Anarchistes et dreyfusards

Par Francis Linart

03/02/2025

INTRODUCTION

A la suite de l’émission consacrée à Libertad, sur Radio Libertaire, nous avons eu plusieurs échanges avec des lecteurs qui s’interrogeaient sur l’importance donnée à son activité en tant que dreyfusard ou dreyfusiste.

Cela n’est pas véritablement étonnant. Les relations entre l’Affaire Dreyfus et le mouvement dreyfusiste, d’une part, et les courants libertaires, d’autre part, restent mal connues, pour ainsi dire « des deux côtés », tant du côté du rôle joué par la composante anarchiste du mouvement, que du côté de la transformation que cette participation a entrainé chez ces militants.

Il semble bien qu’on puisse parler d’une réévaluation générale de l’Affaire Dreyfus. En premier lieu, l’Affaire est vue précisément comme autre chose qu’une affaire, aussi importante soit elle. Son statut d’objet socio-historique se transforme. Les mots « Affaire Dreyfus » en viennent à désigner, non seulement, le moment historique où s’auto-institue la nouvelle démocratie représentative en France, au tournant du XXème siècle, mais aussi le mouvement politico-idéologique qui a favorisé cette auto-institution sans s’y limiter, et la nouvelle culture politique qu’il a produite. Concrètement, la place de l’affaire dans les livres d’histoire, comme ceux de Vincent Duclert ou Philippe Oriol, est celle d’un véritable tournant, dont la puissance est envisagée dans la perspective des événements ultérieurs (fascisme, nazisme, Shoah).

Un point de vue différent sur les hommes et sur les forces est apparu. Et d’abord Dreyfus cesse d’être seulement une victime ; il devient un combattant. Le rôle de Bernard Lazare est reconnu comme central. Picquart est quelque peu démythifié. Toutes ces évolutions de l’approche historique de l’affaire ont été rendues visibles à l’occasion du centenaire de 2006 et depuis.

On aurait pu s’attendre à ce que cette occasion soit saisie pour proposer une nouvelle vision du rôle des libertaires dans l’Affaire Dreyfus (ou dans le « mouvement dreyfusiste »). On ne peut pas dire que cela ait été le cas. C’est ce qui va pousser Jean-Marc Izrine, auteur des « Libertaires dans l’Affaire Dreyfus » (2012), à intituler ainsi son premier chapitre : « Des historiens peu enclins à mettre en lumière l’engagement des anarchistes ». Une exception évidente à cette discrétion est le travail considérable de Philippe Oriol, tant sur l’Affaire Dreyfus en général, que sur Bernard Lazare.

Nous essayons ici de rendre visible la composante libertaire de l’Affaire et de réunir quelques éléments sur la signification et la portée de cette participation des anarchistes au mouvement dreyfusiste.

Cette note doit beaucoup aux travaux de Philippe Oriol et Jean-Marc Izrine.

1/ BERNARD LAZARE

Lazare Bernard (1865-1903) est un écrivain, essayiste, journaliste et critique littéraire. « Bernard Lazare » est son pseudonyme d’écriture. Français, né dans une famille juive, il est « très sincèrement athée ».

Il devient explicitement anarchiste autour de 1888. En 1895, il couvre la grève des ouvriers de Carmaux. En 1896, il assiste au Congrès socialiste de Londres et dénonce l’autoritarisme de Karl Marx.

En 1894, il publie L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, une étude savante des origines de l’anti-sémitisme. Dans ce livre, et dans d’autres textes parus à la même époque, Bernard Lazare adopte, sur la question juive, le point de vue d’un israélite français assimilé qui, non seulement, tient à être distingué des Juifs de l’Est et des banquiers, mais qui reprend nombre de caractéristiques négatives attribuées aux Juifs par les anti-sémites. Philippe Oriol, dans sa préface à « La Question Juive » écrit :

« Bernard Lazare, juif, dreyfusard, sioniste, fut, dans sa jeunesse, antisémite. Il fut antisémite par prudence, par diplomatie. »

C’est ainsi que les premiers textes de Bernard Lazare sont fréquemment utilisés par des publicistes d’extrême droite, tels que Coston, Soral, au service de leur propagande anti-sémite.

