
Par Francis Linart
Le 11 août 2023, le Conseil d’État a annulé la dissolution des Soulèvements de la Terre, prise sous la forme d’une ordonnance en conseil des ministres, c’est-à-dire signée par Macron. Il s’agit là d’un événement d’une grande portée, non seulement politique, mais juridique. Dans un article précédent, nous avons déjà présenté le dossier de cette affaire, soit : le texte de l’ordonnance, le recours des Soulèvements, la décision du Conseil d’État. Nous revenons sur le sujet en proposant ici notre propre analyse.
Il faut d’emblée écarter les tentatives de minimisation de cette décision venues de divers potentats et courtisans macroniens. Aussi ridicules qu’elles soient – car la vérité est évidemment que le président et le gouvernement ont essuyé un revers cinglant – ces tentatives ne sont pas sans rapport avec le sujet. Elles ont toutes cherché à s’appuyer sur le fait que la décision était prise « en référé », et que l’examen « au fond » aurait lieu, selon le Conseil d’État, en automne. Prisca Thévenot, secrétaire d’état à la jeunesse, s’est signalée en cherchant à expliquer qu’il ne s’agissait que d’une décision « de forme », tentant de suggérer que le dossier était peut-être mal ficelé mais que le gouvernement saurait faire prévaloir son interprétation le moment venu. Autrement dit, voilà une ministre qui n’a rien compris de ce qu’est un référé.
Le « référé »
Pour commencer, une présentation rapide de la différence entre jugement « au fond » et « référés », faite par le Conseil d’Etat lui même :
« La majorité des décisions de justice rendues par le Conseil d’État sont des décisions au « fond » : elles tranchent définitivement le litige entre le citoyen et l’administration. Le Conseil d’État juge si la mesure de l’administration est légale ou illégale, et peut l’annuler de façon définitive, la modifier voire ordonner d’autres mesures ou une indemnisation…
…Certaines situations rencontrées par des citoyens exigent une décision urgente du Conseil d’État. Ces décisions en « référé » peuvent être rendues en quelques jours, voire en quelques heures selon l’urgence de la situation.
Le juge des référés peut prendre des mesures provisoires et suspendre une mesure de l’administration qui semblerait illégale ou porterait atteinte à une liberté fondamentale. »
Comme on voit, le référé, tout comme le jugement au fond, est une décision de justice qui s’impose à l’administration ou au gouvernement ; ce n’est pas un simple « avis » pour revoir la copie. Cela ne concerne pas d’abord des questions de forme, mais des questions d’urgence : est-ce-que la décision prise est telle qu’un premier examen en urgence, pouvant aboutir à une suspension de la décision, soit nécessaire ?
Concrètement, les juges des référés du Conseil d’état avaient à examiner deux choses : d’un côté (« l’urgence »), est-ce-que les Soulèvements étaient concernés, est-ce-que-la dissolution nuisait gravement à leur liberté d’agir, pouvant imposer une mesure d’urgence de suspension ? De l’autre côté (la « légalité »), est-ce-que les arguments rassemblés par Darmanin étaient suffisants pour en déduire la nécessité de la dissolution (et là il s’agit bien d’un examen sur le fond, même s’il n’est pas approfondi).
La question organisationnelle
La première question à examiner est donc la question organisationnelle. Et, comme on va le voir, elle s’étend largement au delà de la seule qualification juridique de l’entité Soulèvements de la Terre.
Est-ce-que les Soulèvements de la Terre sont concernés par la dissolution des Soulèvements de la Terre ? Ainsi posée, la question organisationnelle semble stupide. Mais le problème surgit à constater que les Soulèvements ne sont pas constitués en association. Par exemple, ils n’ont ni statuts, ni responsables. Devant une telle situation, Darmanin et ses conseillers utilisent la notion d’ « association ou de groupement de fait ». Et toute leur démonstration s’appuie sur le tableau d’un groupuscule, dans le type du « groupe de Tarnac », qui se serait constitué à Notre Dame des Landes et piloterait les mobilisations écologiques les plus radicales. Manifestement ce grossissement des traits du « groupement de fait » par Darmanin et son entourage sent trop les ficelles de basse police et n’a pas vraiment convaincu les juges. En face, les avocats des Soulèvements ont bien soulevé quelque chose : il n’y a pas de véritable définition juridique (par la loi ou la jurisprudence) de l’association de fait ; les éléments insuffisants dont dispose le juge ne permettent pas une qualification sommaire des Soulèvements. Et enfin, voilà qui n’aurait pas dû échapper aux conseillers du ministre, les Soulèvements sont bien quelque chose qui existe, mais ils ne sont pas ce à quoi pense la police quand elle pense à un groupement de fait.
Finissons avec la dimension juridique de la question organisationnelle. Le juge des référés a décidé :
« D’une part, l’atteinte qui est nécessairement portée à la liberté d’association par l’exécution d’un décret prononçant la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait est, en principe, constitutive d’une situation d’urgence. Le décret contesté, qui prononce la dissolution des Soulèvements de la Terre, crée ainsi, pour les requérants, une situation d’urgence.
