
Dans quelques jours, nous commémorerons la tuerie djihadiste de Charlie hebdo, il y a dix ans, le 7 janvier 2015. En réalité, c’est sur toute l’année que nous serons appelés à revenir sur la question du djihadisme et de l’islamisme : Tuerie de l’Hyper Casher, meurtre d’Aurélie Chatelain, et jusqu’aux massacres du Bataclan, des terrasses et du stade, en novembre. Nous contribuerons à faire de cette opération de mémoire, nécessaire, l’occasion d’un débat politique approfondi.
Aujourd’hui, nous re-publions ici trois textes d’Alain Giffard, écrits en janvier 2016, sur les journées des 7, 8 et 9 janvier 2015.
JOURNÉE DU 7 JANVIER 2015
MASSACRE DE CHARLIE, NAISSANCE DE CHARLIE

Par Alain GIFFARD
Les cent mille qui se rassemblent dans toute la France le soir du 7 janvier 2015 forment ce qu’en d’autres temps on eût appelé une avant – garde.
Une même décision les entraîne : ne pas laisser ce qui vient de se produire sans réponse immédiate, comme si la journée du 7, marquée par la tuerie, devait porter aussi le signe de la réplique. C’est un mouvement irrésistible qui les pousse à réagir sans attendre un appel, sans se soucier d’organisation.
Cette avant – garde spontanée est sous le choc de la tuerie. Mais elle est anxieuse aussi de savoir s’il y aura une mise en mouvement ; elle entend se mesurer. Et le soir du 7, lorsque les succès des premiers rassemblements seront connus, elle restera tendue sur la suite de la mobilisation. Une jeune manifestante écrit : « Sera-t-elle capable de rester debout ? de ne pas retourner demain sur son canapé ? France, mon pays, ne te rendors pas ».
Les commentateurs insisteront sur le caractère spontané des manifestations, quitte à utiliser une curieuse formule « le rassemblement spontané organisé par… ». A l’initiative de ces rassemblements, nul comité, aucun intellectuel, aucun homme politique national, aucun parti à l’échelle du pays : on y trouve, le plus souvent, des associations représentant la presse, parfois rejointes par les municipalités. Certaines manifestations ont peut-être été préparées directement sur internet. En tout cas, dès qu’un point de rassemblement est connu, il circule sur les téléphones, les courriers électroniques, les réseaux sociaux.
Leur préparation est grandement facilitée par un slogan qui va d’emblée s’imposer comme identifiant collectif. Une heure après la tuerie, à 12 h 52, « Je suis Charlie » est diffusé sur Twitter. Son inventeur, Joachim Roncin, directeur artistique du magazine « Stylist » s’est inspiré de la typographie de Charlie hebdo. Rapidement le logo devient un hashtag qui permet de référencer les initiatives ; le soir même, il circule, comme un slogan écrit, dans les rassemblements.
En fin d’après – midi, il apparait que des rassemblements vont avoir lieu dans la quasi-totalité des villes grandes et moyennes. L’Agence France Presse annoncera cent mille manifestants sur tout le pays : trente-cinq mille à Paris, plus de dix mille à Rennes, Lyon et Toulouse. Certaines villes moins importantes sont aussi de la partie : Dinan, Saint-Girons, Granville. Si l’essentiel des manifestants est constitué par les dix principaux rassemblements, la multiplication des manifestations et leur répartition sur tout le territoire sont aussi significatifs de la mobilisation. Les manifestations se ressemblent toutes : ni défilé, ni meeting, un simple regroupement de personnes, venues le plus souvent seules ou avec un petit groupe d’amis ; peu de slogans ; de courtes prises de parole par les journalistes ou les maires.
Le rassemblement parisien se tient place de la République, dont les locaux du journal sont proches. A partir de ce soir, et pendant plusieurs semaines, la statue de Marianne, qui porte un brassard de deuil, se transforme en autel laïc où le public vient rendre hommage aux victimes du terrorisme. Les premières personnes arrivent place de la République à 16h30, cinq heures après la tuerie, et certains d’entre eux – les élèves des écoles de journalisme – se sont déjà rendus au siège du journal.
