Les portes du pouvoir

Par Francis Linart

24/07/2024

« L’extrême droite au seuil du pouvoir », tel était le gros titre qui barrait la première page de l’édition spéciale du Monde au lendemain du premier tour. Quinze jours après le deuxième tour, il est assez visible que les commentateurs ne sont plus très sûrs de leur évaluation des progrès du RN. Les portes du pouvoir semblent s’être soudain reculées devant l’extrême-droite. Et Bardella s’est fait reprendre par Le Pen pour avoir pu donner à penser qu’il avait échoué, après avoir surjoué le Premier ministrable entre les deux tours.

Nous espérions pouvoir nous appuyer sur les analyses de tel ou tel spécialiste, mais les sondages ont connu une telle déconfiture, et la situation institutionnelle est tellement inédite qu’une discrétion inhabituelle s’est imposée.

Nous avons isolé quelques points forts. D’abord, la progression du RN au premier tour, notamment en comparaison avec les résultats du premier tour de 2022. Elle est saisissante. Le RN recueille 10,6 M de voix sur un total de 32,8M de votants et 49,3M d’inscrits. Dans la perspective qui est la nôtre, c’est-à-dire la démocratie directe, le nombre de voix brut est la principale référence. C’est ce chiffre qui est le meilleur indicateur de la domination idéologique du RN, que nous avons soulignée dès 2014, et qui se trouve ici largement confirmée. Plus d’un électeur sur cinq, plus d’un votant sur trois se rallient à l’extrême droite. Les votants étaient nombreux ce 30 juin 2024, nettement plus qu’en 2022. Les trois premiers blocs progressent tous sensiblement : les macroniens (de 5,9M à 6,9M), le nouveau front populaire (de 5,8M pour la Nupes de 2022 à 9M). Mais l’extrême-droite fait beaucoup plus, doublant son score de 4,2M à 10,6M. Le RN est le premier parti au premier tour des législatives en nombre de voix. Il passe de 18,7% à 33,2% des suffrages exprimés. Parmi les autres blocs, seul le front populaire progresse en pourcentage, mais beaucoup plus légèrement, passant de 25,7% à 28,1%.

Le choc est brutal. Les rédacteurs du Monde en sont suffoqués : « Après un score historique au premier tour des élections législatives, le Rassemblement national peut espérer remporter la majorité des sièges à l’Assemblée nationale ». Dans un tel état d’esprit, une telle erreur de prévision était inévitable comme devait l’être, corrélativement, la stupéfaction devant les résultats finals du deuxième tour. Pour le dire simplement, il y eut un moment de panique, d’ailleurs compréhensible, au soir du 30 juin 2024. Il est pourtant nécessaire de revenir sur ce que le Monde appelait un « score historique ». Dans un sens restreint, c’est-à-dire limité aux élections de type législatif, et au premier tour, la formule est correcte. Mais si on veut évoquer l’importance de la réserve de voix du Rassemblement national, elle est erronée. En 2022, au deuxième tour des présidentielles, Marine Le Pen obtenait 13,28M de voix (41,5%). En 2017, elle avait obtenu 10,6M de voix (33,9%), résultats quantitativement très proches de ceux des législatives de juin 2024. Certes il ne faut pas sous-estimer la différence entre les deux élections : dans le cas du RN, on peut considérer que Le Pen tire le parti qui met nécessairement un certain temps à disposer de candidats présentables (!) dans toutes les circonscriptions.

En tout cas, envisagé comme mesure des réserves de voix du RN, le score de juin 2024 n’est pas « historique ». Il est au mieux logique, la vraie question étant : le RN comme parti peut-il se porter aux niveaux atteints par Le Pen ?

Ayant craint de voir le RN remporter la majorité des sièges à l’Assemblée nationale, les commentateurs ont attribué au désistement républicain l’heureuse surprise du deuxième tour. Rappelons les données. Le RN est premier en nombre de voix : 10,1M, 37,12% des suffrages exprimés. Le Front populaire et la droite macronienne ont sensiblement le même nombre de voix : autour de 7M, et de 26% des suffrages. En nombre de députés, l’ordre est inversé. Le Rassemblement national et ses alliés de la droite-côte d’Azur ont 143 députés, les macroniens 168, et le front populaire 182. Le cartel de gauche, le désistement contre l’extrême-droite, plus réel toutefois de gauche à droite qu’en sens inverse, et la carte électorale ont joué pour la gauche et largement contribué à stopper le RN. Mais un autre élément a joué, beaucoup plus simple : le RN n’a pas réussi à convaincre suffisamment d’électeurs ; pour pouvoir se confronter au désistement républicain, il lui manque 3 ou 4 M de voix. C’est peu ; ce n’est pas rien.