Si le ministre de l’intérieur fait valoir que ceux-ci ont attendu plusieurs semaines avant d’introduire les présentes requêtes en référé et que la protection de l’ordre public justifierait de ne pas suspendre l’exécution de ce décret, il n’apporte pas, s’agissant de cette dernière assertion, d’éléments suffisants à l’appui de ces allégations. Par suite, la condition d’urgence requise par l’article L. 521-1 du code de justice administrative doit, dans les circonstances de l’espèce, être regardée comme remplie. »
Il a donc reconnu la légitimité d’une situation d’urgence justifiant la demande des soulèvements et il a assorti cette reconnaissance d’un refus de suivre Darmanin sur les menaces à l’ordre public.
Il ne s’est pas prononcé sur les arguments développés par les avocats des Soulèvements autour de « l’association de fait ». On peut cependant remarquer que les juges n’utilisent pas eux mêmes cette notion pour définir les Soulèvements qu’ils appellent simplement par leur nom, ou par la formule « le collectif des Soulèvements de la Terre ».
Mais comment ne pas voir qu’au delà de l’aspect juridique, c’est la forme organisationnelle choisie par les Soulèvements qui pose un problème à Darmanin, un problème politique et un problème intellectuel. Enferré dans sa tactique de criminalisation de l’écologie sous couvert d’ « éco-terrorisme », il veut avoir affaire à des conspirations, des groupuscules centralisés, des révolutionnaires professionnels, mais il tombe sur un mouvement qui revendique 150 000 signataires, mais pas 150 000 militants, qui veut être à la fois une alliance, un mouvement, un courant de pensée, un collectif, un ou plusieurs types d’action, une ou plusieurs formes de vie, qui se structure sur un mode horizontal, et finalement de type anarchiste. C’est le sens du mot d’ordre « On ne dissout pas un soulèvement ».
L’échec de cette dissolution s’il devait se confirmer marquerait un recul de l’autoritarisme devant les nouvelles formes organisationnelles ; ce serait un tournant.
La question de la violence
On ne s’étonne pas de retrouver la même configuration à propos de la deuxième question posée au juge : celle de la légalité de l’interdiction.
De nombreux commentateurs l’ont remarqué. Ici le jugement du conseil d’état sur le travail de Darmanin et de son entourage est cinglant :
« Les juges des référés du Conseil d’État relèvent ensuite que, au stade du référé, les éléments apportés par le ministre de l’intérieur et des outre-mer pour justifier la légalité du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre n’apparaissent pas suffisants au regard des conditions posées par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. En effet, ni les pièces versées au dossier, ni les échanges lors de l’audience, ne permettent de considérer que le collectif cautionne d’une quelconque façon des agissements violents envers des personnes. Par ailleurs, les actions promues par les Soulèvements de la Terre ayant conduit à des atteintes à des biens, qui se sont inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile, dont il revendique le caractère symbolique, ont été en nombre limité. Eu égard au caractère circonscrit, à la nature et à l’importance des dommages résultant de ces atteintes, les juges des référés considèrent que la qualification de ces actions comme des agissements troublant gravement l’ordre public au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure soulève un doute sérieux. »
Résumons ; ce n’est pas difficile. Premièrement, les Soulèvements ne cautionnent pas la violence contre les personnes. Deuxièmement, les atteintes aux biens s’inscrivent dans des initiatives de désobéissance civile, à caractère symbolique. Enfin ces agissements ne peuvent être considérés comme troublant gravement l’ordre public.
Dans l’article précédent nous avions ainsi résumé ce point : « l’apparition dans le domaine juridictionnel de l’espace public d’une nouvelle manière de considérer les notions de désobéissance civile, de « désarmement » ou d’action directe ; une insistance plus marquée sur les différences entre violence contre les personnes et violence contre les biens, entre violence symbolique et violence destructrice. » « Désarmement » est une notion qu’utilisent les Soulèvements de la Terre pour qualifier certaines actions, par exemple, contre les bassines. « Action directe » figure dans le texte du gouvernement, sans qu’on sache s’il s’agit d’une référence à certaines actions terroristes de la fin du XXème siècle, ou d’une allusion à la philosophie anarchiste de l’action politique. Darmanin veut criminaliser ; il pratique l’amalgame, la confusion des charges. Le juge le ramène à quelques distinctions classiques : personnes et biens, symboles et destructions.
Mais, derrière ces distinctions, c’est le statut juridique de la désobéissance civile qui est en train d’évoluer. Un juge moyennement informé des enjeux et des réalités écologiques ne peut pas ignorer les risques d’une criminalisation tous azimuts de la protestation. En matière écologique, la désobéissance civile est devant nous.
Évidemment on ignore jusqu’à quel point la décision définitive s’inscrira dans la continuité de la décision d’urgence. Mais telle qu’elle est, cette décision de justice illustre les déplacements auxquels on assiste en ce moment, tant sur la question des types d’organisation que sur celle des formes d’action.