
Le texte que nous proposons ici est extrait d’un rapport du très officiel Conseil supérieur des programmes du ministère de l’Education nationale, intitulé « Avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques » et publié en juin 2022. Comme le texte précédent, émanant de l’Unesco, il atteste du désenchantement d’une partie des cercles dirigeants de l’Education à l’égard des promesses des milieux industriels qui s’auto – définissent aujourd’hui comme « EduTech », pour lesquels le ministère français était devenu « open bar » depuis la décision du déplorable Allègre de connecter les établissements scolaires en l’absence de toute réflexion et de toute préparation.
L’existence de tels textes est un argument de poids pour ceux qui, enseignants, parents d’élèves, combattent la catastrophe numérique à l’école et dans la vie quotidienne, et pour tous ceux, qui, plus généralement ne séparent pas l’émancipation de la critique de la technique. Evidemment nous ne voyons pas qu’une telle critique de la technique serait à l’oeuvre dans le texte du Conseil des programmes, ni celui de l’Unesco. Leur démarche se limite pour l’essentiel à avancer les arguments empiriques qui prouvent l’inconsistance de ce que Jacques Ellul appelait le « bluff technologique », l’inefficacité en général du soit-disant « outil » numérique, et ses effets catastrophiques sur le développement intellectuel et affectif des enfants. Cependant l’avancée est significative. Dans la troisième partie de son avis – c’est l’extrait que nous proposons ici – le Conseil supérieur des programmes n’hésite pas à sortir de sa compétence scolaire stricto sensu, pour traiter les risques liés à l’usage du numérique en général, et pas seulement le soit disant « numérique éducatif ». Autrement dit, il fait de la politique, n’hésitant pas à prendre des positions qu’à notre connaissance aucun parti, sauf le mouvement décroissant, ne soutient jusqu’à aujourd’hui.
[Les Obscurs]
La prise de conscience des risques et des entraves liés à l’usage du numérique : la nécessité de les mesurer, de les analyser et de les évaluer
Par le Conseil supérieur des programmes du ministère de l’Education nationale
1 Le mythe des enfants du numérique
Une théorie forgée outre-Atlantique au tout début des années deux mille a vanté, sans les prouver jamais, les capacités innées des enfants à manier les outils numériques par le seul effet d’une immersion précoce (52). Elle a de plus conduit à l’affirmation d’un environnement qui modifierait la façon d’agir et d’apprendre d’un faux stéréotype générationnel, celui des pseudo « enfants du numérique » (digitals natives en anglais). Outre leurs prédispositions innées au maniement des outils numériques, ces enfants n’étaient censés tirer profit ni de l’environnement scolaire ayant forgé les générations antérieures ni d’un enseignement dispensé par une génération perçue comme inapte à utiliser les nouveaux outils.
L’omniprésence progressive du numérique et l’ouverture de ses marchés, si elles ont favorisé la confrontation des enfants à ses outils et à ses ressources ne valent cependant pas maîtrise. Grandir dans un environnement où le numérique a conquis un espace considérable ne garantit en rien la maîtrise de ses usages (53).
Ce contexte a contribué à créer une confusion entre, d’une part, le maniement spontané d’outils numériques et, d’autre part, la compréhension de leurs conditions d’usage et de leur fondement scientifique (l’informatique). En ce sens, le contexte a détourné le système éducatif, mais aussi la société, de son devoir d’éducation et de formation.
La recherche a, depuis un certain temps, remis en cause le mythe des enfants du numérique. Ce dernier perdure cependant dans certains esprits et entrave la mission de transmission de l’école. Certains chercheurs ont même évoqué à ce propos une forme de « démission pédagogique » (54). L’École devra pourtant trouver sa juste place pour permettre à ses élèves l’accès à une culture numérique maîtrisée et non plus subie. Cette responsabilité de l’École justifie la mission assignée par le ministre au CSP dont ce dernier rend compte par le présent avis.
Notons par ailleurs que les génies du numérique ont été formés au latin, au grec et aux mathématiques par des maîtres présents, aux savoirs incarnés et non virtuels.
C’est après avoir suivi cette voie de formation qu’ils ont découvert et pratiqué la science informatique avant d’aborder le monde numérique. Une conversion tardive à cet environnement n’empêchera nullement un usage de ses outils, notamment parce qu’ils ont été conçus pour être utilisés de manière intuitive et spontanée. En revanche, une immersion prématurée ne facilite en rien les apprentissages essentiels.
Au contraire, en raison du verrouillage progressif des fenêtres de développement cérébral qu’elle induit, leur acquisition risque de devenir de plus en plus difficile à réaliser. (55)
2 Les incidences du numérique sur l’environnement et l’impératif de sa prise en compte par l’École
Les outils numériques (ordinateurs domestiques et portables, téléphones intelligents) et les infrastructures de stockage des données qu’ils utilisent seront parmi les plus consommateurs d’énergie et les plus émetteurs de gaz à effet de serre, phase d’utilisation et de production confondues, à l’horizon 2040.
Il importe, dès lors, de favoriser et d’amplifier la sensibilisation et la formation des jeunes consommateurs que sont les élèves pour leur permettre de participer au plus tôt à la réduction des incidences du numérique sur l’environnement (extraction des matières premières, production, distribution, utilisation et recyclage du matériel, etc.) par une indispensable prise de conscience des incidences et des risques qu’il importe de prévenir.
Les élèves, futurs adultes, auront en effet à jouer un rôle très important dans la réduction de l’empreinte environnementale liée à l’usage des équipements, au stockage des données, au déploiement et au fonctionnement des infrastructures numériques. Leurs comportements ne pourront évoluer que s’ils reçoivent une formation adaptée : ils devront être sensibilisés, par exemple, à l’importance de la gestion de leur messagerie, des données stockées, de l’utilisation des batteries, etc.), toutes actions trop souvent perçues comme étant neutres. Ils seront aussi formés à la connaissance des enjeux et incités à l’adoption de gestes responsables.
C’est ce à quoi invitait une proposition de loi déposée sur le bureau du Sénat. La loi du 15 novembre 2021 a permis de compléter le deuxième alinéa de l’article L. 312-9 du code de l’éducation précisant que cette formation comporte désormais une sensibilisation aux incidences environnementales des outils numériques ainsi qu’un volet relatif à la sobriété numérique.
On doit dès lors poursuivre l’appréhension dans l’éducation du problème environnemental comme le CSP, à l’invitation du ministre de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports, s’y est employé en 2019, en réexaminant les programmes de la scolarité obligatoire à l’aune de cet impératif. Cette dimension déjà intégrée concrètement au cursus scolaire devra être complétée par la prise en compte des incidences du numérique, de ses outils et de ses pratiques. Souvent invisibles, elles apparaissent comme l’un des freins sociaux et sociétaux majeurs à l’usage plus responsable des outils numériques.
