Fragments de Rudolf Rocker

Par Jack Rackham

Nous avons réuni pour nos lecteurs plusieurs fragments de textes de Rudolf Rocker autour du thème de la lutte contre les totalitarismes de droite ou de gauche. Rocker est une référence pour nous ; il fait indiscutablement partie de ce courant que nous appelons « une certaine anarchie ». Il n’est pas difficile de vérifier l’actualité de ces textes, ce qui ne pourra étonner que ceux qui attendent des partisans du totalitarisme au XXIème siècle qu’ils arborent fièrement les moustaches d’Hitler, ou celles de Staline. L’intérêt de ces textes tient aussi au fait qu’ils s’étagent sur une longue période : 1925, 1932, 1953. Ils proviennent d’un livre excellent publié par Freddy Gomez aux Editions Libertalia et Nada, « Rudolf Rocker ou la liberté par en bas ». Ils sont tous traduits par Gaël Cheptou qui signe aussi dans ce livre un article remarquable « De l’anarcho-syndicalisme au pragmatisme libertaire, la liberté par en bas ». Nous remercions F. Gomez et G.Cheptou. Les lecteurs qui ignoreraient tout de Rudolf Rocker peuvent consulter les notices du Maitron ou de Wikipedia.

« Et si, un jour, nous sommes obligés de choisir entre un régime fasciste ou dictatorial ou bien un Etat constitutionnel bourgeois, nous privilégierons sans hésiter le second. En faisant ce choix, nous ne nous ferons pas la moindre illusion. Nous savons pertinemment que cette décision ne nous libèrera pas du joug de l’autorité étatique ni de la tyrannie de la législation bourgeoise. Mais nous savons aussi qu’il y a une profonde différence selon que l’on est obligé de vivre dans un régime où la libre parole est étranglée, où tous les droits conquis de haute lutte sont supprimés, où toute action en faveur des opprimés est étouffée dans l’œuf, où notre dignité est sans arrêt traînée dans la boue – ou de vivre dans un système politique qui nous donne la possibilité de nous exprimer librement, oralement et par écrit, de nous organiser, un système garantissant à l’individu une certaine liberté d’action qui lui offre un espace plus ou moins étendu pour comprendre et défendre ses intérêts sociaux. »

Der Kampf ums tägliche Brot (1925) Berlin, traduit par Gaël Cheptou in « Rudolf Rocker ou la liberté par en bas », A Contretemps, F.Gomez, Les Editions Libertaires et Nada, 2014

« Ce n’est pas parce qu’ils sont écrits sur un morceau de papier juridique que les droits existent ; non, les droits n’existent réellement que lorsqu’ils sont devenus un besoin existentiel du peuple, quand celui-ci les a, pour ainsi dire, dans le sang. Et on les respectera tant que ce besoin restera vivant au sein du peuple. Quand ce n’est plus le cas, il est inutile de compter sur l’opposition parlementaire ou de se réclamer de la Constitution […]. Les droits et les libertés politiques n’ont d’utilité pratique que lorsqu’ils font partie des mœurs du peuple, quand tout projet qui y porterait atteinte doit tenir compte d’une résistance des plus acharnées de la part des masses. C’est en sachant conserver sa dignité d’être humain qu’on impose le respect. »

Idem

« L’horrible peste politique de notre temps, ce n’est pas la réaction politique qui, sous des formes fascistes ou voisines, menace actuellement la société : le plus grave aujourd’hui c’est la réaction spirituelle qui fait que les hommes soient sensibles à ce genre de mouvements. Et c’est pour cette raison que faire la moindre concession au nationalisme fasciste ou au capitalisme d’Etat russe revient à faire perdre un peu plus de terrain au socialisme, à) trahir la liberté humaine, à poignarder la future révolution sociale. »

Der Sozialismus und die Gründsätze der IAA (1932), Berlin, « Der Syndicalist »

« La révolution réussira d’autant mieux à écarter de vieux obstacles qui barrent le chemin au développement de nouvelles possibilités de vie que cette préparation spirituelle sera allée plus en profondeur ; et elle en sera d’autant plus capable de réaliser sa tâche historique et de frayer la voie à une nouvelle conformation des conditions spirituelles et sociales. Mais la voie pù elle s’engage doit d’abord avoir été éprouvée et affermie par une foule d’expériences nouvelles et de tentatives pratiques qui dépendent de la maturité spirituelle et du discernement intérieur des hommes, qui seuls peuvent décider si le chemin qu’ils empruntent est véritablement une ascension et non pas un faux chemin. Car c’est du chemin que tout dépend ici […]. »

Les aléas de la révolution in A Contretemps, « « Rudolf Rocker ou la liberté par en bas », F.Gomez, Les Editions Libertaires et Nada, 2014 . Originellement publié dans le n°39 – 1953- de la revue Die freie Gesellschaft, sous le titre « Gefahren der Revolution »

 » La répression brutale de toutes les conquêtes spirituelles et sociales des deux derniers siècles, l’intervention de l’Etat dans les relations les plus intimes des sexes, les atrocités sans nom des camps de concentration, le meurtre politique au service de la raison d’Etat, l’empoisonnement spirituel de la jeunesse par une propagande, menée par l’Etat, de haine et d’intolérance la plus fanatique, l’appel constant aux instincts les plus bas de la masse par une démagogie sans scrupules, pour qui la fin justifiait tous les moyens, une politique menteuse visant à tromper à la fois ami et ennemi et ne connaissant ni principes juridiques ni traités conclus, et finalement le pacte entre Staline et Hitler, qui fournit le motif immédiat au déchaînement du déluge rouge de la Seconde Guerre mondiale, telles furent les étapes de la plus horrible tragédie mondiale et des terribles phénomènes qui l’accompagnèrent, comme l’extermination de sang-froid de six millions de Juifs, qui furent immolés à une sauvage furie raciste, et la transformation de régions entières en champs de carnage et d’affreux monceaux de décombres. De cette semence de dragon de la folie organisée et de la furie destructrice ne pouvait sortir que le chaos de toutes nos notions et représentations qui peut à tout moment nous pousser vers un nouvel abîme, dont même le regard visionnaire d’un prophète ne peut mesurer la profondeur. Celui qui n’a rien appris de l’épouvantable crise culturelle de toute notre vie sociale qui pût l’inciter à de nouvelles démarches de pensée, celui-là peut se vanter de son incapacité à assimiler les événements des dernières dizaines d’années qui auront passé sur lui sans laisser de traces, et il sera à peine en état d’acquérir des vues nouvelles qui pourraient nous conduire, hors du labyrinthe de la folie et de la barbarie, vers un avenir meilleur. »

Idem

« Mais, justement dans un temps de réaction totalitaire, qui menace tous les droits et toutes les libertés qui furent conquis péniblement en de durs combats, on devrait comprendre au moins qu’il y a d’innombrables choses au maintien desquelles les tendances les plus diverses du mouvement social en général sont intéressées de même façon. C’est pourquoi l’on ne devrait pas uniquement mettre l’accent sur ce qui nous divise, mais aussi faire ressortir ce qui nous unit dans la défense des droits qui nous ont été transmis, qui sont en danger et qui ont pour nous tous la même signification. Si nous ne le faisons pas, nous laissons la voie libre à la réaction et nous n’aurons aucun droit à l’étonnement si nous nous faisons finalement tous écraser. »

Idem

Photo: Rudolf Rocker et Milly Witcop

Laisser un commentaire