On comprend donc que l’Affaire Dreyfus va être, pour Bernard Lazare, l’occasion d’une métamorphose existentielle de son rapport au judaïsme.

Ses premiers textes n’en contiennent pas moins une dénonciation virulente et une analyse étayée de l’anti-sémitisme. Il polémique d’ailleurs régulièrement avec Drumont qui a fait paraître en 1886 La France juive et se bat en duel contre lui en juin 1896.

Bernard Lazare est bien l’un des premiers dreyfusards. En 1894, il est approché par Mathieu Dreyfus pour participer à la défense d’Alfred Dreyfus qui vient d’être arrêté et est accusé de trahison. Il écrit, coup sur coup, deux mémoires sur le cas de Dreyfus, et publie en Belgique, en novembre 1896, la deuxième version L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire.

Un passage du mémoire s’adresse aux anarchistes :

« Il est des hommes pour qui la liberté et la justice ne sont pas des vains mots. A eux je vais parler… »

Par la suite, Bernard Lazare sera écarté de la défense d’Alfred Dreyfus. Mais il continuera par ses propres moyens à participer au mouvement dreyfusiste.

Il se rapproche un temps de Théodore Herzl qu’il estime. Il soutient les Juifs roumains et russes et les Arméniens.

Le rôle de Bernard Lazare dans l’Affaire Dreyfus peut être compris de différentes manières. Après une longue période d’oubli, il y a une certaine tendance à redécouvrir cette figure historique, et son importance.

Une fois rappelé que Bernard Lazare était anarchiste, nous voudrions comprendre en quoi son action comme dreyfusard peut être considérée comme telle, voire rattachée, à un point ou à un autre, au mouvement libertaire. Cette question est centrale : l’engagement en faveur de Dreyfus correspond chez lui à une nouvelle relation à son identité juive ; cette prise de conscience et sa traduction concrète dans une activité anti-raciste, contre l’anti-sémitisme, et sioniste, se sont-elles faites dans la continuité de son orientation libertaire, ou, au contraire, en y renonçant ?

Nous soutenons qu’il est plus réaliste de considérer que, s’il y a bien un tournant chez Bernard Lazare sur la question du judaïsme, il n’y a pas substitution de la deuxième orientation, ni oubli de la première : c’est en tant que juif et libertaire que Lazare agit comme dreyfusard, c’est sans oublier qu’il est libertaire qu’il devient anti-raciste et sioniste. Cette position est ce que nous retenons des textes de Philippe Oriol.

Bernard Lazare n’est pas un « pur intellectuel ». C’est un politique et un polémiste. Ce sont d’ailleurs ses qualités de polémiste qui le désigneront à Mathieu Dreyfus pour rédiger le premier mémoire. Lazare compte de nombreux contacts, non seulement chez les intellectuels, mais aussi chez les militants. En réalité, il est au centre d’un réseau d’anarchistes et de socialistes révolutionnaires qu’il va mobiliser pour former une des principales composantes des dreyfusards. Nous donnerons plusieurs exemples de ce « réseau Lazare ».

Bernard Lazare fait la liaison, sur un plan de coordination pratique et organisationnelle, entre le groupe des bourgeois juifs dreyfusards (Famille Dreyfus, Rothschild), et les libertaires. Il permettra ainsi le financement et la publication de journaux et de tracts.

Grâce à Philippe Oriol et Allia, nous pouvons faire cette lecture remarquable :

« Les anarchistes ont lu avec intérêt cette brochure, qui leur a paru faite sans passion ; elle est dirigée surtout contre les catholiques, et préconise la lutte contre le capital, qu’il soit d’une religion ou d’une autre. -Les Juifs anarchistes sont enchantés. – Mayence (Gustave) distribue des brochures à Batignolles. – Il va sans dire que M. Tadée Natanson, le Juif directeur de la Revue Blanche est tout dévoué à cette publication…

…Il reçoit bien des littérateurs du parti et des acteurs de « l’œuvre » …

…M. Bernard Lazare a d’autant plus de visiteurs qu’il n’est pas difficile pour secourir un anarchiste dans la peine. – D’autre part, on le sait bien avec les Rotschild , et c’est de ce côté que certains littérateurs attendent des fonds pour lancer les publications tant annoncées. »

Ce texte aussi remarquable par son style que par son contenu nous ferait presque regretter le temps des Renseignements Généraux d’où il émane. Il figure à la fin de « La Question Juive » et va à l’essentiel quant au lien entre l’anarchie et le dreyfusisme de Lazare.

