
(Photo La Découverte)
Par Alain Giffard
Julie Pagis publie aux Editions de la Découverte « Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination ». Ce livre a procuré un vrai plaisir de lecture à ceux de nos amis qui l’ont lu.
Nous proposons ici une note de lecture d’Alain Giffard. Elle est précédée d’extraits de la page de couverture.
Les Obscurs
[C’est une histoire qui semble typique des milieux maoïstes dans la France de l’après-Mai 68, mais sur laquelle plane un fantôme.
En 1971, six couples décident de faire ensemble table rase de leur vie passée au nom de leurs idéaux politiques. Leur chef est un ouvrier espagnol dénommé Fernando. Dans l’effervescence de l’époque, et suivant l’appel du président Mao, ils partent » enquêter » dans des foyers de travailleurs immigrés, s’établissent comme ouvriers en usine et emménagent collectivement dans un ancien couvent.
Progressivement, au gré d’incessantes (auto)critiques, cette communauté bascule d’un engagement au service du peuple à une soumission totale à Fernando, devenu tout-puissant. Sous son emprise, un couple se déchire, une militante est » rectifiée « , un autre, accusé d’être un traître, se voit traduit devant un tribunal populaire. L’expérience prend fin au début des années 1980 lorsque le prophète rouge, qui continue d’exercer son autorité à distance, déclare leur rendre leur liberté, avant de se volatiliser une fois pour toutes.
Intriguée par le pouvoir charismatique de Fernando après avoir été contactée par une ancienne membre du groupe, Julie Pagis s’est lancée dans une enquête de longue haleine pour reconstituer cette incroyable histoire. À partir des témoignages recueillis, des archives de la communauté, mais aussi celles des services de renseignement, son enquête explore les zones d’ombre de la biographie de Fernando et éclaire les ressorts de l’emprise. Ce dont l’autrice ne se doutait pas, c’est que cette domination charismatique allait également agir sur elle, jusqu’à mettre en péril l’écriture de cet ouvrage.]
Le Prophète Rouge de Julie Pagis : Charisme et Imposture
Par Alain Giffard
La thèse la plus intéressante du livre est une idée assez géniale, une mise au point sur l’économie du charisme, présentée par Julie Pagis elle-même, dès les premières pages (p 23) comme une « nouvelle proposition théorique ». Il s’agit de sortir des analyses « psychologisantes et victimaires » qui caractérisent nombre de commentaires sur les groupes politiques. Et en effet des esprits avertis ne manquent pas de décrire les organisations politiques avec le vocabulaire d’une certaine psychologie sociale : sectes, gourous, charisme, emprise et manipulation. Pour avoir quelque peu connu le Prolétaire Ligne Rouge, groupe dont étaient issus plusieurs membres du groupe de Clichy, je crois pouvoir attester qu’on n’y était pas sérieusement menacé par les gourous. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que Paul et les autres se tournent vers Gonzalez. Et certes le charisme est une relation autant qu’une qualité. Si ces militants sont fascinés, c’est parce qu’ils cherchent à l’être. Et cette attente de charisme, à mon sens, n’est rien d’autre qu’une demande d’autorité de la part de ces jeunes gens. Lacan ne disait rien d’autre : « Vous voulez un maître, vous l’aurez ! ». Une telle attente relève de la demande pour des « biens de salut », selon la formule de Max Weber. Mais cette demande est précise : révolutionnaires, établis pour certains, ils ne cherchent plus un sens à leur vie, ils croient (à tort) l’avoir déjà trouvé. Ils cherchent une bonne analyse de la situation, une manière de convaincre les ouvriers, de se développer sur le plan organisationnel, bref une puissance et une légitimité qu’ils n’ont pas et que Gonzalez leur semble avoir. Ils veulent aussi réussir leur aventure. Leur attente est excessive, comme est supposée l’être la puissance de Gonzalez. Ils voudraient que cette puissance soit une sur-puissance à partager. En tout cas, ils espèrent que cette offre de biens de salut par Fernando sera adaptée à leur demande, c’est-à-dire à leur attente disproportionnée.
Comment le prophète va-t-il s’y prendre pour transformer l’attente en attention et les militants en disciples ? Cette question va progressivement devenir celle de l’organisation de la domination. Mais, au début ? Comment résoudre ce que Julie Pagis appelle « le problème de l’accumulation initiale du capital de pouvoir symbolique » ? Elle répond : en articulant charisme et imposture. Le plus court chemin vers un début de charisme, c’est l’imposture, le « passing », se faire passer pour un autre, pour un être extraordinaire. Aux yeux des militants, Gonzalez va se faire passer pour un ouvrier espagnol, résistant au franquisme, et pour un traducteur de Mao. Ouvrier, il l’est un peu, sur les bords, de temps en temps. Mais il n’existe que peu de traces de sa résistance au fascisme espagnol ; le passé anti-franquiste est inventé, nous dit Pagis, « pour partie, au moins ». Quant à la traduction des œuvres de Mao – il ne parle pas le chinois – elle s’est limitée à une correction de traductions de l’espagnol au français.