Les manifestants sont pour la plupart venus de leur propre mouvement ; beaucoup essaient d’abord de retrouver leurs amis. On ne voit pas de signes d’affiliation. Il y a là des artistes et des bureaucrates, des étudiants et des policiers, des anti – cléricaux et des partisans de la fraternité entre religions, des athées et des musulmans, des patriotes et des anarchistes. Peu de célébrités ; des personnalités politiques passent sans être vraiment remarquées ; certaines tiendront à faire savoir qu’elles y étaient. Les étudiants des écoles d’art graphique et de journalisme sont venus nombreux. On remarque un imposant panneau lumineux « Not Afraid ». Deux banderoles enveloppent Marianne : « Nous sommes tous Charlie », et « Ensemble unis pour la démocratie ». On brandit de nombreux « Je suis Charlie » sous la forme de photocopies ou d’écriteaux. Certains ont fabriqué un petit panneau, parfois un montage avec les caricatures ou les portraits des dessinateurs.
Christian Deloire, secrétaire de Reporters sans Frontières, prend la parole. Son intervention est d’un journaliste aux journalistes. Elle est centrée sur la liberté d’expression, et le voeu de ne pas oublier « l’esprit de Charlie Hebdo ». Il appelle à une minute de silence pour les journalistes et dessinateurs. Quelqu’un crie dans la foule : « Et les policiers ! ». Le public approuve. Les manifestants, pour la plupart, connaissent la mort des dessinateurs les plus célèbres ; mais c’est place de la République qu’ils découvrent tous les noms et l’étendue du massacre.
Pendant la minute de silence, des manifestants brandissent un crayon ou un stylo, sur le modèle de la statue de la Liberté. Ce crayon dressé deviendra rapidement le deuxième symbole des rassemblements. Il y a peu de drapeaux dans la foule. Un homme qui est sorti sur le balcon d’une école de langue exhorte les manifestants à entonner la Marseillaise. Il ne rencontre que peu de succès ; les manifestants ne reprennent pas l’hymne national, d’ailleurs rarement lancé.
Un peu plus tôt, un homme jeune a escaladé le socle de la statue. Il commence à déchirer de manière théâtrale un gros livre de couverture verte dont il jette les pages sur le public. Ce livre est le Coran. L’homme est conspué. On entend « Pas d’amalgame ». Le provocateur doit interrompre rapidement sa performance.
Le sept janvier deux mille quinze, ont été assassinés, par les tueurs d’Al Qaïda, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski. Le même jour, « Je suis Charlie » est né, a trouvé son nom, ses principaux slogans, et ses motifs centraux : l’affirmation de soi dans la réplique au djihadisme, le refus de l’amalgame, la liberté d’expression comme liberté de l’esprit.
Quand le rassemblement s’achève, vers vingt heures, une certaine griserie se mêle à l’anxiété : il se passe quelque chose, une envie d’en découdre. Lorsque la Place de la République se vide, une bouffée de dignité retrouvée souffle sur les rues alentour.
JOURNEE DU 8
Voici la suite de notre « brève histoire des journées de janvier 2015 ». Aujourd’hui : la journée du 8 qui vit la mort de Clarissa et le peuple prendre position pour Charlie sur tout le territoire.
MORT DE CLARISSA; LE PEUPLE PREND POSITION

La journée du 8 débute par une nouvelle fusillade à Montrouge, au cours de laquelle Clarissa Jean-Philippe, agent de police municipale, est tuée. La police déclare d’abord qu’« il n’y a pas de lien établi avec Charlie Hebdo».
Le sujet principal des médias est la traque des tueurs de Charlie dont les journaux du matin révèlent l’identité: Saïd et Chérif Kouachi. Le gouvernement a décrété le 8 jour de deuil national, ce qui comporte toute une série de mesures dans l’administration et l’espace public: drapeaux en bernes, minute de silence, rassemblements républicains.
En général, ces dispositions sont bien accueillies ; certaines entreprises, par exemple, observent la minute de silence sur le lieu de travail. Mais dans certains établissements scolaires, où les élèves sensibles aux idées du communautarisme musulman sont nombreux, la minute de silence que les enseignants ont eu peu de temps à préparer, rencontre parfois une certaine hostilité.
Le thème de l’unité nationale apparaît alors, comme discours officiel, porté par le Président et le Gouvernement, et rapidement repris par l’opposition de droite. Même le Front National semble adopter cette sorte de trêve politique. La première intervention de sa présidente, Marine Le Pen est délibérément non conflictuelle. Elle y reconnaît que la nation est unie, dénonce une idéologie meurtrière, insiste sur la peur, définit l’ennemi comme « le fondamentalisme islamique » ou «l’islamisme radical». Ne manque pas même à ce discours presque consensuel l’« évident refus de l’amalgame», de la confusion entre «nos compatriotes musulmans» et les terroristes. Cette position contraste franchement avec celle adoptée par Marine Le Pen lors des assassinats commis par Merah, quand elle avait réitéré les positions constantes du F.N, c’est-à-dire la définition du terrorisme comme produit de l’islamisation et de l’immigration, rien d’autre en somme que la politique de l’amalgame.
