre des mouvements spirituels ou néo-cultes, dans cette catégorie que le mot « secte » évoque sans fausse pudeur, se placent les mormons, les théosophes et anthroposophes, les variations multiples à partir de l’hindouisme. La dernière catégorie, dans la lignée du perfectionnisme américain, comprend tout ce qui peut se rattacher au développement personnel depuis Dale Carnegie (b).

La scientologie relève surtout des deux dernières catégories. La politique n’y est pas absente, sous la forme d’un régime d’hostilité pathologique : les scientologues sont assaillis et infiltrés par leurs ennemis. Mais le point fondamental à l’origine de la dianétique, c’est l’intuition de Ron Hubbard selon laquelle l’immense misère symbolique et psychologique de ses contemporains constituait un marché porteur que la qualité et le mot, encore impressionnant, de « religion » permettrait d’investir avec des perspectives de retour ultra-rentable (sans compter les avantages fiscaux et juridiques de ce couplage statutaire).

En utilisant les notions popularisées par l’économie de l’attention, on pourrait définir la scientologie, non pas comme une religion du dogme, de la doctrine, bref une religion du contenu, mais comme une religion de la demande, orientée vers les attentes de l’adepte, et son encouragement à l’auto-thérapie comme remède à sa misère.

La voie de la dianétique est des plus simples. Hubbard, en tant qu’inventeur de la « science moderne de la santé mentale » a démontré que l’esprit analytique (celui que les « clarifiés » ont appris à mettre en œuvre) doit l’emporter sur l’esprit réactif dont il faut traquer, dénicher et effacer les « engrammes » toxiques.

Ce travail sur soi de l’adepte est qualifié de « rappel » (recall) et cette version post Seconde Guerre Mondiale de l’anamnesis ou reminiscentia est, de part en part, un processus technologique.

Quelques vocables et expressions glanés dans la littérature scientologue autour du thème de la technique : « Les légendaires conférences d’une nouvelle méthode de processing : la Technique 88 », « L’audition psycho-métrique, premier mode d’emploi de l’electromètre », « Test OCA Oxford Capacity Analysis », « Vitamines de purification », « Centre de Technologie Religieuse », ce dernier présidé par Miscavige lui-même. L’église de scientologie est organisée autour des techs. Ses textes de référence sont des spécifications techniques. Elle est au fond une croyance technique, une croyance dans la technique, dont Ron Hubbard est à la fois le pape et l’entrepreneur.

Dans ces conditions, il est tentant de définir synthétiquement la scientologie comme modèle type de la néo-religion de la société du spectacle, organisée autour de la technologie. A ce titre, elle constitue un véritable détournement du binôme culture de soi / techniques de soi. Elle autonomise l’exercice, la technique, l’auto-formation par rapport à la forme-de-vie choisie et au contenu éthique et philosophique. Et elle considère comme neutres ses techniques, par ailleurs un bricolage qui ne devrait susciter que le fou rire : c’est un modèle de manipulation mentale où l’implication émotionnelle de l’adepte qui aspire à être clarifié s’oppose à son appropriation critique de la technique.

Envisagée comme « religion formelle », c’est-à-dire comme agence commerciale de l’esprit et de l’affection, positionnée sur le créneau du culturisme de soi, mais qui veut faire oublier sa véritable nature et passer pour une religion, la scientologie doit précisément apparaître dans le spectacle, sous une certaine forme qui ressemble à celle des grandes (ou « véritables ») religions. Autrement dit, elle doit prototyper, pour son propre compte, une nouvelle architecture des trois espaces religieux : l’espace universel de la doctrine, de la fiction ; l’espace individuel des techniques de soi ; et l’espace collectif du culte : rituels, sacrements. C’est sur ce dernier point qu’elle montre les faiblesses les plus patentes, ce pourquoi l’espoir de Sloterdjyck de la voir démontrer que la religion n’existe pas me semble un peu fou.

Du moins cherche-t-elle à combler cette faiblesse du côté de la forme : la plus falsifiée des religions ne peut pas ressembler à un magasin d’électro-ménager ; il lui faut des temples. C’est l’enjeu qualitatif du déménagement à Saint Denis, coup double tactique et spirituel qui lui permet de bénéficier de la célébrité de l’olympisme.

Notes

(a)On trouvera des éléments sur la version initiale de l’olympisme comme néo-religion, et la comparaison avec la scientologie dans le livre de Peter Sloterdjyk « Tu dois changer ta vie ». De manière générale, notre article doit beaucoup à ce livre remarquable.

(b)Sur ce sujet :

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