Plutarque et la démocratie

Par Jack Rackam

Le texte que nous donnons à lire est un extrait du traité de Plutarque intitulé « Le Banquet des sept sages ». Tel quel, il peut être lu comme un débat sur la démocratie. Il faut cependant se garder de quelques contre-sens. La démocratie en question n’est pas le système représentatif qui usurpe cette appellation dans nos pays ; il s’agit de la démocratie athénienne c’est-à-dire de la démocratie directe. Plutarque (46-125) n’est pas un témoin de cette démocratie ; son « symposium » ou banquet est évidemment une fiction. Enfin la démocratie est loin d’être le thème central du Banquet ; mais elle est bien celui du passage que nous reprenons.

Les sept sages sont : Solon, Thalès, Anacharsis, Bias, Pittacos, Chilon, Cleoboulos, des philosophes, législateurs, mathématiciens, un chef de cité. Solon est le législateur d’Athènes, Anacharsis l’inspirateur des cyniques, Cleoboulos, le « tyran » de Lindos. Autres personnages : Périandre, le tyran de Corinthe, puissance invitante du banquet, Esope, le fabuliste représentatif de la sagesse populaire (qui inspira La Fontaine), et Cleoboulinè, la fille et conseillère de son père, qui invente des fables et des énigmes savantes.

Avant que le débat se porte sur la démocratie, Solon a pris soin de préciser sa position :

«Après s’être recueilli un instant, Solon prit donc la parole : «Je crois », dit-il, «que le comble de la gloire pour un roi et pour un tyran serait s’il pouvait convertir, dans l’intérêt de ses concitoyens, un gouvernement monarchique en démocratie.» On a, en effet, surtout discuté des questions qui se posent aux rois ou aux tyrans.

[11] « Mnésiphile l’Athénien, familier et sectateur de Solon, prit alors la parole : «O Périandre,» dit-il, «je voudrais qu’il en fût des sujets ici traités comme il en est du vin : qu’ils ne fussent pas répartis en raison de l’opulence et de la noblesse, mais qu’ils se trouvassent être communs à tous, comme il se fait dans une démocratie. De ce qui s’est formulé jusqu’à présent sur le souverain pouvoir, sur la royauté, rien n’a rapport à nous autres qui vivons dans des républiques. D’où nous concluons, qu’il faut maintenant que chacun de vous prenne encore la parole pour énoncer une opinion quelconque sur les gouvernements où la loi est égale pour tous, en commençant cette fois encore par Solon.»

On crut devoir accéder à ce désir; et Solon, le premier : «Mnésiphile,» dit-il, «vous avez entendu, avec tous les Athéniens, quelle opinion je professe en matière de gouvernement. Mais puisque vous voulez m’entendre encore ici, je déclare que la cité qui, selon moi, doit être la plus heureuse et conserver le mieux sa démocratie, est celle où les injustices commises sont poursuivies et châtiées aussi sévèrement par ceux qui n’en ont pas souffert que par ceux qu’elles ont atteints.» Bias, le second, dit «que la meilleure démocratie est celle où tous craignent la loi comme on craindrait un tyran.» Après lui Thalès : «que c’est celle qui n’a ni des citoyens trop riches, ni des citoyens trop pauvres.» Puis Anacharsis : «celle où tout étant d’abord établi sur le pied d’égalité, c’est la vertu qui détermine le meilleur rang, et le vice, le dernier.» Cléobule, le cinquième, dit : «que le peuple le plus sage est celui chez lequel les citoyens redoutent le blâme plus que la loi.» Pittacus, le sixième : «celui où les méchants ne peuvent obtenir aucune magistrature, et où les gens de bien n’ont pas le droit de s’en exempter.» Chilon après lui : «Le meilleur gouvernement,» dit-il, «est celui où l’on écoute le plus les lois, le moins les orateurs.» Enfin Périandre, ouvrant son avis le dernier, dit : «qu’il lui paraissait que tous avaient, en fait de démocratie, loué celle qui ressemblait le mieux à une aristocratie.»

Ce texte est certainement frappant et mérite d’être médité. Derrière la diversité apparente des points de vue des Sages, Plutarque semble vouloir établir que la démocratie ne doit pas chercher ses conditions en dehors d’elle même. L’introduction de Mnésiphile l’Athénien est d’ailleurs explicite : il ne faut pas s’attendre à ce que les questions de la démocratie soient spontanément et sérieusement examinées par d’autres que les partisans de la démocratie. Il faut même insister pour qu’une opinion quelconque soit émise. Toutes les contributions sont une re-formulation de la demande de l’Athénien, autour d’une seule et même question : quel est le type d’hommes qui correspond au système démocratique ? On peut distinguer trois groupes de réponses. Le premier insiste sur la décence commune, pour reprendre Orwell : craindre les lois comme d’autres craignent les tyrans, écouter les lois plutôt que les orateurs, et même craindre le blâme de ses concitoyens plus que les lois. Le deuxième groupe est celui de la responsabilité : l’exercice de la justice relève de tout le monde, on ne doit pas fuir la prise de responsabilités. Pour Thalès, il faut éviter les situations économiques extrêmes ; le point de vue du cynique est symétrique : même l’égalité totale ne suffit pas, la politique doit reposer sur l’éthique. En général, il n’y a pas de « problèmes » nécessitant des « solutions », mais l’affirmation d’une tension centrale : sans démocrates, pas de démocratie. De manière assez comique, il revient au tyran Périandre de tirer la conclusion : une bonne démocratie « ressemble » à une aristocratie non minoritaire.

Source :

Plutarque, Traités 10-14, p 214 et 215, texte établi et traduit par Jean Defradas, Guillaume Budé, Les Belles Lettres, 1985.

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