Comme l’a souligné l’ADEME (56) dans un rapport récent, au-delà de l’apprentissage de l’utilisation des services numériques, il est nécessaire de faire comprendre aux élèves leur fonctionnement pour leur permettre d’appréhender le versant matériel du numérique.
Les mesures de sensibilisation et de formation (par exemple, la définition de parcours consacrés à la matérialité du numérique) requièrent la définition d’un contenu pédagogique adapté aux élèves du primaire et du secondaire (fonctionnement, construction, approvisionnement, entretien et service, etc.). Les enjeux du numérique seront également progressivement intégrés aux formations diplômantes (éco-conception des logiciels, sobriété numérique, etc.).
Recommandations du CSP:
-permettre aux élèves de comprendre et progressivement de pouvoir comparer les biens et les services au regard de leurs incidences sur l’environnement ;
-présenter aux élèves des solutions technologiques, des bonnes pratiques, qui favorisent la réduction des incidences environnementales du numérique à l’école et dans la vie quotidienne, l’usage par exemple de matériel reconditionné ;
-inviter le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports à jouer un rôle pionnier dans la mise en œuvre d’actions en faveur du déploiement et de l’utilisation d’un environnement numérique responsable ;
-éviter dès lors les injonctions contradictoires de l’institution : rechercher comment concilier le déploiement du numérique dans la sphère scolaire et parascolaire avec les contraintes du développement durable en intégrant une réflexion sur la consommation énergétique, la pollution, etc. On rappelle que l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente le triple de celle d’un pays comme la France. Les technologies numériques mobilisent 10 % de l’électricité produite dans le monde et 4 % des émissions globales de CO2, soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial.
3 L’environnement numérique scolaire
Le numérique éducatif modifie le rapport au temps et accentue la porosité entre les différents espaces.
Les outils numériques ont modifié l’espace de l’École : le tableau numérique interactif (TNI) dans la classe et le cahier de textes numérique hors de l’établissement sont devenus les principaux supports d’affichage du cours et des exercices. L’ENT, des logiciels de vie scolaire, les laboratoires de langues multimédias, ou encore les Centres de documentation et d’information prolongent cette classe virtuelle. Le numérique a élargi la communication dans le temps et dans l’espace, avec les élèves tout comme avec leurs parents.
Ces outils modifient considérablement la relation pédagogique en la transportant hors de l’espace clos de la classe et hors du temps limité du cours.
En effet, en s’affranchissant des contraintes de lieux et de temps, le numérique donne la possibilité aux élèves de planifier leurs tâches, d’organiser leur temps, de s’engager dans les activités proposées.
Cette fluidité de l’espace-temps fait cohabiter une grande variété de finalités d’usage, allant de la circulation de l’information à la différenciation et la diversification des contenus et des activités, sans oublier l’entraide et la collaboration. Les interventions des enseignants et les travaux des élèves peuvent être réinvestis après avoir été archivés et éventuellement diffusés.
Ces évolutions posent cependant des problèmes qu’il convient de ne pas sous-estimer : des connexions tardives, une dispersion des élèves, une forme de passivité intellectuelle qui entrave la réflexion (consommation de vidéos à caractère pédagogique).
La visibilité des traces de connexion des élèves sur les plateformes institutionnelles, la lisibilité accrue de la gestion de leur temps, la connaissance d’informations associées à la responsabilité parentale posent la question de la limite du champ d’intervention des enseignants. Le brouillage des frontières entre les sphères privée et scolaire pour l’élève, privée et professionnelle pour l’enseignant, efface les limites spatiales, temporelles, et privées qui avaient été posées avant l’avènement de l’ère numérique.
Le professeur devient un fournisseur d’activités à disposition et à la demande. Certaines de ces activités supposent que les élèves disposent de conditions matérielles satisfaisantes, mais aussi d’une maturité numérique suffisante pour tirer profit des potentialités offertes, sans toutefois s’exposer aux dangers que recèle la navigation dans l’internet.
L’exposition aux écrans des élèves est décuplée et mêle numérique éducatif et numérique récréatif, pouvant générer passivité, confusion, voire installation de pathologies fonctionnelles liées à un usage irréfléchi des outils et des activités proposés (jeux, réseaux sociaux, etc.).
La classe repensée dans le cadre de l’environnement numérique de l’éducation invite à organiser certaines activités pendant le temps scolaire et en présence du professeur et de tous ses élèves et à en externaliser d’autres, notamment quand les élèves sont invités à travailler seuls.
Il convient de ne pas sous-estimer les vulnérabilités sociales, qui interfèrent dans le rapport aux écrans et qui sont autant de facteurs qui peuvent rendre difficiles, voire inaccessibles, la compréhension du numérique, l’éducation aux usages des écrans, la distance critique à trouver et une indispensable autorégulation à exercer.
Les contenus à risques (sexuels, tabagiques, alcooliques, alimentaires, violents, etc.), les prescriptions de normes pour les adolescents (publicités, influenceurs, réseaux sociaux, etc.) saturent l’espace numérique. Les réseaux sociaux, positifs quand ils sont un soutien contre la solitude, qu’ils réduisent la sensation d’isolement, ou qu’ils favorisent les amitiés existantes, se révèlent source de désinhibition chez certains adolescents et facilitent certaines dérives comme le harcèlement anonyme, une surexposition de soi, des formes d’exclusion, une propension à dresser des groupes les uns contre les autres (l’industrie de la rumeur), pouvant conduire dans certains cas à la délinquance et à la criminalité comme le montre un exemple très récent particulièrement violent commis par un collégien de Saône-et-Loire. Le défaut de stimulations culturelles, artistiques ou sportives conduit à un désintérêt des jeunes pour des activités de substitution à la fréquentation des écrans, alors qu’elle peut engendrer des pratiques conflictuelles et pathologiques
Recommandations du CSP
-renforcer l’éducation à l’usage raisonné des réseaux sociaux, à la fréquentation des sites ouverts dans l’internet ;
-renforcer l’implication des parents dans les actions de prévention des risques et de promotion de la santé physique et psychique de leurs enfants, et dans leur éveil aux activités sportives, artistiques et culturelles.
4 L’environnement numérique récréatif
La consommation récréative du numérique est considérable. Dès l’âge de deux ans, les enfants, dans les pays occidentaux, cumulent chaque jour trois heures d’écran en moyenne ; cela représente presque mille heures pour un élève de maternelle, soit plus que le volume horaire d’une année scolaire ; deux mille quatre cents heures pour un lycéen, soit 2, 5 années scolaires (57).
Comme l’a montré une enquête réalisée récemment (58), la crise sanitaire a révélé un accroissement des équipements et de l’utilisation des outils numériques tant par les parents que par les enfants ; elle a accéléré la croissance du temps passé devant les écrans au sein des familles.