Mais, après la journée de deuil national, cette unité nationale, derrière laquelle le FN déclare vouloir se ranger, trouve une deuxième application avec la préparation de la manifestation prévue pour le 11 janvier. Le Parti Socialiste invite à l’Assemblée Nationale tous les autres partis sauf le FN. Marine Le Pen semble alors curieusement se précipiter sur l‘occasion, et, reprenant la posture d’un Front victime de la discrimination, décide de ne pas s’associer à la future manifestation.
Rétrospectivement, il est facile de qualifier d’erreur tactique la position des responsables du FN. Mais la lecture de la presse nationale fournit un début d’explication à cette faute d’appréciation des frontistes : le soir du 8, pour de nombreux commentateurs, rien n’est joué. Les frères Kouachi sont en cavale ; l’union nationale qui a toutes les allures d’un coup politique fait déjà polémique ; les « Je ne suis pas Charlie » apparus dès le 7, sont de plus en plus nombreux sur la toile ; les minutes de silence rencontrent des difficultés dans certaines écoles ; l’extrême-droite identitaire (« Riposte laïque », proche d’Alain Soral) tente, mais sans succès, d’exploiter la situation. Bref, sous l’angle de la politique officielle et médiatique, ce début de réponse au terrorisme est effectif, mais il n’a rien d’exceptionnel. Quant à la mobilisation populaire, la presse la présente ainsi : rassemblements spontanés le 7, minutes de silence le 8, manifestation le 11.
Présentation réglée mais fallacieuse comme tout agenda politique. Pour avoir une autre vision, il faut changer d’échelle, lire la presse locale, consulter les sites des petites mairies, interroger les Français ordinaires. Le Télégramme de Brest a une formule significative ; comparant les deux journées du 7 et du 8, il écrit «la mobilisation s’annonce encore plus importante en ce jour » (du 8). Alès voit quatre mille personnes rassemblées, « le plus gros rassemblement jamais vu ». Des villes importantes ou moyennes qui n’avaient pas connu de manifestation le 7 se mobilisent, notamment sur la Côte d’Azur (Cannes, Nice, Toulon).
Mais la principale nouveauté est l’entrée dans la mobilisation des petites communes. Les associations d’élus, notamment des communes rurales, jouent un rôle important. La Nouvelle République donne la liste des rassemblements du 8 dans le département du Loir-et-Cher : Blois, Lancé, Saint Amand Longpré, Romorantin, Onzain, Vineuil, Chateauvieux, Saint Aignan. A Lancé, commune de 450 habitants, trente personnes se réunissent. Les rassemblements dans les petites communes ont une portée bien différente : le changement d’échelle est un changement d’implication. Ici, pas d’anonymat ; il faut accepter de se faire voir, revendiquer sa position, se rapprocher de cet élu ou de ce voisin qu’on apprécie peu. Dans telle commune de l’Ariège (1600 habitants), 80 personnes se rassemblent à l’appel de la mairie qui a fait distribuer des papillons « je suis Charlie ». Le maire témoigne : « Ce qui m’a le plus étonné, c’est que les gens demandaient : que peut-on faire ? ». Entre les rassemblements républicains officiels et les actions spontanées, la coupure d’ailleurs n’est pas totale : souvent, par exemple dans les lycées, les minutes de silence se prolongent par une réunion ou une manifestation.
La journée du 8 se caractérise encore par l’explosion des expressions individuelles. « Je suis Charlie » connait un triomphe, comme hashtag, sur les réseaux sociaux, mais aussi sous forme d’affichage. On le retrouve partout, sur les trains, dans les bus, sur les panneaux d’autoroutes, les échafaudages, en tête des journaux, à la vitrine des magasins.
Le Collectif Culture Commune a recueilli des témoignages très proches. Pour les Charlie, Il faut d’abord convaincre sur l’initiative d’affichage, puis assumer le débat. « Au début, le patron m’a pris la tête ; puis quand il a vu que les clients étaient d’accord, il s’est mis à parler ; en fait il était pour Charlie » (vendeuse dans une pâtisserie industrielle). « On voyait bien que ça faisait réagir les gens ; on ne disait rien mais si les clients faisaient une remarque, alors on discutait » (employée dans un garage). Parfois la décision d’afficher le logo est repoussée, ce qui n’empêche pas de se mobiliser : « On n’a pas voulu afficher Charlie, pour ne pas tout mélanger, mais on a été au rassemblement » (bibliothécaire). Ici l’implication va bien au-delà de la simple expression d’une identification ou d’une solidarité avec Charlie : elle vaut engagement.