Son anarchisme se reflète encore dans l’évolution de sa position à l’égard des Juifs allemands ou polonais. Il passe d’un mépris affiché de bourgeois et d’israélite assimilé à la reconnaissance politique d’une même communauté. Il reconnait son peuple. Sa prise de conscience est simultanément culturelle et sociale. Le même mouvement se produira à l’égard des ouvriers juifs.

Enfin c’est son engagement anarchiste qui, en marge de l’Affaire, le retiendra de suivre complètement Herzl et l’amènera à formuler les bases du sionisme libertaire, autour de l’idée de nation et non d’état.

2/ PIERRE QUILLARD

Pierre Quillard (1864-1912) est défini dans le Maitron, et par Maitron lui-même, comme « proche des anarchistes ». C’est une personnalité attachante dont le parcours politique est étonnamment moderne.

Critique littéraire et poète symboliste, il sympathisa avec les opinions anarchistes. On le voit écrire dans les Entretiens politiques et littéraires, anarchistes en 1892 et l’En-Dehors (1891-1893) de Zo d’Axa. Il collabore aussi aux Temps nouveaux, le journal anarchiste français le plus lu de l’époque, animé par Jean Grave. En 1899, il fonde une école libertaire pour adultes avec le même Grave.

Ami intime de Bernard Lazare, il devient dreyfusard grâce à lui. Il collabore au Journal du Peuple de Sébastien Faure (voir plus bas). Il prend l’initiative de publier dans un gros volume la liste de tous les souscripteurs à la campagne organisée en faveur de la veuve du commandant Henry, faussaire anti-dreyfusard. Ce Monument Henry est un véritable tableau sociologique de la France anti-sémite de l’époque. Il témoigne en faveur d’Emile Zola lors de son procès, en dépit de leurs divergences artistiques, et donne un grand nombre de conférences, de l’ordre d’une centaine, en faveur de Dreyfus. Après la mort de Bernard Lazare, Pierre Quillard entretient sa mémoire ; il est notamment à l’origine du monument Lazare à Nîmes.

Quillard n’appartenait à aucun parti. Mais en 1898, il fait partie des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme, association dreyfusiste dont il sera le secrétaire général en 1911 et 1912.

Il était surtout connu pour son engagement en faveur de la cause arménienne. Il a largement contribué à faire connaître les massacres « hamidiens » perpétrés par l’Empire ottoman. Il était le principal animateur du journal Pro Armenia de 1900 à 1908.

Il s’est engagé aussi contre les crimes commis à l’encontre des populations colonisées du Congo, la violation des droits de l’homme en Pologne, les pogroms contre les Juifs en Russie.

Lorsqu’il mourut, Pierre Monatte écrivit dans La Vie ouvrière : « La classe ouvrière perd en lui l’un des rares intellectuels qui, sans rien lui demander non plus qu’aux pouvoirs, font ce qu’ils peuvent et restent droits. »

Anarchiste, dreyfusard, défenseur des hommes et des peuples, Pierre Quillard mérite grandement de sortir de son oubli actuel.

3/ FERNAND PELLOUTIER

Fernand Pelloutier (1867 – 1901) est proche aussi de Bernard Lazare, auquel il a été présenté dès son arrivée à Paris, avant même de devenir anarchiste.

En 1896, il se rattache au noyau qui vise à fusionner anarchistes et socialistes anti-parlementaires, et qui joue un rôle clé (voir ci-dessous) dans le mouvement dreyfusiste.

Le 1er décembre 1897, il fait connaître dans son propre journal, « L’Ouvrier des Deux Mondes » le deuxième mémoire de Bernard Lazare sur l’Affaire.