Ces pratiques sont appelées à s’inscrire durablement dans le temps (59). Une prise de conscience des occasions tout comme des risques liés à la fréquentation de l’internet a été révélée par cette étude. Les parents ont évoqué des risques liés aux pratiques numériques de leurs enfants (dépendance, 51 % ; cyberharcèlement, 49 % ; mise en contact avec des inconnus, 43 %) tout en ayant tendance à sous-estimer les risques réels auxquels leurs enfants ont déjà été exposés, alors que les enfants ont exprimé des risques sur leur santé (maux de tête, 43% ; difficultés d’endormissement, 42 % ; passivité, 39 %).
D’une manière générale, les activités numériques des enfants sont sous-estimées par leurs parents : un écart considérable est constaté entre la perception des parents et la réalité déclarée par les enfants. Cette dernière échappe ainsi aux parents. L’utilisation des réseaux sociaux (volume d’utilisation et nombre de réseaux fréquentés) est manifestement sous-estimée par les parents. Les activités « vidéo ludiques » sont en nette augmentation, tout comme l’ensemble des activités numériques qui ont augmenté très significativement au cours des douze derniers mois (60).
Enfin, du point de vue éducatif, diverses études ont montré que, lorsqu’ils réagissent, les parents s’engagent dans la voie de la régulation et non dans celle d’une approche éducative. Limitée à la maîtrise et au contrôle de l’utilisation des outils par leurs enfants, souvent obtenus de haute lutte, l’intervention des parents ne revêt pas de dimension éducative. Ce constat d’un défaut d’attention porté par les parents sur les contenus et les usages numériques de leurs enfants impose donc à l’École d’assumer encore plus sa responsabilité en matière éducative.
Dans ce contexte aux caractéristiques particulièrement accrues durant les derniers mois, la recherche a mis en lumière une liste d’influences délétères, tant chez l’enfant que l’adolescent. Tous les piliers du développement seraient affectés, le somatique, le corps jusqu’à l’émotionnel en passant par le cognitif (le langage, la concentration) : une récente méta-analyse expose une corrélation entre l’augmentation et la sévérité des retards de langage et la hausse des temps d’écran 61, autant d’atteintes qui contraignent la réussite scolaire. On note à ce propos que les élèves issus de milieux défavorisés affichent une durée d’exposition moyenne aux écrans très significativement supérieure à celle des autres élèves.
Comme déjà mentionné, les évaluations nationales et internationales semblent confirmer que l’environnement et les pratiques numériques en milieu scolaire ne concourent pas à l’amélioration des résultats des élèves. La plupart des études montrent plutôt un affaissement des compétences cognitives des jeunes depuis le langage jusqu’aux capacités attentionnelles, en passant par les savoirs culturels et fondamentaux de base. De plus, la pratique d’un jeu vidéo d’action après les devoirs scolaires altérerait le processus de mémorisation (62).
À ce jour, en revanche, aucune étude n’indique que la privation d’écran à usage récréatif pourrait conduire à l’isolement social et à quelque trouble émotionnel que ce soit. De plus, un grand nombre de recherches souligne les incidences lourdement préjudiciables de ces outils sur les symptômes dépressifs et anxieux des enfants.
Pour conclure, la littérature scientifique demeure à ce stade unanime quant à la gravité des incidences négatives des consommations numériques récréatives sur la santé somatique (ex. obésité), l’équilibre émotionnel (ex. anxiété, agressivité), le développement cognitif (ex. langage, attention et concentration) et, ultimement, la réussite scolaire des enfants. Les principales chaînes causales sont d’ailleurs solidement établies : appauvrissement des relations intrafamiliales, sur-sollicitation attentionnelle exogène, sous-stimulation intellectuelle, préjudices de sommeil, accroissement de sédentarité 63.
Le CSP a considéré avec grand intérêt la création de la plateforme d’information et d’accompagnement à la parentalité numérique (64) élaborée par l’institution « dans le cadre d’un partenariat national visant à fédérer les acteurs publics et privés, [et] qui propose des outils, des conseils et des ressources pratiques pour mieux informer et accompagner les parents afin qu’ils protègent leurs enfants ». Deux grandes entrées s’affichent sur le portail : « Je protège mon enfant dans son usage des écrans » et « Je protège mon enfant de la pornographie ». Le premier axe souligne les risques et les enjeux liés à la précocité de l’exposition aux écrans et à des contenus inappropriés pour la santé mentale et physique des mineurs. Le second axe vise la lutte contre l’exposition aux contenus pornographiques en ligne et les effets néfastes en matière de développement psychologique et de représentation de la sexualité chez les enfants.
Le CSP salue la démarche engagée en janvier 2021 par la Commission nationale de l’informatique et des libertés(CNIL), le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), le Défenseur des droits et la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) (65) qui ont créé un kit pédagogique regroupant l’ensemble des ressources conçues pour l’éducation du citoyen numérique, à destination des formateurs et des parents qui accompagnent les élèves en matière de numérique. Ces derniers, leurs parents, les enseignants peuvent y apprendre comment supprimer une photo sur un réseau social, à quel âge regarder un écran, ou encore comment distinguer l’offre légale de biens culturels des sites illicites. Pour répondre à ces questions, les ressources du kit pédagogique permettent d’explorer chaque grand thème de la vie numérique (les droits dans l’internet ; la protection de la vie privée en ligne ; le respect de la création ; l’utilisation raisonnée et citoyenne des écrans).
Dans ces perspectives, un manuel d’éducation au droit répond à plusieurs objectifs pédagogiques et notamment ceux de la connaissance des droits en matière de protection des données personnelles, de l’appréhension du cyberharcèlement, des moyens de le prévenir et de le sanctionner, du repérage des contenus dangereux (fausses informations, images violentes, etc.) ou encore de la compréhension de la notion de droit d’auteur.
5 La nature des usages domestiques : une réalité qui dessert les plus faibles
La réalité des usages observés est très majoritairement constituée de contenus récréatifs.
Le temps quotidien de consommation récréative, hors devoirs et usages scolaires, a augmenté pour atteindre en 2021 66, 4 h 44 chez les 8-12 ans, 7 h 22 chez les 13-18 ans (6 h 40, en 2015). La création de contenus (codage informatique, exposé numérique, captations et créations artistiques, traitement automatique de mesures, etc.) grâce aux outils numériques y demeure très minoritaire au profit de l’utilisation récréative des médias numériques (67). Ainsi, seulement 3 % du temps consacré par les enfants et les adolescents aux médias digitaux est utilisé à cet effet.
6 Dans le champ scolaire : des usages souvent détournés et une maîtrise insuffisante
S’agissant plus spécifiquement des utilisations domestiques liées au champ scolaire, le degré de variabilité interindividuelle est considérable. Il est de plus très lié à l’environnement social de l’élève : des enfants issus de milieux favorisés utiliseront davantage les ressources éducatives accessibles dans l’internet alors que ceux de milieux défavorisés privilégieront l’accès à l’internet pour des usages essentiellement récréatifs.