Le 8 janvier, le peuple prend position.
Jeudi 9 janvier 2015
SAUVAGERIE ANTI-SÉMITE ET DÉNOUEMENT

La journée du 9 se caractérise par une intensité dramatique qui fait oublier la poursuite et le succès des rassemblements pour Charlie. En quatre heures, dans l’après-midi du vendredi, vont en effet se concentrer : l’opération anti-sémite de Vincennes, entrainant quatre victimes ; la désignation claire des coupables et de leurs commanditaires ; le dénouement par la liquidation des terroristes.
En début de matinée, la cavale des frères Kouachi – elle aura duré presque deux jours – s’achève à Danmartin-en-Goëlle, où ils se retranchent dans une imprimerie. Le propriétaire de l’imprimerie, Michel Catalano fait preuve de sang-froid en ne révélant pas la présence dans les locaux du graphiste Lilian Lepère qui réussira à rester caché jusqu’à l’assaut final des policiers.
Les premières données sur les frères Kouachi apparaissent dans la presse, en particulier les liens de Cherif Kouachi avec Djamel Beghal, présenté comme son mentor. Plusieurs hypothèses sont faites sur les organisations terroristes auxquelles appartiendraient les Kouachi : elles se révéleront fausses ou approximatives.
La veille au soir, la police avait repéré une de leurs connaissances, Amédée Coulibaly, qui avait participé avec Cherif Kouachi à la tentative d’évasion, en 2010, de Smaïn Aït Ali Belhacem, l’artificier des attentats de 1995. Elle l’avait identifié comme l’assassin de Clarissa Jean Philippe à Montrouge, le jour même. Coulibaly avait tué Clarissa de deux balles dans le dos. Cette sauvagerie reste largement inexpliquée, comme celle avec laquelle les frères Kouachi avaient tué le policier Ahmed Merabet, après le massacre de Charlie. Il apparait vraisemblable que Coulibaly, venu à Montrouge pour préparer, ou, plus probablement, réaliser une attaque contre l’école juive, en aura été empêché par la présence de Clarissa Jean Philippe. Mais une autre explication, d’ailleurs compatible, peut être suggérée. Dans le cas d’Ahmed Merabet, comme pour les militaires victimes de Merah, il n’est pas possible de ne pas voir la consigne djihadiste, formulée explicitement par Abu Musab al-Suri, de s’en prendre aux musulmans qui servent dans les forces ennemies, qualifiés d’ «apostats». En tuant Clarissa l’Antillaise, est ce que Coulibaly l’Africain, traître à ses origines comme à son pays, n’a pas voulu donner sa propre interprétation délirante de l’apostasie ?
A 13 heures, Coulibaly entre dans une grande épicerie de Vincennes, l’ «Hyper Cacher». Il assassine de sang-froid Yohan Cohen, étudiant et employé du magasin, qu’il laisse agoniser; puis Philippe Braham, 45 ans, et François-Michel Saada, 64 ans. Un peu plus tard il tue Yoav Hattab, 21 ans, fils du grand rabbin de Tunis, qui s’est courageusement emparé d’une de ses armes. Il retient seize personnes ; six autres, dont un bébé, guidées par un employé du magasin, Lassane Bouthily, se dissimulent dans une chambre froide ; Bouthily arrive à s’échapper et peut informer les policiers.
Dans un coup de fil à BFM TV, Coulibaly déclare que les deux opérations djihadistes sont coordonnées et se réclame de l’Etat Islamique. Il présente sa prise d’otages comme un moyen d’échange contre la «libération des frères Kouachi». Faisant référence aux «musulmans de Palestine», il affirme avoir choisi l’ Hyper Cacher parce qu’il visait les Juifs.
Dans l’après – midi, les frères Kouachi revendiquent leur appartenance à Al Qaïda au Yemen. Cherif Kouachi déclare avoir été missionné par Anwar – al – Awlaqi, un dirigeant d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, tué depuis. Le soir même, AQPA revendique dans un communiqué la tuerie de Charlie Hebdo.
La liaison entre les deux opérations pose une question politique majeure puisque les deux organisations djihadistes salafistes, Al Qaïda et Daësh (Etat Islamique), s’opposent et se combattent sur le terrain, même si AQPA est plus proche de l’Etat islamique. Ultérieurement Daesh fera tout pour présenter Coulibaly comme l’organisateur général des deux opérations, celui qui a fourni les armes et piloté les Kouachi.
