
Par Jean Narboni
Présentation
Par Les Obscurs
La guerre entre Israël et la Palestine, les attentats djihadistes en France nous imposent d’associer des solidarités divergentes et parfois opposées. Pour reprendre le fil des derniers événements: solidarité avec les Israéliens victimes du raid terroriste du Hamas; solidarité avec les enseignants et toute la société française après l’assassinat de Dominique Bernard par un djihadiste; solidarité avec les Palestiniens, à Gaza et en Cisjordanie, face à la politique de punition collective de Netanyahou, les crimes de guerre de l’état israélien et les exactions des colonialistes; solidarité avec les Français juifs confrontés à la résurgence de l’anti-sémitisme.
Une telle tentative, politique et éthique, de ne renoncer à aucune de ces solidarités, n’est concevable qu’à condition de distinguer clairement les peuples des états ou proto-états. Notre solidarité s’adresse toujours aux peuples; elle ne peut s’adresser qu’exceptionnellement, et dans ce cas, explicitement, aux gouvernements et aux directions politiques. Autrement dit, il est de notre responsabilité de différencier concrètement, et de manière précise, le sort (la situation humaine), la cause (l’orientation politique), et le combat (la réalité de l’action pour atteindre le but) de ceux auxquels s’adresse notre solidarité. Tout comme il est aussi de notre responsabilité que cette solidarité soit effective, ne se résume pas à une prise de parti purement verbale, ni à rajouter du flou aux désordres éthique et intellectuel.
Dans le cas de notre solidarité avec les Palestiniens, il est clair qu’elle s’adresse d’abord à leur humanité, aux enfants, femmes et hommes, habitants et réfugiés de Palestine. Le sort des Palestiniens était misérable et indigne de la condition humaine, notamment à Gaza; il est devenu horrible, quelle que soit l’étendue des crimes de guerre. On ne saurait parler d’une cause palestinienne au singulier. Et c’est au peuple palestinien qu’il revient de définir sa cause. Parmi toutes les causes déclarées au nom des Palestiniens, nous ne sommes pas solidaires du djihadisme qui est la cause du Hamas, oppresseur du peuple palestinien: au contraire, nous y sommes opposés. Et nous sommes donc doublement opposés au combat terroriste du Hamas: comme moyen inacceptable en soi, et comme tactique au service d’une cause que nous rejetons.
Mais cette logique de refus de la cause et de la tactique du Hamas ne dit pas tout sur certains des soutiens qui lui sont apportés aujourd’hui, comme représentant du moment de la cause palestinienne. Sommes nous supposés croire que tous ces soutiens ne seraient motivés que par le sort, la cause et le combat des Palestiniens, motivations seulement entachées de quelque erreur d’analyse? Ces soutiens là cachent-ils suffisamment bien, qu’au delà et plutôt qu’une position pour un peuple, ou un mouvement, ils sont originellement et fondamentalement hantés par la négation, et la haine de son adversaire?
Jean Narboni nous a adressé un texte où il explore cette question et ne la laisse pas sans réponse.
Questions sans réponse
Par Jean Narboni
A intervalles réguliers, dans les moments de crise aiguë, la question revient, lancinante. Elle est posée par ceux qu’elle tourmente avec une perplexité réelle ou feinte, ou de l’indignation, ou de l’air entendu de celui qui connaît la réponse mais s’en remet à vous pour la donner : pourquoi ceux qui manifestent ardemment pour la cause palestinienne ne se retrouvent-ils pas dans la rue au nom d’autres populations, ethnies, communautés minorités persécutées ou massacrées ? Ouighours en Chine, musulmans en Inde et en Birmanie, Yezidis au Kurdistan irakien victimes de l’Etat islamique, Palestiniens du Fatah tués en 2007 par le Hamas pour asseoir son pouvoir, mouvement « Femmes, vie, liberté » en Iran, Kurdes, Arméniens, et autrefois musulmans bosniaques écrasés par le pouvoir serbe d’alors…
Etonnamment c’est peut-être Jean Genet qui, il y a presque quarante ans, retournant la question et l’adressant à lui-même, l’a le premier et le plus clairement formulée. Dans son dernier livre Un captif amoureux, qui raconte ses séjours auprès des Palestiniens qu’il chérit et qui le vénèrent en retour, il écrit, précisant qu’il a tout fait pour différer ce moment : « Si elle ne se fût battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne, m’eût-elle, avec tant de force, attiré ? » Et il ajoute : « En me posant cette question, je crois donner la réponse. »
Cette interrogation troublante ne doit pas être seulement lue, il faut l’entendre, la dire à haute voix, en marquer la scansion, les répétitions, les assonances, faire sentir l’opposition des minuscules et des majuscules, garder dans l’oreille et laisser vibrer le mot « ténébreux », l’articuler, en répéter plusieurs fois les deux dernières syllabes. Platement et indiscutablement traduite, cette question veut dire : « Si les Palestiniens n’avaient pas eu les Juifs pour ennemis, les aurais-je tant aimés ? » Et la réponse, évidente sans être formulée, fusant comme un cela va sans dire, est : « Non ». La franchise de cet aveu plus limpide encore de n’être pas dit, sépare en tout point Genet des antisémites honteux qui, dès qu’on incrimine un de leurs propos ou de leurs comportements, se récrient : « Moi, antisémite, au grand jamais », et se plaignent d’interprétation abusive, procès d’intention, manie de la persécution, instrumentalisation de la notion d’antisémitisme ou police des mots.
Et Genet ne s’arrête pas là. Allant plus loin et plus profond encore, il ne craint pas de donner au conflit qu’il évoque une dimension fatale qui occupe et inquiète les débats d’aujourd’hui sur la véritable nature, politique, religieuse, sinon raciale, de ce conflit ou de ce qu’il est devenu, à la lumière de ce qui a eu lieu et se poursuit depuis le 7 octobre. C’est une phrase dont on frémit à l’idée qu’elle ne soit pas seulement le constat ou le délire d’un écrivain visionnaire, mais bien prophétique « Qu’elle se découpât sur un fond de Nuit des Commencements – et cela, éternellement – la révolution palestinienne cessait d’être un combat habituel pour une terre volée, elle était une lutte métaphysique. »
Au cours d’une longue conversation que j’ai eue il y a fort longtemps avec Jean-Luc Godard, ami des Palestiniens et admirateur de Genet dont il montre souvent dans ses films la couverture du Captif amoureux, conversation en visioconférence entre le Studio des Arts contemporains Le Fresnoy et son atelier de Rolle, je lui ai lu passage en question et demandé ce qu’il en pensait. Sans hésiter, il a répondu : « Je suis d’accord ». Difficile de savoir si cet accord portait sur la pertinence de la question de Genet ou si, se la posant à son tour comme chacun devrait le faire pour évaluer la raison profonde et la nature de l’affect qui motive ses engagements, il lui donnait la même réponse. Sans insister, j’ai cru devoir poursuivre en lui soumettant, en toute logique, un énoncé lapidaire de Sartre dans son Saint Genet, comédien et martyr : « Genet est antisémite ». Et Godard, avec un désarmant sourire d’évitement : « Oh, c’est plus compliqué que ça… »
Compliqué ?
Jean Narboni est critique de cinéma et historien. Il a été rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, enseignant à Vincennes, à l’IDHEC et à la Femis. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment sur Mikio Naruse, Ingmar Bergman, Charlie Chaplin, Samuel Fuller. Il a édité « La Chambre Claire » de Roland Barthes et publié « La nuit sera noire et blanche », récit de cette édition. Son livre le plus récent est « La Grande Illusion de Céline » paru en 2022.