Des inaptitudes techniques frappent une partie de la population scolaire et étudiante, des études révélant que le niveau de maîtrise des outils numériques demeure très faible. Un rapport de la Commission européenne a mis en lumière la piètre compétence numérique des étudiants, en tête de liste des facteurs susceptibles d’entraver « la numérisation du système éducatif » (68). Pour les plus âgés, il s’agit là d’une certaine forme d’innumérisme ou d’inhabileté numérique prenant la forme, par exemple, d’incapacité ou de difficulté à utiliser les programmes bureautiques standards, à écrire un programme informatique simple, à configurer un logiciel, à mettre en place une connexion, à paramétrer la sécurité d’un terminal, etc. Les difficultés sont plus importantes encore lorsqu’il s’agit d’utiliser des bases de données : la capacité des étudiants à accéder à l’information et à la connaissance est, elle aussi, un mythe que décrit la recherche (69), tout comme la capacité à utiliser de manière critique et raisonnée l’information disponible dans l’internet (70). Des études récentes (celles de Divina Frau-Meigs à la suite de Lankshear et Knobel de 2011) insistent sur la dissociation à opérer dans le champ des compétences numériques entre les aptitudes fonctionnelles (navigation sur la toile, attitude critique à l’égard de la hiérarchisation des résultats d’un moteur de recherche, gestion des données consultées, etc.) et les aptitudes stratégiques et éditoriales décrites plus haut. Si les premières sont généralement considérées comme partiellement acquises chez la plupart des jeunes (souvent de manière autonome par autodidactie ou par appel aux pairs), les secondes sont largement négligées.
Plus de 80 % des élèves déclarent ne jamais utiliser les outils numériques pour des usages académiques : ces derniers représentent une fraction mineure du temps total d’écran (5 % chez les enfants et 10 % chez les adolescents, valeurs surestimées dans la mesure où elles incluent les cas d’exploitations conjointes) (71). Tout particulièrement pour les jeunes en situation d’illettrisme, les compétences stratégiques et éditoriales sont totalement inexistantes, tandis que les compétences fonctionnelles, au même titre que la lecture et l’écriture, sont l’objet de stratégies de compensation et de contournement (usage de commandes vocales à la place du clavier). Ainsi, le fossé numérique risque d’être un abîme pour ces personnes.
7 Des résultats scolaires qui sont très souvent corrélés à l’usage du numérique
Des études confirment que la courbe de l’augmentation du temps d’utilisation suit celle de la baisse des résultats scolaires. L’usage d’un ordinateur domestique, aussi utile qu’il soit cependant dans le cadre d’usages raisonnés et dirigés, n’aurait ainsi aucune incidence positive sur la performance de l’élève à l’école. L’usage des outils numériques dans le cadre scolaire est de même très loin de participer à la hausse significative des résultats. Les exemples nombreux des États ou des collectivités territoriales ayant massivement investi dans ces matériels et ces usages confirment cette tendance. Il a pu s’agir dans certains cas de privilégier des logiques économiques ou clientélistes à défaut d’objectifs pédagogiques définis et dont l’atteinte aurait justifié la voie numérique.
8 Des usages qui ouvrent parfois la porte de l’illettrisme et qui affectent les piliers du développement de l’élève
Certains scientifiques et très récemment une mission de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche ont pu se poser la question de l’émergence d’une forme contemporaine d’illettrisme et, à tout le moins, d’une cause probable ou d’un facteur aggravant de l’illettrisme. Par le fait qu’ils s’éloignent manifeste ment de la sphère académique, les divers usages du numérique affectent considérablement la réussite scolaire. Paradoxalement, compte tenu du très fort taux d’équipement numérique des familles les moins favorisées et les plus éloignées du livre, ils accentueraient les difficultés rencontrées plus qu’ils ne les atténueraient.
L’effet sur la réussite scolaire d’un mauvais usage du numérique reflète ce que subissent les piliers du développement cognitif de l’enfant : le langage (altération du volume et la qualité des échanges verbaux précoces induite par un détournement des enfants et des parents au profit de l’environnement numérique, par exemple), l’écrit (retard ou entrave à l’entrée dans l’écrit et sa culture), la concentration (difficultés du cerveau humain à gérer des sollicitations exogènes), la mémoire, la sociabilité ou encore le contrôle des émotions seraient ainsi tout particulièrement affectés.
Les interactions humaines qui, tout comme la dynamique collective de la classe parfois menacée par un excès d’individualisation des pratiques, sont parmi les composantes du développement de l’élève et de ses apprentissages se trouvent elles aussi altérées (72). Ce travers affecte de plus la sphère familiale (73). L’enfant éprouve plus de difficultés qu’un adulte à être attentif à une tâche en cas de distraction : ainsi la télévision, omniprésente dans nombre de foyers, par la perturbation qu’elle induit, interrompt l’enfant dans son jeu et empêcherait l’apprentissage de la concentration (74), dont on connaît l’importance en matière de réussie scolaire. L’utilisation quasi permanente d’outils numériques distrait les parents de leur enfant (75). Il est à noter que l’interruption de l’échange instauré entre le parent et l’enfant (téléphone, notification, tweet, par exemple) est néfaste à l’apprentissage même si l’adulte revient vers l’enfant après l’interruption (76).
9 Des incidences constatées sur la santé
Ce sont enfin les fréquentions addictives, et notamment l’exposition aux contenus à risques (violence, pornographie, informations fallacieuses, etc.), parfois érigées en normes car à l’image de la société dans laquelle l’enfant est immergé virtuellement, qui peuvent être sources de pathologies graves (symptômes dépressifs et anxieux, schizophrénie, etc.) et d’une manière générale sources de troubles du comportement et de la croissance. On peut par exemple évoquer les multiples cas de harcèlement en direction des élèves et des enseignants, et malheureusement parfois de délits et de crimes graves.
D’une manière générale, comme le rappellent l’académie des sciences, l’académie de médecine et l’académie des technologies, la surexposition aux écrans peut avoir de nombreuses conséquences médicales, d’ordre psychologique et psychiatrique : parmi elles, on peut citer une perte de contrôle sur le temps passé devant l’écran, une difficulté de limiter l’usage sans développer des symptômes comportementaux de sevrage, et des conséquences négatives éventuelles sur le développement psychomoteur de l’enfant.
La relation entre, d’une part l’usage des réseaux sociaux et, d’autre part, la dépression des adolescents et leurs tendances suicidaires est mise en cause, notamment du fait des risques de désinhibition de la communication et de harcèlement. Pour ce qui concerne les jeux, le basculement dans l’addiction se produit parfois sous l’effet conjoint de facteurs de vulnérabilité personnelle ou sociale et du caractère addictogène de certains jeux : « cette situation extrême peut conduire au fléchissement scolaire et à l’isolement social », mais aussi physiologique (le risque accru d’obésité provoqué par une exposition fréquente et prolongée aux écrans, qui détourne de la pratique régulière du sport).
Il a été montré que les troubles peuvent encore affecter la vue, l’attention, le sommeil ; ils peuvent être de nature fonctionnelle, rendant par exemple difficile l’acquisition ou l’exécution manuscrite de l’écriture dont on sait grâce aux neurosciences qu’elle déclenche une activité cérébrale plus intense que l’utilisation du clavier (78).
La question du temps de travail et celle de l’espace de travail virtuel, tous deux devenus indéfinis et extensibles, doivent aussi être prises en considération. Le CSP estime qu’il est absolument nécessaire de prévoir des temps de travail « hors numérique » (connexion et usage d’un outil spécifique), pour réduire le temps inutilement passé devant les écrans et limiter la passivité de l’élève hors de la vue de l’enseignant. À cet égard, une expérimentation de « déconnexion numérique totale » a récemment été conduite dans un collège de l’académie de Poitiers, en partenariat avec une jeune pousse bordelaise qui commercialise une « pochette connectée pour réguler le temps d’écran ».
10 Les rythmes biologiques de l’enfant contrariés par l’exposition précoce et continue aux écrans
Le CSEN s’est engagé récemment, à l’occasion d’une conférence internationale, dans l’établissement d’un état des lieux des connaissances en la matière et des perspectives de leur mise en pratique. Ce sont tout particulièrement le rôle et l’importance du sommeil qui ont été étudiés. Quels sont les mécanismes en œuvre dans le cerveau endormi ? Peut-on apprendre aux élèves à bien dormir ? L’École peut-elle se servir du sommeil comme levier des apprentissages ?
S’il est implicitement considéré comme un facteur de bien-être et de réussite, le sommeil reste encore souvent considéré comme une perte de temps. Or, il assure à l’enfant et à l’adolescent un bon développement physique, psychique et cognitif. Les travaux scientifiques en psychologie et en neurosciences mettent en avant son rôle clé pour les apprentissages, tant pour leur acquisition que pour leur consolidation.
On estime que plus de 30% des enfants et jusqu’à 70 % des adolescents ne dorment pas suffisamment. L’attrait des écrans est fréquemment avancé comme cause de cette entrave à un besoin fondamental. L’académie des sciences, l’académie des technologies et l’académie de médecine ont attiré l’attention sur cette question (79) en expliquant le lien entre exposition aux écrans et troubles du sommeil : la lumière contrôle la sécrétion de mélatonine et agit différemment en fonction de l’heure. Une intensité lumineuse, même faible (DEL des écrans par ex.) peut agir sur l’horloge biologique en entraînant un retard de phase et freiner la sécrétion de mélatonine. Or plus de 90 % des adolescents utilisent un téléphone intelligent et plus de 35 % des 7-19 ans utilisent une tablette : chez les adolescents, très amateurs d’écrans le soir, le retard de phase est associé à terme à une importante dette de sommeil.
Recommandation du CSP
Comme le suggèrent l’académie des sciences, l’académie de médecine et l’académie des technologies, la société et les pouvoirs publics doivent demeurer attentifs aux problèmes posés par l’évolution vers un cent pour cent numérique et en mesurer les conséquences, notamment auprès des plus vulnérables.
11 L’importance de la prise en considération du stade préscolaire
Comme le rappelle Boris Cyrulnik dans un rapport récent (80), le langage occupe une place cruciale dans l’environnement de l’enfant. S’il exprime le plaisir de l’échange, il est surtout l’un des vecteurs essentiels de l’apprentissage conceptuel.
C’est le premier outil pédagogique permettant à l’enfant de comprendre le monde qui l’entoure.
Dans le contexte effervescent de la découverte du langage, l’importance majeure des échanges interindividuels avec les parents (81), les enseignants, les camarades de classe, lors des premières années de l’enfant, doit être réaffirmée.
Échanger avec les adultes autour d’objets communs lui permet de comprendre les cadres pragmatiques associés à cet objet ou à un concept. Le jeu est, tout comme les échanges verbaux et la confrontation à l’écrit par l’intermédiaire de la lecture à haute voix, un des cadres importants où l’enfant met notamment en place ses premières intuitions mathématiques, géométriques, sur le temps ou sur la causalité (82). À cet égard, la recherche a montré qu’une différence d’expérience du langage entre enfants est révélatrice d’une faiblesse du vocabulaire et de la syntaxe et de difficultés de compréhension à l’entrée à l’école pour les enfants peu stimulés (83).
L’importance de l’exposition de l’enfant à la lecture à haute voix dans un environnement qui tend à privilégier la culture et la fréquentation de l’écran
La lecture et le récit d’histoires exposent l’enfant à de nouveaux concepts, à un vocabulaire de plus en plus riche, à des structures de phrases de plus en plus élaborées : cette richesse que procure le livre se retrouve plus rarement dans la vie quotidienne et manifestement sur les écrans. C’est dès lors une activité primordiale dans la perspective d’un enrichissement et d’une incarnation du lexique de l’élève (84).
Dans un environnement qui tend à imposer la culture et la fréquentation de l’écran, l’exposition au livre et à l’écrit, par la lecture à voix haute, est devenue essentielle.
Les mots sont les premiers outils de la pensée ; le livre et la lecture représentent la voie la plus efficace et la plus facile à emprunter pour aller à leur rencontre ; ils proposent à l’enfant plus de vocabulaire et de connaissances que le langage oral usuel. Précisons qu’un livre offre toujours plus de vocabulaire que n’en diffusent la plupart des autres vecteurs, notamment les images animées, et qu’il fournit l’occasion de découvrir, en situation, des mots nouveaux, leur sens et leur orthographe.
L’entrée dans la civilisation du livre permet à l’enfant l’accès à une source première de contextes tressés dans la narration, accessibles par l’écoute et le regard, dans le plaisir. À la condition de porter une grande attention à la qualité des textes offerts, c’est l’une des premières expériences communes, un premier contact majeur avec la littérature qui constitue un soutien indispensable au développement de l’être.
Ces séquences particulièrement riches, à la maison et à l’école, constituent un temps d’éveil et d’apprentissage : celui du langage passe par l’écoute et contribue à l’amélioration de cette capacité majeure. La lecture à haute voix est, à ce stade, primordiale. Au plan affectif, ce sont des temps de partage qui renforcent, selon les circonstances, les interactions et la complicité entre les enfants et leurs parents, ou entre les élèves et leur enseignant ; ils induisent une forme d’épanouissement en classe, autour du livre et du maître, à la maison, autour du livre et des parents.
Ce sont enfin des moments de détente, de gestion du stress, de développement de l’empathie et des aptitudes sociales et émotionnelles par l’ouverture aux autres que procure le livre. Sa découverte par la lecture à haute voix permet le renforcement du lien qui unit les élèves d’une même classe ; tous sont invités à entrer ensemble dans un autre monde, contrairement à ce qu’impose la fréquentation d’un écran individuel, à s’échapper du réel grâce au pouvoir d’évocation des mots, à la musique de la phrase et à la force du récit qu’incarne l’enseignant. La voix de ce dernier joue sans aucun doute le rôle d’une médiatrice entre l’enfant et le livre : elle le conduira progressivement à la lecture personnelle, au plaisir de lire.
En dernier lieu, ajoutons qu’au-delà d’une première familiarisation à la culture, la lecture à voix haute de textes riches réduit les inégalités d’exposition au vocabulaire, considérables d’un milieu social à un autre.
Les effets bénéfiques de cette exposition à l’écrit s’inscrivent durablement dans le temps comme l’a montré l’étude internationale PISA 2012 (85). L’exposition précoce aux livres et aux histoires qu’ils recèlent a donc un rôle positif, régulièrement affirmé dans les études et confirme que les processus de développement linguistique et culturel sont intimement liés.
Comme l’ont récemment souligné des chercheurs, la lecture parentale est un véritable enjeu de société qui se révèle décisif dans le futur apprentissage de la lecture en maternelle (86).
La confrontation aux écrans : la tentation de l’« emmaillotage numérique »
Comme le CSP l’a relevé plus haut, les enfants en âge pré-scolaire et en classe maternelle, dès l’âge de deux ans, cumulent chaque jour trois heures d’écran en moyenne (87). Une étude récente a montré que 26 % des 0-2 ans regardent des vidéos, 24 % des feuilletons, 22 % des films. Enfin, 43 % des 0-2 ans utilisent le réseau internet, selon leurs parents (88). L’utilisation observée est principalement passive et intervient à tout moment de la journée (89) ; elle est trop forte et intervient souvent à des moments importants (réveil, coucher, repas) (90) ou pour de mauvaises raisons (91).
Comme l’ont fort justement fait remarquer l’académie des sciences, l’académie des technologies et l’académie de médecine dans un « appel » récent (92), d’un usage récréatif à un usage utilitaire, on est passé à un usage à visée exclusivement calmante, proposé puis maintenu par les parents. Totalement passif, le très jeune enfant peut apparaître comme déjà victime d’un trouble comportemental.
Les outils numériques utilisés dans ce contexte imposent des stimuli intenses aux enfants, forçant une attention soutenue pour traiter les multiples informations reçues. Le retentissement sur le temps de sommeil et sur le temps d’endormissement des enfants, y compris chez les très jeunes, est documenté.
Quel que soit l’âge de l’enfant, mais plus encore lorsqu’il est très jeune, la fréquentation excessive des écrans numériques altère la qualité et la quantité des échanges interfamiliaux, le volume et la qualité des échanges verbaux précoces, et entrave l’entrée dans le monde de l’écrit.
L’environnement d’alphabétisation à domicile a pourtant été identifié comme un prédicteur clé de la langue des enfants, de leur préparation à l’école, de leur réussite scolaire et de leurs résultats comportementaux. Dans le contexte très contraignant du développement de l’accessibilité et de l’accroissement de la consommation des médias numériques, il était crucial de chercher à déterminer et à mesurer les incidences de l’usage des écrans sur les activités d’enrichissement hors ligne telle que la lecture ou si, autre hypothèse, les activités de lecture compenseraient l’utilisation de l’écran (93).
Les recherches conduites depuis plusieurs années ont établi une relation réciproque entre l’utilisation de l’écran et la lecture (94). L’exposition précoce à l’écran est associée à une diminution des activités de lecture qui elle-même entraîne une plus grande utilisation de l’écran à un âge plus avancé. Les résultats soulignent donc la nécessité pour les parents et les enseignants d’arrêter ensemble des lignes directrices relatives à l’utilisation des écrans et d’encourager les familles à s’engager dans des activités ne nécessitant pas d’écran pour favoriser une exposition précoce à l’alphabétisation.
Signalons cependant qu’une utilisation très ponctuelle et mesurée des écrans envisagés comme support récréatif et distrayant peut apporter un bénéfice momentané sur la régulation des comportements (95), notamment dans des cas d’exposition à la douleur, à la fatigue ou à la maladie.
Après l’âge de trois ans, certains contenus éducatifs peuvent contribuer à favoriser la découverte de quelques éléments lexicaux. Les acquis alors enregistrés sont toutefois infiniment plus parcellaires et superficiels que ceux auxquels le jeune enfant aurait accès lors d’échanges verbaux réels. C’est dans ce cadre précis, sollicité, encouragé à décrire et nommer, invité à organiser son expression qu’il progressera.
C’est dans l’échange et l’écoute, plus tard dans l’invitation à la lecture (96), que l’enfant entrera et s’affirmera dans la parole et dans l’écriture (97).
Des expériences sensorielles et motrices, sources d’épanouissement affectif
Comme le rappellent les programmes de l’école maternelle, le cycle 1 est dans son ensemble « une école de l’épanouissement et du langage ». Ces premières années de scolarisation, dans le prolongement de l’étape préscolaire, établissent les fondements éducatifs et pédagogiques sur lesquels s’appuient et se développent les apprentissages des élèves pour l’ensemble de leur scolarité.
La place primordiale accordée aux langages (le français, les mathématiques et la musique notamment) est une condition essentielle de la réussite des élèves. La pratique d’activités physiques et artistiques permet de développer les interactions entre l’action, les sensations, l’imaginaire, la sensibilité, la pensée et les langages. Sur le terrain, nombre d’enseignants ont pu attirer l’attention des corps d’inspection sur l’incapacité de certains élèves, révélée à l’adolescence (au collège et au lycée), de maîtrise du geste graphique. Le fait que cette dernière n’ait pas été acquise lors de la scolarité antérieure s’explique en partie dans une fréquentation précoce et excessive des écrans qui détourne l’enfant de l’écriture, et plus généralement, d’activités manuelles. Afin de prévenir ces risques dès l’âge préscolaire, il convient de s’assurer que tous les élèves puissent travailler à la fois la mobilité globale (courir, sauter, se mouvoir dans l’espace, etc.), la motricité fine (assembler, manipuler, tracer, découper, etc.) et les pratiques sensorielles (jeux individuels et collectifs, etc.) qui, toutes, se passent des écrans.
Pour conclure, l’École, dans un environnement numérique en perpétuelle évolution et en constante expansion, se doit de former ses élèves à la maîtrise des nouveaux outils numériques, tout en les préservant des dangers potentiels qui devront être étudiés et mesurés. Elle est en attente de lignes directrices claires portant sur le long terme et de confirmations scientifiques du bien-fondé des outils proposés et au-delà, des politiques mises en œuvre. On ne peut que regretter la volatilité des expérimentations engagées dans ce cadre, notamment par la DNE du MENJS et l’absence de leur évaluation.
Elle doit aussi considérer qu’au-delà de la classe, les incidences de l’environnement numérique « récréatif » ne favorisent pas les usages académiques. Cet environnement, plébiscité par les élèves de la maternelle à la terminale, nuit aux apprentissages et entrave la transmission des savoirs culturels et fondamentaux.
Certains outils numériques peuvent cependant constituer, notamment pour le soutien d’élèves à besoins particuliers, des supports d’apprentissage pertinents, dans le cadre de projets éducatifs spécifiques mis en place par des enseignants qualifiés et continuellement formés. Ces derniers demeurent, partout dans le monde, l’élément commun à tous les systèmes scolaires les plus performants et le principal facteur influençant la réussite et le devenir des élèves.
Enfin, comme l’ont signalé certains interlocuteurs entendus par le CSP, et notamment des éditeurs, il importe de privilégier un équilibre entre l’offre de ressources et d’outils numériques et l’importance des rapports vivants (les parents et les enseignants notamment) et incarnés (les livres, les manuels) (98).
Il ne s’agit en aucun cas d’interdire l’usage du numérique ou d’en nier les bienfaits avérés, dans des situations pédagogiques définies et constituant des aides éducatives précieuses (99), mais essentiellement de porter une grande attention aux usages, aux taux d’usage et aux seuils de dangers définis par les études conduites partout dans le monde (100).
Dans un avis récent, le Conseil scientifique de l’Éducation nationale indique explicitement que « ce n’est pas l’outil, l’écran, qui est problématique, mais son caractère bénéfique ou problématique dépend intégralement du contenu pédagogique et de l’usage qui en est fait, notamment dans la durée. Les outils numériques peuvent également être dommageables : ils peuvent reposer sur des pédagogies inefficaces, favoriser la distraction, encourager la vitesse au détriment de la réflexion, diminuer la socialisation, propager des informations fausses. » (101)
L’avis des académies des sciences, de médecine et des technologies, publié en 2019, s’inscrit dans cette même ligne tracée par le CSEN : en fonction de l’âge de l’enfant, le problème naît de la surexposition, puis s’étend au contenu et à la quantité, exposant progressivement l’enfant et l’adolescent aux risques de l’addiction. Il importe, pour les plus jeunes, de limiter l’accès aux écrans et pour les plus âgés, d’accompagner leurs usages du numérique, « en veillant au respect des conditions d’utilisation optimales au regard de la santé publique » et de l’accès à une éducation de qualité.
Recommandations du CSP
-avant l’âge de six ans, ne pas exposer les enfants aux écrans et d’une manière générale à l’environnement numérique ;
-de six à dix ans, à l’école, privilégier l’accès aux ressources offertes par le livre, le manuel scolaire imprimé, notamment ; sensibiliser les parents et les enseignants aux dangers d’une exposition précoce ; participer à la définition d’un code d’usage scolaire et domestique (pas de recours au numérique lorsque d’autres solutions existent ; préserver la chambre d’enfant de la présence d’écrans; éviter la fréquentation de contenus excitants avant l’école, le matin, ou avant l’endormissement, le soir) ;
-d’une manière générale, des débuts de la scolarité jusqu’à la fin du collège, engager une réflexion collective au sein des établissements scolaires sur la place des écrans en y associant les parents, et tout particulièrement dans des contextes de grande vulnérabilité sociale ;
-définir un devoir d’information de l’Éducation nationale envers les familles, les enseignants et les élèves sur les dangers avérés du numérique ;
-ne pas considérer l’Éducation nationale comme un marché ouvert aux stratégies commerciales des acteurs commerciaux et notamment des géants du numérique ;
-privilégier dans l’environnement pédagogique la relation humaine et la réalité à la dématérialisation et au virtuel ;
-favoriser un usage raisonné du numérique et permettre la prise de conscience des situations dans lesquelles le recours au numérique peut être une entrave ou un obstacle à l’apprentissage, mais aussi dans quels cas le numérique peut avoir des effets bénéfiques.
NOTES
52 Prensky Marc (2001), « Digital natives, digital immigrants », in On the Horizon, vol. 9, no 5, p. 1-6.
53 Plantard Pascal, « Les “digital natives” ou le complexe d’Obélix », Le Monde, 9 novembre 2018.
54 Anne Cordier, Grandir connectés : Les adolescents et la recherche d’information, 2015.
55 M. Desmurget : audition au CSP, 2022.
56 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie
57 Exprimé en fraction du temps quotidien de veille, cela représente un volume de 25 à 40 % selon l’âge de l’élève (Sources : audition de M.Desmurget, CSP, 2022).
58 10e édition de Junior Connect’, étude de référence sur la fréquentation médias et les comportements de consommation des jeunes de moins de 20 ans, réalisée avec les groupes Bayard/Milan et Unique Heritage Media : cette enquête en ligne a été réalisée de juin à juillet puis de septembre à novembre 2021, auprès d’un échantillon national représentatif des 1 à 19 ans, 4 001 répondants.
59 IPSOS et Observatoire de la parentalité et de l’éducation au numérique, février 2022.
60 Regarder des courtes vidéos sur des plateformes pour 50% d’entre eux ; écouter de la musique ou regarder des clips pour 47% ; jouer aux jeux vidéo pour 46% d’entre eux.
61 Madigan S. et al. « Associations between screen use and child langage skills : a systematic review and meta-analysis” JAMA Pediatr, 2020.
62 Dworak m. et al. « impact of singular excessive computer game and television exposure on sleep patterns and memory performance of scool-aged children” Pediatrics, 120, 2007.
63 Audition de M. Desmurget. Émission diffusée sur France Culture le 12 mai 2022.
64 https://jeprotegemonenfant.gouv.fr
65 La CNIL a pour mission de protéger les données personnelles, y compris sur internet. Elle contrôle les fichiers et services en ligne, accompagne les citoyens dans l’exercice de leurs droits (ex. droit à l’oubli), reçoit leurs plaintes, sensibilise les jeunes à un usage responsable de leurs données. Le CSA est l’autorité de régulation de l’audiovisuel, au service de la liberté d’expression, de l’intérêt du public, du rayonnement culturel et du développement économique du secteur. Depuis 1989, ses missions et son action s’adaptent aux mutations technologiques, économiques et sociales. Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés : relations avec les services publics, respect de la déontologie par les forces de sécurité, respect des droits de l’enfant, lutte contre les discriminations, protection des lanceurs d’alerte. L’Hadopi agit, depuis 2009, en faveur de la protection et de la diffusion de la création sur Internet. La haute autorité accompagne les internautes vers des usages culturels responsables et respectueux du droit d’auteur.
66 En 2021, les 13-18 ans ont consommé 52 heures d’écran récréatif par semaine quand les 8-12 ans ont dépassé les 33 heures (source : audition de M. Desmurget, 2022).
67 La télévision et les vidéos, les jeux vidéo et les médias sociaux.
68 Johnson L. et al., Horizon report Europe : 2014 schools edition, Publications office of the European Union, 2014
69 Rowlands I. et al., The Google generation, Aslib Proc., 60, 2008. / Dumouchel G. et al. Mon ami Google, Can J Learn Tech, 43, 2017.
70 Evaluating information : the cornestone of civic online reasoning, Report from the Stanford History education group, 2016.