Dans l’immédiat, cette coordination crée une difficulté tactique imprévue aux forces de l’ordre puisque – par l’intermédiaire des télévisions d’information continue – les terroristes sont informés du déroulement des opérations sur les deux sites et peuvent ainsi pratiquer une concertation a minima.
En général, les médias audiovisuels n’ont pas joué un rôle important dans les Journées de janvier. Celle du 9 fait clairement exception. Beaucoup de Français suivent sur leurs écrans ce qui leur est donné à voir comme le déroulement parallèle de deux sièges, présentés dans le style des séries policières. On insistera plus tard sur la révélation publique, en direct et pendant les opérations, de la présence de personnes cachées dans les locaux de Vincennes comme de Danmartin. Mais d’autres points doivent aussi être soulignés.
C’est ainsi que la presse, écrite et audiovisuelle, dira souvent que les terroristes se sont « réfugiés » dans l’imprimerie ou l‘épicerie. Cette formule – peut-être valable pour les Kouachi en cavale – est totalement inappropriée pour Coulibaly qui avait choisi son objectif, ce que le nom d’ «Hyper Cacher» permettait tout de même de soupçonner et ce que Coulibaly lui-même déclarait à BFM TV. De la même manière, le traitement audiovisuel des deux sièges et des attaques par les forces de l’ordre allait exclusivement privilégier le succès des groupes d’élite, policiers ou gendarmes, alors que le dénouement de l‘ Hyper Cacher coïncidait avec la révélation des quatre assassinats. Enfin, et, malheureusement, logiquement, le contenu anti – sémite de la tuerie de l‘ Hyper Cacher était, dans un premier temps, et contre toute évidence, oublié ou sous – estimé par de nombreux médias. Or l’anti-sémitisme de Coulibaly était patent. Et son inspiration ne venait pas seulement des antécédents de Merah et Nemmouche, mais aussi des attaques contre des épiceries cacher à Sarcelles, à l’initiative de la cellule dite de Torcy, et en marge des manifestations pro-Gaza de juillet 2014. Ce que révélait le massacre de Vincennes, c’était, d’une part, la dimension fondamentalement anti sémite du djihadisme, centrale chez Qutb ou Ben Laden, et, d’autre part, la connexion entre les différents djihadismes et l’anti -sémitisme « local ».
A 17 heures, l’assaut est donné simultanément contre les terroristes, à Vincennes comme à Danmartin. Les trois tueurs sont abattus, mais, à Vincennes, on dénombre quatre victimes.
Les 7, 8 et 9 janvier 2015, les djihadistes auront assassiné dix sept personnes : Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Jean Cabut, dit Cabu, Elsa Cayat, Stéphane Charbonnier, dit Charb, Philippe Honoré, dit Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Bernard Veilhac, dit Tignous, Georges Wolinski, Clarissa Jean Philippe, Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab, François Michel Saada.
Les Juifs français, choqués par les massacres de Merah (2012), et les événements anti-sémites récents, s’inquiètent que l’émotion pour Charlie puisse recouvrir et faire oublier les tueries de Vincennes. La manière dont certains médias traitent les tueries de Coulibaly n’a donc rien pour les rassurer. Aussi sont-ils nombreux à se mobiliser, dans la soirée du 9, pour rendre hommage aux quatre clients de l’épicerie de Vincennes assassinés par Coulibaly parce que Juifs. Un début de polémique exprime d’ailleurs cette crainte de voir oublier les victimes juives. Le journaliste du Monde, Patrick Jarreau, publiera, le lendemain matin, un article intitulé « Des Juifs, quels Juifs? ». Cependant la réaction des pouvoirs publics tranche ici avec d’anciennes équivoques : dans son allocution du 9 au soir, le Président dénonce les tueries de Coulibaly comme un «acte antisémite effroyable». Il annonce en même temps qu’il se joindra à la manifestation du 11. Dans la nuit de Vincennes, les Juifs rendent hommage aux Juifs.
RÉFÉRENCES
Nous soulignons la qualité du travail de Wikipedia. Voir les entrées suivantes:
Attentats de janvier 2015 en France
https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentats_de_janvier_2015_en_France
Liste des victimes des attentats de janvier 2015
On lira aussi avec intérêt :
Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015, aux Editions Verdier, 2015.
NB: Ce texte est d’abord paru sous la forme de trois articles les 7, 8 janvier 2016, et 22 mai 2016, sur le site: