
(Chevalier de La Barre)
Par Madame Pichart
Faisant suite aux articles sur les Journées de Janvier 2015, nous revenons sur la signification du mouvement #JeSuisCharlie. Ce premier texte, de Madame Pichart, est consacré à « L’esprit-Charlie » lui-même, en le situant dans une tradition, ou une quasi-tradition, de longue durée : le lucianisme.
Les Obscurs
Le Lucianisme
Jacques Roubaud, qui vient de disparaitre, était un esprit fort : suivant la leçon de Peter Sloterdijk, il distinguait et vantait le « cynisme d’en bas » ; le lucianisme est un tel cynisme. Archiloque, Diogène et Protagoras sont lucianistes par anticipation. Érasme est lucianiste dans l’érudition. François Rabelais est lucianiste en toutes choses. Geoffroy Tory est lucianiste dans le domaine de la typographie. Il y a quelque chose de lucianiste dans le Tartuffe. Le lucianisme est bien représenté en Espagne avec Lazarillo, le picaro, et le Colloque des Chiens de Cervantès. Cyrano de Bergerac est lucianiste sur le fond et dans la forme. Voltaire est le « Lucien français » du XVIIIème siècle. Le Chevalier de La Barre, lecteur du Dictionnaire philosophique et portatif, est un martyr du lucianisme. Au siècle suivant, la caricature est vouée au lucianisme. Isidore Ducasse est lucianiste dans les Chants et dans les Poésies. Le pistolet d’Alfred Jarry déposé à l’entrée de l’Hippodrome est lucianiste dans les vestiaires. Félix Fénéon est lucianiste dans le domaine des explosifs. Le rire de Madame Pichart dans le fim « Mon Oncle » est lucianiste. Gil Wolman est lucianiste dans le domaine des détournements. René Viénet et Simon Leys sont lucianistes dans le domaine des études chinoises. Les Versets de Satan sont lucianistes. Les Obscurs sont lucianistes dans le domaine des blogs.
Lucien de Samosate
[Lucien, né probablement à Samosate en Syrie, au IIe siècle de notre ère, est un rhéteur ou sophiste grec, qui voyagea beaucoup autour de la Méditerranée, donnant des cours ou des conférences publiques. On lui attribue plus de quatre-vingt œuvres, dans tous les genres, et le plus souvent sous une forme parodique. Il fit la satire des idées religieuses, des récits mythiques, de l’ignorance et surtout des imposteurs et des charlatans.
Ni les tentatives d’extraire du paganisme finissant un nouveau contenu mystique, ni la relance de la superstition religieuse dans sa version chrétienne ne trouvaient grâce à ses yeux. Il était minoritaire dans la minorité, dépourvu de tout esprit de charité à l’égard des croyances de son temps.]
Origine du lucianisme
Le succès littéraire de Lucien de Samosate dans la France du XVIème siècle fut tel qu’il se traduisit par l’apparition du mot « lucianiste », synonyme d’athée, d’impie, ou de blasphémateur. Plus tard apparût le « lucianisme ».
C’est Luther qui inventa de qualifier Erasme de « nouveau Lucien » et Calvin fit de même avec Rabelais et Des Périers, l’auteur du Cymbalum Mundi.
« Considéré comme une forme d’incroyance profonde, le lucianisme nous paraît bien plutôt avoir été une manifestation de la liberté d’esprit face aux dogmatismes qui allaient se durcissant, sans pour autant servir la foi véritable.
Cette liberté ne pouvait s’exprimer qu’à travers des œuvres telles que L’Éloge de la Folie, les Colloques, Pantagruel ou le Cymbalum. »
(Christiane Lauvergnat-Gagnière : Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIème siècle.)
Lucianistes aujourd’hui
On fait beaucoup de reproches aux lucianistes d’aujourd’hui, comme les journalistes et les dessinateurs de Charlie Hebdo. Un des principaux reproches est l’accusation de blasphème. Et je trouve qu’on se défend parfois très mal de cette accusation, soit en soulignant qu’elle n’existe pas en droit, soit en raisonnant que celui qui ne reconnait pas l’existence de tel dieu (ou de tout dieu), ne peut commettre de blasphème à son (ou à leur) égard. Il me semble plutôt que, sachant que telle fiction, tel article, en un mot telle croyance particulière et incongrue relève d’une croyance plus générale, qui est celle d’une certaine religion, l’esprit libre ne peut rien faire d’autre que commettre, en connaissance de cause, ce que cette religion désigne comme blasphème. Comment critiquerait-il une quelconque des dernières facéties politiques de François, s’il respectait le dogme de l’infaillibilité du pape ? Ce n’est pas le libre penseur qui choisit le blasphème, c’est la religion qui impose le blasphème en mettant sur le chemin de la vérité, ou plutôt en travers de ce chemin, telle ou telle croyance particulière qui entrave l’examen ou le débat. Dans une situation semblable, la religion dégrade complètement le lien intime et nécessaire entre justice et vérité. Et cette dégradation du lien entre justice et vérité est, pour ainsi dire, l’activité centrale, obsédante, énervée de la corporation des imposteurs. Ils ne vont pas tous, ou pas toujours, jusqu’au meurtre, à l’appel au meurtre, à la complicité avec le meurtre. Mais les imposteurs, au sein des grandes religions comme au sein des sectes, savent utiliser ces leviers du blasphème que sont les menaces, les prophéties, les mystères, les culpabilités et les punitions, la peur toujours. Les écrivains, les dessinateurs, les journalistes qui prennent sur eux de faire face aux impostures, qui ne craignent pas la peur du blasphème, sont les véritables « Defensores Pacis », les pacificateurs de notre monde ; ils reconstituent le terrain de la vérité proprement humaine, en réduisant à néant les menaces de punition divine, c’est-à-dire en démasquant la perversité trop humaine des agitateurs de menaces.
Les libres penseurs ne détiennent pas la vérité mais ils rétablissent l’équilibre nécessaire à sa recherche, et à sa manifestation, en révélant la fiction et en réduisant l’intimidation. La réaction du terrorisme religieux est toujours la même, dès lors qu’il peut, sans risques, substituer le crime humain, bien cruel et bien sordide, à l’introuvable punition divine. Ce qui était vrai hier pour le Chevalier de La Barre, est vrai aujourd’hui pour les assassinés de Charlie Hebdo, pour Samuel Paty, Dominique Bernard, et tant d’autres, comme Salman Rushdie.
Un autre reproche adressé aux lucianistes dans le cas de la dénonciation de l’islamisme est l’argument selon lequel l’islam devrait, comme religion des opprimés, bénéficier d’un statut exceptionnel, et être protégé des critiques trop vives. Il est cependant évident que le djihadisme, un des grands projets politiques du XXIème siècle, et l’un des plus criminels, est aux antipodes d’une position dominée. Et, si les images vengeresses et la menace de terribles châtiments divins ont encore quelque puissance sur la partie peu ou mal formée des populations musulmanes, les mettre à nu, les exposer à la critique, au moyen de l’écrit et du dessin, est une mesure de salubrité publique et de libération des esprits.