Pour saisir le rôle de l’imposture dans la mise en place de la relation charismatique, il faut relever tout ce qui concourt à cette relation, mais ne suffit pas à la constituer. La demande de reconnaissance et même d’amour est patente chez les apprentis disciples du groupe de Clichy. Fernando en joue, privilégiant les ouvriers par rapport aux établis, les établis par rapport aux petits bourgeois. Situation frustrante et pourtant banale, créatrice de jalousies et de rivalités courantes, qui ne dépareraient pas dans un cadre familial ou professionnel.
Il en va de même avec l’affabulation. Les groupes maoïstes (« marxistes-léninistes ») des années 70 n’étaient pas exempts de toutes sortes de falsifications qui pouvaient confiner à la mythomanie : le « PCMLF » se prenait pour un nouveau Parti communiste ; la « Gauche Prolétarienne » pour un mouvement de résistance ; l’UCF d’Alain Badiou pour un groupe philosophique inspiré par la « Pensée Mao Tse Toung » et la « Révolution Culturelle » chinoise. Logiquement, les groupes, tels celui de Clichy, dont la doctrine était l’inexistence du Parti et la nécessité de le construire, semblaient s’agiter devant un décor, sinon réaliste, moins furieusement enténébré. Pourtant cela n’empêchait pas parfois des pratiques d’affabulation extrême, voire dangereuses, notamment dans des comités de petite taille, refermés sur eux-mêmes, et placés sous l’emprise d’un ou plusieurs dirigeants déséquilibrés. C’est peu ou prou la situation qui semble avoir été celle du groupe qu’étudie Julie Pagis.
Mais l’imposteur repousse les limites de la fabulation. Il prend en charge le désir de reconnaissance jusqu’à intégrer les adeptes à la légende. Il invente un personnage qui le dépasse en tous points, une sorte de statue intérieure qu’il tente en vain de rejoindre et d’imiter. Cet effort est le premier « bien de salut » qu’il met en circulation dans le groupe, le donnant à admirer aux simples membres. C’est le degré zéro de la relation charismatique. Plus le mensonge est gros, mieux il est adapté aux attentes des membres du groupe, bref, plus difficile est l’imposture, et plus elle est puissante, apte à dynamiser le charisme. Le scénario écrit par Fernando est exceptionnellement conforme aux besoins et désirs, exprimés et secrets des militants. Ils veulent un dirigeant ouvrier, il le serait. Ils sont pro-chinois et partisans de la révolution culturelle, il a fait partie de la petite escouade de Français présents en Chine à ce moment-là ; il aurait même, quoi que cela puisse signifier, « participé » à la Révolution culturelle. Ils sont maoïstes, et il aurait traduit les textes de Mao. Ils s’approprient la légende de Fernando comme si leur potentiel d’implication devait être proportionné à la dynamique de sa propre fabulation. Ainsi s’effectue « l’accumulation initiale de capital de pouvoir symbolique ».
Associer charisme et imposture permet de comprendre ce que Julie Pagis appelle « l’impossible routinisation du charisme » et « la dynamique auto-destructrice de la domination charismatique ».
Cependant, comme elle l’indique à la fin du livre, « Si l’autorité du leader charismatique repose sur l’imposture, elle peut à tout moment être démasquée » (p 310).
Autrement dit, la relation charismatique, une fois mise en place, doit être stabilisée, consolidée, relancée et approfondie, comme relation de domination. Et la plus grande partie du livre est consacrée à l’analyse et à la chronique de la mise en œuvre de ces techniques de domination.
Mais il faut tout de même dire un mot des conditions de la domination. La relation de domination, techniquement équipée ou non, ne flotte pas en l’air ; elle s’appuie, s’enchevêtre à une condition de domination que l’enquête de Julie Pagis lui a permis de mettre à jour.
Le développement du groupe est principalement intensif et essentiellement tourné vers lui-même. Les progrès quantitatifs de l’organisation semblent avoir été mineurs. Si j’ai bien compris, il semble avoir stagné autour de moins d’une vingtaine de membres pendant dix ans (1971-1981). L’organisation n’attire pas (p 152). Fernando va expliquer ces échecs répétés par une « transformation de soi » mal conduite, une « prolétarisation » insuffisante des adeptes. Je suggère que, d’une certaine façon, l’échec est nécessaire ; il est inscrit comme corollaire de l’imposture dans le plan de développement et le schéma organisationnel. En tout cas, il va trouver sa signification dans le « travail sur soi » collectif. D’ailleurs une telle situation n’est en rien caractéristique du groupe maoïste, ou de l’emprise charismatique. On la retrouve dans toutes les organisations autoritaires, entreprises, administrations ou autres. Surprise : le groupe ne commencera à rencontrer quelques succès qu’à la fin de son existence, le prophète étant absent !
Le modèle de développement organisationnel de Fernando semble donc avoir été de croiser la collectivisation de plus en plus poussée du groupe (condition de domination) et la pratique récurrente des « rectifications » individuelles ou collectives (relation de domination).
Le livre dresse le tableau d’une coercition matérielle et humaine (p 308) : établissement dans les mêmes usines, habitation collective pour la plupart des membres, crèche « prolétarienne », remise au chef de la quasi intégralité du salaire, rupture des liens avec la famille et l’extérieur, autorisations exigées pour partir en vacances, et même pour faire un enfant, privation de sommeil, d’intimité, voire de liberté. Le « Tatchaï à Clichy » (p 145) n’est pas seulement une métaphore. Le groupe collectivisé franchit plus d’une fois et sur plus d’un point les limites de la secte totalitaire : notamment lorsque les enfants sont considérés comme « appartenant à l’organisation » (p 161), ou lorsqu’il est envisagé de « se débarrasser de Paul » (p 214). A tout le moins, il s’agit d’un groupe profondément perturbé sur le plan psychologique. Ces traits particuliers de la condition de domination ne doivent pas être oubliés lorsqu’on examine la relation de domination et ses techniques.
Les lecteurs réguliers des Obscurs sont peu ou prou informés de cette idée que certaines techniques et pratiques de domination ne sont rien d’autre que des techniques de soi mais détournées par le pouvoir et retournées contre la personne : c’est la base même de l’actuel contrôle autoritaire de l’attention.
Les maoïstes disposaient dans ce domaine d’un corpus de références distinctif autour de l’auto-perfectionnement. Il était composé exclusivement de textes de Mao, depuis que le livre de Liu Shao Shi « Pour être un bon communiste » avait été considéré par le Parti communiste chinois comme un pur produit du « révisionnisme », c’est-à-dire la pire des horreurs, bien qu’évidemment il disait à peu près la même chose que Mao. Ces textes comprenaient les prétendus essais philosophiques du Grand Timonier, et d’autres textes dans le genre des bonnes pratiques à imiter, consacrés à l’étude, au « style de travail », à la liaison avec les masses, etc.
Cet auto-perfectionnement des communistes chinois, de type collectif, hiérarchique et autoritaire, était qualifié, sans autre précaution, de « refonte de la conception du monde ». Les maoïstes étaient supposés articuler le débat politique sur les idées ou les analyses (la « lutte de lignes ») avec cette fameuse refonte dans le cadre de procédures byzantines définies comme des « mouvements de rectification ». A juste titre, les critiques et les concurrents des maoïstes centraient leurs attaques sur ces comportements et ces discours peu ragoutants. Ils n’avaient aucun mal à souligner leur proximité avec les pratiques sectaires, et l’influence patente du catholicisme. Plus fondamentalement, Simon Leys avait démontré le rôle clé de ces procédures dans le tournant pris par le totalitarisme chinois lors de la période dite « Révolution culturelle prolétarienne ».
La méthode de Fernando, si j’ai bien compris, semble avoir été une tentative de pratiquer la refonte de la conception du monde, indépendamment de l’action et du débat d’idées politiques. Le perfectionnement prolétarien devenait alors une affaire purement psychologique, ce que Fernando appelle « l’attitude » (p 95), notion dont la découverte a été, pour lui, une sorte de révélation, et qui conduisait, irrévocablement et radicalement, le groupe sur la voie de la secte, dans laquelle il s’était déjà sérieusement engagé.
Dans le cas de Fernando Gonzalez, et peut-être de certains autres membres du groupe, la déformation chétienne des techniques de soi, avant qu’elles trouvent un nouveau contre-emploi dans le stalino-maoïsme, est patente : examen de conscience, confessions, aveux, critique du « respect humain » (souci exagéré de l’opinion d’autrui), privations, pénitences.
Il est certainement frappant de constater le lien logique entre le lancement de la relation charismatique et l’organisation de la domination du leader sur les membres : c’est l’écriture auto-biographique. Les « bios » ont joué un rôle clé dans le fonctionnement des partis staliniens partout dans le monde. Virtuose dans l’art de trafiquer la sienne et de ressembler à sa propre fiction de soi, Fernando semble avoir poussé assez loin la perversité en la matière et avoir systématiquement imposé à ses disciples l’articulation de la bio et de l’auto-critique. La prégnance de cette pratique est si grande qu’un des adeptes, pour se dégager finalement de l’influence du prophète, écrira quatre versions successives du roman de sa vie.
Les techniques de soi – Julie Pagis mentionne explicitement les textes de Michel Foucault – sont des choses et des manières de faire – en grec, des neutres pluriel : tables, chaises, heures perdues jusque tard dans la nuit, cahiers, stylos, listes, protocoles, notes, prises de parole.
Imposées par le prophète comme autant d’autres « biens de salut », elles fonctionnaient au service de la relation de domination, assurant la perpétuation de l’emprise charismatique.
L’écriture de soi, ou plutôt le détournement sectaire et totalitaire de l’écriture de soi menait ainsi les adeptes vers la voie de l’auto-destruction.
« Si l’autorité du leader charismatique repose sur l’imposture, elle peut à tous moments être démasquée. C’est pourquoi sa dimension émancipatrice peut aisément laisser place à une logique destructive et à des dispositifs de coercition de plus en plus violents. Ainsi naissent les « monstres » dans les milieux progressistes. Ainsi prospèrent nombre de prophètes, rouges ou non, et une multitude de petits chefs en tout genre. »
(Dernières lignes du livre de Julie Pagis)