Comment Couillatris perdit et retrouva sa coignée

Par François Rabelais

Nous cherchions un texte pour illustrer la notion de « lucianisme » proposée par Madame Pichart dans l’article précédent. Ce passage de Rabelais est extrait du « Prologue de l’Autheur » pour le Quatrième Livre des Faicts et Dicts Héroïques de Pantagruel. Il est centré sur l’aventure du bucheron Couillatris, Franc-gontier, Jacques Bonhomme, Gilet jaune, qui perdit puis retrouva sa coignée. C’est un merveilleux exemple de politique humaniste : celui qui a perdu sa coignée, il doit la réclamer. Il doit se faire entendre, et ne pas dévier ni se laisser dévier de son but. Reconnaissons aussi que la similitude des affaires résolues par Juppiter dans les années 1550 avec la situation actuelle est assez irrésistible.

Les Obscurs

De son temps, estoit un pauvre homme villageois natif de Gravot (1), nommé Couillatris, abateur et fendeur de bois, et en cestuy bas estat guaingnant cahin caha sa paouvre vie. Advint qu’il perdit sa coingnée. Qui feut bien fasché et marry ? Ce fut il (2) car de sa coingnée dépendoit son bien et sa vie, par sa coingnée vivoit en honneur et réputation entre tous riches buscherons, sans coingnée mouroit de faim. La mort, six jours après le rencontrant sans coingnée, avecques son dail (3) l’eust fausché et cerclé (4) de ce monde.

En cestuy estrif (5) commença crier, prier, implorer, invocquer Juppiter par oraisons moults diverses (comme vous savez que Nécessité feut inventrice d’Eloquence), levant la face vers les cieulx, les genouilz en terre, la teste nue, les bras haulx en l’air, les doigts des mains écarquilléz, disant à chascun refrain de ses suffrages (6), à haulte voix, infatigablement :

« Ma coingnée, Juppiter ! ma coingnée, ma coingnée ! rien plus, o Juppiter, que ma coingnée ou deniers pour en achapter une aultre ! Hélas ! ma pauvre coingnée ! »

Juppiter tenoit conseil sur certains urgens affaires, et lors opinoit la vieille Cybèle ou bien le jeune et clair Phœbus, si voulez. Mais tant grande feut l’exclamation de Couillatris qu’elle feut en grand effroy ouye (7) en plein conseil et consistoire des Dieux.

« Quel diable (demanda Juppiter) est là-bas qui hurle si horrifiquement ? Vertus de Styx, ne avons-nous pas cy-devant esté, présentement ne sommes-nous assez ici à la décision empeschéz de tant d’affaires controvers et d’importance ? Nous avons vuidé le débat de Presthan, roi des Perses, et de sultan Solyman, empereur de Constantinople (8). Nous avons clos le passage entre les Tartres et les Moscovites (9). Nous avons respondu à la requête du Cheriph (10). Aussi avons-nous à la dévotion de Guolgotz Rays (11). L’estat de Parme est expédié, aussi est celui de Maydenbourg (12), de la Mirandole et de Afrique (ainsi nomment les mortels ce que sur la mer Méditerranée, nous appelons Aphrodisium) (13). Tripoli a changé de maistre par male guarde : son période estoit venu (14). Icy sont les Guascons renians et demandant restablissement de leurs cloches (15). En ce coing sont les Saxons, Estrelins, Ostrogotz et Alemans peuple jadis invincible, maintenant aberkeids (16), et subjuguéz par un petit homme tout estropié (17). Ilz nous demandent vengeance, secours, restitution de leurs premier bon sens et liberté antique.

« Zà, çà ! (dist Juppiter à Mercure) descendez praesentement là-bas, et jectez es pieds de Couillatris troys coingnées : la sienne, une aultre d’or et une tierce d’argent massives, toutes d’un qualibre. Luy ayant baillé l’option de choisir, s’il prend la sienne et s’en contente, donnez-luy les deux aultres. S’il prend aultre que la sienne, couppez-luy la teste avecques la sienne propre. Et désormais ainsi faictes à ces perdeurs de coingnées. »

Ces paroles achevées, Juppiter, contournant la teste comme un cinge qui avalle pilules, feist une morgue (18) tant espouvantable que tout le grand Olympe trembla.

Mercure avecques son chapeau pointu, sa capeline, talonnières et caducée, se jette par la trappe des cieux, fend le vuyde de l’air, descend légèrement en terre, et jette ès pieds de Couillatris  les trois coingnées ; puis luy dict :

« Tu as assez crié pour boire. Tes prières sont exaulsées de Juppiter. Reguarde laquelle de ces troys est ta coingnée, et l’emporte. »

Couillatris soubliève la coingnée d’or, il la reguarde et la trouve bien poisante ; puis dict à Mercure :

« Marmes (19), ceste-cy n’est mie la mienne. Je n’en veulx grain. »

Autant faict de la coingnée d’argent et dict :

« Non est ceste-cy. Je la vous quitte. »

Puis prend en main la coingnée de bois : il reguarde au bout du manche, en icelluy recongnoist sa marque et, tressaillant tout de joy comme un renard qui rencontre poules esguarées et soubriant du bout du nez, dict ;

« Merdigues, ceste-cy estoit mienne. Si me la voulez laisser, je vous sacrifiray un bon et grand pot de lait, tout fin couvert de belles frayres (20), aux ides (c’est le quinzième jour) de may. »

-Bonhomme, (dist Mercure), je te la laisse, prens-la. Et, pour ce que tu as opté et souhaité médiocrité en matière de coingnée, par le vueil de Juppiter, je te donne ces deux aultres. Tu as de quoy dorénavant te faire riche ; soys homme de bien. »

Couillatris courtoisement remercie Mercure, révère le grand Juppiter, sa coingnée antique atache à sa ceinture de cuyr et s’en ceinct sus le cul, comme Martin de Cambray (21). Les deux aultres plus poisantes il charge à son coul. Ainsi s’en va prélassant par le pays, faisant bonne troigne parmy ses paroeciens et voysins, et leurs disant le petit mot de Pathelin :

« En ay-je ? »

NB : Cet extrait est tiré de l’édition établie et annotée des Œuvres complètes de Rabelais, par Jacques Boulenger, revue et complétée par Lucien Scheler, dans la Bibliothèque de la Pléiade, NRF Gallimard.

1)Village près de Bourgueil

2)Ce fut lui

3)Avec sa faux

4)Sarclé

5)Dans cet embarras

6)Demandes

7)Que le bruit s’en fit entendre

8)Le Prestre-Jean passait parfois pour avoir gouverné la Perse. Conflit Perse-Turquie.

9)Conflit Tartares-Russes, à l’époque d’Ivan-le-Terrible.

10)Le Cherif du Maroc venait (1550) de récupérer Oran, avec l’aide de la France.

11)Apparemment Dragut-Reiz, célèbre corsaire turc qui succéda à Barberousse et « désolait la Méditerranée », du point de vue des Chrétiens, et notamment des Vénitiens.

12)Trêve entre Charles-Quint et Henri II à propos de Parme. Magdebourg prise par les Français en 1552.

13)Les Dieux et les hommes n’emploient pas les mêmes dénominations pour les lieux. Il s’agirait de La Meheddia en Tunisie.

14)Tripoli est reprise par les Turcs en 1551.

15)En 1549, les paysans de Guyenne reçurent le pardon royal pour leur révolte contre la gabelle, l’année précédente. Ils réclamèrent encore, et avec succès de récupérer les cloches qui avaient sonné le soulèvement et leur avaient été confisquées.

16)En allemand, « vilifiés », déchus, foutus.

17)Charles-Quint souffrait de la goutte.

18Une mine méprisante

19)Sur mon âme, juron tourangeau.

20)Fraises à la crème

21)Marmouset du beffroy de Cambrai.

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