Car cette élection a aussi révélé que, d’une certaine façon, Le Rassemblement national est au bout de ses réserves. Sa stratégie, qui est authentiquement une stratégie d’extrême-droite, s’appuie sur la destruction de la droite, en particulier de la droite gaulliste, historiquement détestée par les post-fascistes, et des autres extrême-droites. Aujourd’hui le travail est fait : ni Philippot, ni Asselineau, ni Zemmour n’ont survécu. Ciotti est un allié ridicule et après lui le RN n’a plus rien à dépouiller à droite. Le nombre de voix du RN du deuxième tour est sensiblement le même qu’au premier. Il n’a pu convaincre ni d’autres électeurs du premier tour, ni des abstentionnistes. On lui prédisait la pseudo majorité « relative », voire la vraie majorité. La carte électorale et le désistement républicain le relèguent en troisième place pour le nombre de députés.

Or les législatives de l’été 2024 se sont déroulées dans des conditions optimales pour l’extrême-droite, aussi bien sur le plan idéologique que politique. Son hégémonie idéologique, que Les Obscurs dénonçaient dès 2014, s’est considérablement renforcée dans la période récente. Il faut reconnaître que, sur ce point, le milieu intellectuel a été beaucoup moins timide que les politiques. Les uns, comme Onfray, sont littéralement en campagne pour moquer les qualifications d’« extrême -droite» ou de « néo-fasciste » du RN. D’autres mettent sur le même plan les différents « extrêmes », voire, saisissant l’occasion des provocations effectivement scandaleuses de Mélenchon, déclarent – les bons républicains – qu’en cas d’affrontement RN – LFI, ils opteraient fièrement pour l’extrême droite. Ca frétille à Causeur et Eléments. Faire la couverture d’Alain de Benoit devient un must. Les pires auteurs se trouvent de surprenants disciples, tel Renaud Camus qui a su séduire Madame Pécresse avec son « Grand Remplacement », que le monde entier nous envierait, et Monsieur Macron avec sa « décivilisation », bien qu’évidemment, dans son cas, c’est la même chose, le même mot, d’ailleurs horrible, mais c’est totalement différent ! Mais la pièce centrale de ce renforcement de l’hégémonie idéologique de l’extrême droite n’existait pas en 2014 : c’est évidemment l’ahurissant bourrage de crâne du milliardaire intégriste Bolloré. On vient d’apprendre que l’Arcom, l’autorité de régulation de l’audiovisuel, après avoir courageusement attendu le résultat des élections, avait décidé de ne pas renouveler l’autorisation de diffusion de C8 sur la TNT. Elle avait déjà « mis en demeure » Europe 1, du même groupe, pour une émission spécialement créée pour peser sur la campagne électorale « On marche sur la tête ».

Le RN bénéficiait donc d’une situation particulièrement avantageuse dans l’opinion publique. Il lui fallait la transformer sur le plan politique. On retiendra de Macron qu’il aura certainement été, en dépit des efforts de Mélenchon, le politique qui a le plus œuvré à pousser l’extrême-droite aux portes du pouvoir. Nous avons souligné qu’en 2022, il avait déjà concédé à Marine Le Pen 41,5% des voix. Mais la dissolution de juin 2024 – cette « décision d’un désaxé » – restera comme un sommet d’arrogance et d’incurie. Premier point : Macron dissout dans la foulée des européennes où le Rassemblement national a obtenu 31, 37% des voix. Il choisit donc le pire moment, quand la tendance est la plus favorable à l’extrême droite. Deuxième point : il veut profiter de la division de la droite et de la gauche. Finalement c’est son propre camp qui se divise. Troisièmement : il dissout de manière précipitée, et c’est le RN qui se révèle le mieux préparé. Finalement toute l’affaire apparaît pour ce qu’elle est : autoritaire, capricieuse, bricolée, tout ce que le public a appris à reconnaître comme caractéristique de «l’art de gouverner » d’Emmanuel Macron. Depuis le président de la République promène sa dissolution comme le fou sa brosse à dents.

Hégémonie idéologique renforcée, situation politique tactique favorable, les conditions étaient donc excellentes pour l’extrême droite. Malgré cela, elle reste aux portes du pouvoir. Le résultat final doit être débattu et nous savons qu’il l’est, y compris dans des collectifs et des milieux qui n’ont aucun intérêt pour les élections et la représentation. Le titre de notre rubrique « Le pont des Français tiendra » est tiré d’un célèbre chant anti – fasciste espagnol. L’idée n’est pas de continuer à reculer.

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