71 Rideout V., The common sense census : media use by tweens and teens. Common sense media, 2015.
72 La classe, la famille sont des environnements qui permettent les actions positives de la tempérance sensorielle et de la présence humaine. Ils doivent être de ce fait préservés.
73 Les parents, pris dans les méandres digitaux, sont rendus moins disponibles (audition de Michel Desmurget, CSP, février 2022).
74 Schmidt ME, Pempek TA, Kirkorian HL, Lund AF, Anderson DR, The effects of background television on the toy play behavior of very young children. Child Dev, 2008. 79(4): p. 1137-51.
75 Animura M, Okuma K, Kyoshima K, Television viewing, reduced parental utterance, and delayed speech development in infants and young children. Arch Pediatr Adolesc Med, 2007. 161(6): p. 618-9.
76 Reed, P., et al., Differential physiological changes following internet exposure in higher and lower problematic internet users. PloS One, 2017. 12(5): e0178480.
77 Académie des sciences, académie de médecine, appel du 9 avril 2019.
78 Les échos, 8 avril 2O22.
79 L’enfant, l’adolescent, la famille, les écrans, appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, académie des sciences, académie de médecine, 9 avril 2019.
80 Rapport au ministre de la santé et des solidarités, Commission des 1000 premiers jours, septembre 2020.
81 Plusieurs études ont identifié que l’interaction humaine, en particulier la fréquence et la qualité des échanges des adultes avec leurs enfants, est cruciale pour le développement du langage des enfants. En accord avec d’autres études sur l’exposition à la télévision, l’importance de l’interaction enfant-adulte en ce qui concerne la télévision a été renforcée lorsque nous avons exploré l’association entre l’exposition à la télévision pendant les repas familiaux et le développement du langage. L’exposition fréquente à la télévision pendant les repas de famille était négativement associée aux scores de langue à tout âge. Sources: Madigan S, McArthur BA, Anhorn C, Eirich R, Christakis DA. Associations entre l’utilisation des écrans et les compétences linguistiques des enfants : revue systématique et méta-analyse. JAMA Pediatr. 2020; 174:665-675. doi: 10.1001/jamapediatrics.2020.0327. [Articlegratuit PMC] [PubMed] [CrossRef] [Google Scholar].
82 Dehaene, S., Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines. 2018 : Odile Jacob.
83 Fernald, A., V.A. Marchman, and A. Weisleder, SES differences in language processing skill and vocabulary are evident at 18 months. Dev Sci, 2013. 16(2): p. 234-248.
84 Karrass, J. and J.M. Braungart-Rieker, Effects of shared parent–infant book reading on early language acquisition. Journal of Applied Developmental Psychology, 2005. 26(2): p. 133-148.
85 Cette étude a révélé un écart de plus de vingt points dans les scores de compréhension chez les adolescents de quinze ans dont les parents leur lisaient et racontaient des histoires dans la petite enfance par rapport à ceux pour qui ce n’était pas le cas.
86 Carlo Barone, Denis Fougère, Clément Pin. Fostering language skills for children in less-educated households: Evaluating a parental reading initiative. 2019.
87 Cela représente presque mille heures pour un élève de maternelle, soit plus que le volume horaire d’une année scolaire.
88 Étude Ipsos, pour l’UNAF et OPEN, février 2022.
89 Vincent, V., Les écrans interactifs chez l’enfant de moins de trois ans : évaluation de la prévention médicale auprès des parents et état des lieux de l’exposition. 2019 : Université Paris Descartes.
90 Radesky JS, Kistin CJ, Zuckerman B, Nitzberg K, Gross J, Kaplan-Sanoff M et al., Patterns of Mobile Device Use by Caregivers and Children During Meals in Fast Food Restaurants. Pediatrics, 2014. 133(4): p. 843-849.
91 Les études font ici allusion à la fonction de « nounou numérique » assignée au téléphone intelligent. L’utilisation régulière de l’écran comme moyen de calmer l’enfant pourrait l’empêcher de développer sa propre régulation émotionnelle.
92 Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, Académie des sciences, Académie de médecine, Académie des technologies, 9 avril 2019.
93 Sources : 2021 juin ; 147(6): e2020011429. doi: 10.1542/peds.2020-011429. EPUB 2021 24 mai. Associations longitudinales entre l’utilisation des écrans et la lecture chez les enfants d’âge préscolaire : Brae Anne McArthur, Dillon Browne, Sheila McDonald, Suzanne Tough, Sheri Madigan.
94 Pédiatrie. 2021 juin ; idem.
95 Laffaille C, Beauchet-Filleau M, Gatterre P, Carbajal R, Des tablettes tactiles pour soulager la douleur aux urgences pédiatriques. Cah Puéricultrice, 2014. 51(281): p. 26-9.
96 Les résultats d’une étude récente ont indiqué que la lecture partagée précoce était associée directement et indirectement à la réussite scolaire des enfants grâce à un langage réceptif et à des compétences scolaires précoces. Les résultats ont également montré que la fréquence de lecture prédit les mesures des résultats, au-delà d’autres activités à la maison telles que raconter une histoire à l’enfant ou pratiquer la musique. Les associations étaient plus fortes parmi les groupes à SSE faible et moyen que dans le groupe à SSE élevé. Nous concluons que la lecture partagée est associée de manière unique aux indicateurs du développement cognitif des enfants tels que le langage et les compétences scolaires précoces ainsi que le rendement scolaire des enfants. Cet effet s’ajoute au statut socioéconomique des familles et aux autres activités des parents. C’est peut-être parce que les livres offrent des occasions uniques d’enseigner aux enfants de nouveaux mots et concepts de manière systématique, et c’est quelque chose que la plupart des parents ne seraient pas en mesure de faire autrement. Sources : 2018;22(6):485-502. doi: 10.1080/10888438.2018.1482901. EPUB 2018 25 juin. Lecture partagée précoce, statut socioéconomique et compétences cognitives et scolaires des enfants : six ans de données longitudinales. Ameneh Shahaeian, Cen Wang , Elliot Tucker-Drob, Vincent Geiger, Adriana G Bus, Linda J Harrison.
97 Rymer R., Génie. A Scientific Tragedy, Harper Perennial, 1994.
98 « Pour le développement de l’enfant, l’écran est une fournaise quand l’humain est une forge » (Audition de M. Desmurget, 2022).
99 Des neuroscientifiques ont élaboré un outil logiciel qui semble chez certains enfants, notamment dyslexiques, favoriser l’apprentissage initial de la lecture et le décodage.
100 Les résultats d’une étude récente appuient l’association directionnelle entre le temps passé devant un écran et le développement de l’enfant. Sources : Association entre le temps passé devant un écran et la performance des enfants lors d’un test de dépistage du développement. Madigan S, Browne D, Racine N, Mori C, Tough S. JAMA Pediatr. 1;173(3):244-250 mars 2019. doi: 10.1001/jamapediatrics.2018.5056.
101 Conseil scientifique de l’éducation, « Recommandations pédagogiques pour accompagner le confinement et sa sortie », mai 2020.