Devenu le principal animateur de la Fédération nationale des bourses du travail, il intervient, fin janvier 1998, lors de la réunion du Comité Confédéral de la CGT, pour pousser le syndicat à s’engager dans l’affaire :

« Nevers (Pelloutier) est d’avis qu’il convient pour les révolutionnaires d’entrer en lutte, car ce n’est pas seulement le droit qu’il s’agit de défendre, c’est notre sûreté qui sera compromise si la réaction militaire et cléricale triomphe ». (Izrine, p 101).

La CGT lance un manifeste appelant les travailleurs à rejoindre le camp des dreyfusards et de la République.

En Octobre 1998, il signe le manifeste de la « Coalition révolutionnaire » qui rassemble l’extrême gauche dreyfusiste.

Début 1899, l’Ouvrier des deux mondes dénonce à nouveau l’anti-sémitisme comme « nouvel auxiliaire à la réaction et un adversaire de plus au socialisme ».

Le 6 juin 1899, il co-signe dans le quotidien dreyfusiste Le Journal du Peuple, l’appel à manifester à Longchamp pour la défense de la République, à la suite de l’agression du nouveau Président de la République, Emile Loubet.

Après l’Affaire, Pelloutier sera l’un des rares libertaires à soutenir l’engagement sioniste de Bernard Lazare.

Evoquant l’anti -sémitisme à gauche, l’historien Michel Dreyfus écrit ceci :

« Il semble donc qu’il existe alors un certain antisémitisme ouvrier, mais il apparaît peu dans le discours syndical qui adopte sur la « question juive » une position beaucoup plus neutre que celle des socialistes : de 1893 à 1897, la Fédération nationale des bourses (FNB) ne semble tenir aucun propos antisémite.

Cette modération s’explique en partie par la forte influence, dans le monde syndical, de Fernand Pelloutier qui est resté fidèle au républicanisme de sa jeunesse ».

N’ouvrons pas le débat sur cette notion de « républicanisme de jeunesse ». Ce qu’il faut, en revanche, souligner avec force, c’est la portée de l’engagement de Pelloutier.

Pelloutier prend position sur l’affaire dans la continuation de Bernard Lazare ; et dès qu’il a gagné une certaine notoriété, il s’engage dans le mouvement lui-même. L’Affaire Dreyfus n’est pas seulement une bataille judiciaire et d’opinion. Les nationalistes et les anti-dreyfusards s’efforcent de rallier à leur cause les masses ouvrières qu’elles croient gagnées à l’anti-sémitisme, dans la perspective, pour les plus extrémistes, d’un renversement de la république. L’engagement d’une partie des militants syndicaux, derrière Pelloutier et les Bourses du travail, joue donc un rôle fondamental. Elle va largement faciliter l’occupation de l’espace public, à l’occasion des manifestations, meetings, conférences, dont les anarchistes sont les moteurs au sein du mouvement dreyfusard. Enfin Pelloutier n’hésite pas à s’engager dans la bataille pour la République, bataille défensive, d’un point de vue anarchiste, mais qu’il considère comme nécessaire pour ne pas perdre les libertés et les positions gagnées dans le cadre du système parlementaire. Il suffit de rappeler, en contraste, que non seulement une partie de la gauche, les socialistes de Jules Guesde, refusera de s’engager dans le combat pour Dreyfus, mais qu’on avait déjà pu voir des présumés révolutionnaires, notamment chez les blanquistes, rejoindre les rangs des partisans de Boulanger, puis de Déroulède. On sait que ce débat est d’une certaine actualité.

4/ FÉLIX FÉNÉON

Il n’est pas nécessaire de présenter l’anarchisme de Félix Fénéon (1861 – 1944). Il écrivit discrètement dans L’En dehors, La Revue anarchiste, la Revue libertaire, et Le Père Peinard. Il assura même la continuité de L’En dehors lorsque Zo d’Axa, son animateur, fit des séjours en prison. Un épisode célèbre est sa propre défense lors du Procès des Trente, où, poursuivi pour association de malfaiteurs, il ridiculisa l’accusation.

En ce qui concerne sa participation au mouvement dreyfusiste, les principaux éléments en sont présentés sur le site du Dictionnaire de l’Affaire Dreyfus de Philippe Oriol.

Fénéon participa à de nombreuses pétitions : protestations de janvier 1898, Adresse à Zola, souscription pour offrir une médaille à Zola, protestation en faveur de Picquart, souscription pour « propager la vérité ».

Il se verra cependant reprocher par le dreyfusard Jean Ajalbert son peu d’empressement à engager la « Revue Blanche » dont il était le rédacteur en chef dans le combat pour Dreyfus. Il répondit, le 19 janvier 1898, sans véritablement convaincre, que : « La Revue Blanche…ne peut s’occuper d’une affaire judiciaire que quand elle est devenue d’intérêt général, ce qui est le cas de l’Affaire Dreyfus depuis peu de jours seulement ». Fénéon entre donc plutôt dans le groupe des dreyfusards ralliés à l’appel de Zola, en janvier 1898.

Cependant, à partir de 1998, la Revue Blanche devient passionnément dreyfusienne. D’après G. Leroy, l’Affaire apparaît dans quinze articles en 1998, et vingt-quatre en 1899, « soit une proportion respective de 5,20 % et 7,5 % des sommaires au cours de ces deux années ». Le siège du périodique était un des lieux de rencontre des intellectuels dreyfusistes.

Parmi les textes consacrés à l’Affaire, la contribution, intitulée « Protestation », et non signée, dans la Revue Blanche de février 1898, est une des meilleures analyses de l’affaire, et, surtout, des positions des différents partis politiques, qui mérite encore d’être étudiée comme telle. G. Leroy attribue ce texte à Lucien Herr. Le Dictionnaire de l’Affaire Dreyfus y voit la marque probable de Fénéon.

5/ ANARCHISTES ET ALEMANISTES

Dans un article fondateur, Guillaume Davranche a montré comment, à partir de 1893, certains leaders anarchistes français avaient fait le choix de « tendre la main à l’aile gauche du socialisme plutôt qu’aux individualistes et insurrectionnalistes. »

« Mais ce réancrage dans le socialisme ne signifie pas faire profil bas pour se faire accepter dans une famille où la social-démocratie allemande est de plus en plus influente. Il s’agit de revendiquer l’étiquette socialiste justement dans le dessein de contester la prééminence sociale-démocrate.

La stratégie déployée sur la période 1893-1900 consiste donc – comme en écho aux débats de la Première Internationale – à exacerber la bipolarisation du mouvement ouvrier international : d’un côté, le socialisme étatique et parlementaire, dont le marxisme est en passe de devenir la référence commune ; de l’autre, le socialisme extraparlementaire, voire antiparlementaire, qui gagne du terrain dans les syndicats ouvriers et dans les fractions de gauche du socialisme européen, et dont l’anarchisme peut constituer l’aiguillon politique ».

Parmi les leaders anarchistes concernés, Davranche cite : Lazare, Hamon, Pelloutier, Pouget. Quant à l’aile gauche du socialisme, il s’agit essentiellement du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, ou Parti « allemaniste » d’après le nom de son animateur, Jean Allemane.

Il est frappant de constater que ce projet de rapprochement, qui échouera finalement, semble, sur bien des points, se superposer à la mise en place de la composante radicale du mouvement dreyfusiste. Chronologiquement, la correspondance est parfaite. Les anarchistes engagés dans cette tentative se trouvent être des dreyfusards de la première heure, et de premier plan, comme Lazare et Pelloutier. Les allemanistes, Allemane lui-même et Charnay, représentent, dans le camp socialiste, la tendance dreyfusarde. Le plus célèbre des dreyfusards allemanistes est Lucien Herr, bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure, figure majeure représentative de cette mobilisation nouvelle des « intellectuels » qui caractérise l’Affaire.

L’alliance allemanistes-anarchistes sera au cœur de la « Coalition révolutionnaire » appelant les citoyens à « disputer aux bandes réactionnaires la rue glorieuse, la rue des revendications énergiques, la rue des barricades ».

Un des apports les plus remarquables des libertaires au mouvement pour Dreyfus aura été cette capacité de tisser des alliances fructueuses, de type stratégique avec les syndicalistes, les socialistes révolutionnaires, les démocrates radicaux, et de type tactique, avec les républicains parlementaires laïques.

6/ SÉBASTIEN FAURE ET ÉMILE POUGET

Sébastien Faure (1858 – 1942) est probablement, avant l’Affaire, le plus connu des conférenciers anarchistes. En l’absence de parti anarchiste, les journaux jouent un rôle fédérateur certain. Précisément Sébastien Faure anime Le Libertaire, fondé en 1895. Les deux autres journaux importants sont Les Temps Nouveaux, de Jean Grave, qui campent longtemps dans la neutralité, avant de soutenir modérément le dreyfusisme, et Le Père Peinard d’Emile Pouget.

Le Libertaire est le premier hebdomadaire anarchiste à s’engager du côté des dreyfusistes. Son premier objectif est d’exploiter l’affaire pour critiquer l’armée, la justice, l’état, l’église. Le 15 janvier 1898, Le Libertaire organise un grand rassemblement, auquel participe Louise Michel, pour protester contre le huis clos du procès. Faure se convainc progressivement de l’innocence de Dreyfus.

Le 17 janvier 1898, deux jours après l’appel de Zola, il entraîne une centaine d’anarchistes et d’allemanistes dans une confrontation bien menée contre un meeting d’un millier d’auditeurs de la Ligue antisémitique de Jules Guérin.

La formule – relativement – célèbre de Péguy « Les anarchistes sont les seuls à répondre au cri de guerre de Zola » date de février 1898. Plus tard, dans « Notre Jeunesse », il la confirmera ainsi : « La discipline des anarchistes, notamment, fut admirable ».

A partir de septembre 1898, Faure prend la défense de Dreyfus dans une perspective humaniste.

Mais la mobilisation des anti-dreyfusards, anti-sémites et nationalistes le conduit rapidement à adopter une ligne d’unité avec les républicains dreyfusistes.

En octobre 1898, est formée une Coalition révolutionnaire pour unir les « républicains, démocrates, libres-penseurs, socialistes, révolutionnaires, libertaires » contre « les partis de réaction […] : cléricaux, royalistes, césariens, antisémites, nationalistes » et défendre « la liberté ». Le manifeste est signé notamment par Jean Allemane, Aristide Briand, Broussouloux, Sébastien Faure, Janvion, Fernand Pelloutier, Emile Pouget. La coalition réunit les partisans du rapprochement allemanistes-anarchistes, et les animateurs du Libertaire.

Comme l’explique Nelly Wilson (« Bernard Lazare », 1978) : « le comité de coalition révolutionnaire organisait des contre-manifestations, défendait les orateurs dreyfusards lors de réunions dans tout le pays, et agissaient comme gardes du corps protégeant les témoins à l’entrée et à la sortie des procès ».

A la fin 1898, Sébastien Faure publie « Les Anarchistes et l’Affaire Dreyfus », une des principales sources sur l’histoire de l’Affaire.

En 1899, il s’engage sans réserve dans le dreyfusisme. Il suspend la parution du Libertaire, et lance, avec Emile Pouget, Le quotidien Le Journal du Peuple, tribune du « dreyfusisme radical », sans être exclusivement anarchiste. Le journal, qui connaitra 300 numéros, est financé par le Comité de défense contre l’anti-sémitisme, par l’intermédiaire de Bernard Lazare. Comme le constate Jean Marc Izrine, on retrouve au Journal du Peuple les plumes les plus fameuses du dreyfusisme radical : Emile Pouget, Octave Mirbeau, Michel Zévaco, Laurent Tailhade, Adolphe Retté sans oublier les correcteurs, parmi lesquels Albert Libertad.

La suspension par Faure du Libertaire et par Pouget du Père Peinard pour permettre le lancement et le succès du Journal du Peuple est un acte politique considérable par sa portée – elle fait du combat pour Dreyfus l’axe tactique central des anarchistes – et ses effets, puisqu’elle va renforcer le mouvement dreyfusiste de l’engagement pratique de nombreux libertaires. On comprend difficilement que certains commentateurs puissent traiter cet épisode majeur comme un événement marginal.

Les manifestations sont particulièrement nombreuses et importantes en 1899. Le 11 juin, Sébastien Faure et l’équipe du Journal du Peuple participent à la manifestation de Longchamp, pour dénoncer la tentative de coup d’État, à la suite de l’agression contre le président Émile Loubet. Le 21 août, le Journal du Peuple appelle à manifester contre les anti-sémites et les Jaunes de Jules Guérin retranchés dans le « fort Chabrol ». Sébastien Faure est arrêté par la police, avec Ferrière et Dhorr, et mis en détention provisoire.

Sébastien Faure fut assez vite critiqué à l’intérieur du mouvement anarchiste. Le journal La Croix moquait les « anarchistes de gouvernement ». A la fin de l’Affaire, lorsque la parenthèse de l’unité démocratique se referma et que la bourgeoisie libérale pût étaler sa déloyauté sans complexes, il joua le rôle de bouc émissaire : il était celui qui avait compromis les anarchistes.

7/ MILITER POUR DREYFUS : AMERTUMES

La bourgeoisie libérale, les nouveaux partis radicaux et socialistes n’avaient aucunement l’intention de reconnaitre leur dette à l’égard des libertaires. L’Affaire Dreyfus avait été leur tremplin pour une conquête et un exercice plein et entier du pouvoir. Ils ne comptaient nullement honorer le souvenir commun de l’unité démocratique oppositionnelle. Il n’y aurait pas d’« esprit Dreyfus ». Certains individus pourraient se définir, avec un certain sérieux et une forme d’authenticité, comme « dreyfusards » ; ce n’est pas en tant que tels qu’ils occuperaient le pouvoir. Le succès de Dreyfus devait être imputé tout entier aux ténors des trois représentations : la représentation judiciaire, l’intellectuelle et la parlementaire. Zola et Jaurès furent héroïsés, les libertaires et la fraction populaire du mouvement « invisibilisés » comme on ne disait pas alors. La chose mérite un petit tableau.

Bernard Lazare mourut en 1903 à trente-huit ans. Il avait déjà été mis « en deuxième ligne » de la défense de Dreyfus. On avait même ensuite oublié son rôle. Aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, certains avocats de Dreyfus, de même que Picquart, reprochaient à Lazare de trop mettre en avant l’anti-sémitisme des ennemis de Dreyfus, d’organiser une défense juive de Dreyfus. Ils voulaient cantonner la défense de Dreyfus à la question de l’injustice et des diverses falsifications. La puissance polémique de Lazare était appréciée jusqu’à un certain point, mais pas son orientation libertaire. Philippe Oriol indique que, de son vivant, déjà, Lazare aura à lutter contre l’oubli :

« En 1903, en repos à Grasse, malade, fatigué par les incessants combats qu’il avait menés, il fut fort contrarié par la publication d’un Précis de l’Affaire Dreyfus signé du Docteur Oyon et préfacé par Anatole France. Lazare avait été tout simplement oublié par son compagnon de lutte. Rien de ce qu’il avait fait, rien de ce qu’il avait écrit, le premier, à un moment où il était à peu près le seul à défendre Dreyfus, n’y était mentionné. « Nul ne s’occupait de l’affaire, sauf la famille Dreyfus », avait-il pu y lire. »

L’échec du rapprochement entre allemanistes et anarchistes est un autre élément du tableau. Pelloutier se tourne -et avec quelle efficacité ! – vers les syndicats. Mais Herr regarde du côté des grands politiques, à commencer par Jaurès qu’il arrive à convaincre. Quelque chose s’est brisé dans la confiance entre libertaires et intellectuels qui ne se reconstituera jamais au niveau caractéristique des dernières années du XIXème siècle.

Autre moment : Sébastien Faure en détention ! Certes c’est une décision d’un tribunal mais le gouvernement est celui de Waldek Rousseau, où siège un socialiste indépendant, Millerand. La majorité républicaine récompense bien mal les dreyfusistes. Il s’agit des suites de Fort Chabrol. A la fin du rassemblement, quelques jeunes manifestants, opposés aux anti-sémites, ont été interpellés par la police, à la suite de bris dans une chapelle. Le procureur demande des peines extravagantes et aggravées pour deux jeunes parce qu’ils sont Juifs. Albert Libertad, présent au procès, signe l’article du Libertaire du 7-13 Janvier 1900 sous le titre « Assassins patentés » :

« Condamnez Mordo, il est bulgare, en France depuis seulement quatorze ans : sus à l’étranger ;

Condamnez Wertheimer, il est Juif ! sus aux Juifs ;

Condamnez Benhaim, il est intelligent ! il est pauvre ! il est juif !!! sus, sus au pauvre Juif intelligent…

…Il n’y a nulle preuve contre eux, dites-vous ? Qu’importe ?

…Benhaim, la tête remplie d’X et d’Y, ne songe pas à manifester, qu’importe ?

…[Le procureur] Bonnet l’a dit d’un air saccadé, rageur, les dents serrées, en prononçant ces mots : idées avançées, étranger, juif.

…Victoire, victoire, nationalistes, antisémites, un bon point à Bonnet le pourvoyeur, un bon point au jury dans son anonymat canaille.

Mordo, l’étranger, le Bulgare, Wertheimer, Benhaim, les Juifs ont leur vie brisée.

…Aux appels féroces du Bonnet à la haine mesquine entre races, entre pays ;

Aux actes ignobles du jury cannibale de la Seine ;

Répondons par des appels terribles à la haine de tout ce qui est autorité, caste, religion, de tout ce qui fait l’oppression : poids séculaire écrasant la liberté. »

On n’en avait pas fini avec l’injustice et l’amertume. Il y eut encore la série des « Dreyfus ouvriers », le syndicaliste libertaire Jules Durand (procès en 1910), le soldat Rousset (1912). Scandaleux et dramatique, le cas du docker Jules Durand ne suscita aucune mobilisation des intellectuels. Le commandant Alfred Dreyfus, lui, signa la pétition pour Rousset.

L’amertume et le dégoût qui saisirent nombre de libertaires et d’esprits critiques après l’Affaire sont donc aisément compréhensibles. Il n’est pas facile de suggérer l’état d’esprit des uns et des autres à l’égard de l’Affaire, une fois qu’elle fût close. C’était comme un théâtre qui vient de fermer ses portes. Péguy exprima sa nostalgie et son mépris de la politicaillerie dans « Notre Jeunesse ». Personne ne se mit au travail pour tirer le bilan politique de l’Affaire Dreyfus et l’intégrer à sa propre doctrine. Les libertaires ne donnèrent même pas le sentiment de revendiquer ce combat comme le leur.

Au-delà de l’amertume, pourtant, des principes nouveaux avaient été posés ; des pistes avaient été ouvertes ; une culture politique originale s’était esquissée.

La « question juive » était devenue explicitement une question politique, et la lutte contre l’anti-sémitisme un chapitre à part entière du combat pour l’émancipation. L’Affaire avait été, pour les libertaires, comme pour tous les protagonistes du dreyfusisme, l’expérience historique d’une prise de conscience, comme le démontrait le parcours de Bernard Lazare, ou même la nouvelle implication de Jean Grave contre l’anti-sémitisme, à la fin de l’Affaire.

L’Affaire Dreyfus joue aussi comme un événement qui ouvre la voie à une autre culture politique, à une opposition inédite : la défense des peuples, des minorités et des hommes, l’anti-colonialisme, l’anti-militarisme. La lutte contre le nationalisme et la xénophobie anticipe sur l’anti-fascisme. La dénonciation du cléricalisme prépare les mouvements dans le domaine des mœurs.

Pour les libertaires, l’Affaire Dreyfus n’était pas seulement une affaire judiciaire. C’était une prise de conscience et une mobilisation. En 1898 et 1899, surtout, ils s’impliquent dans un combat politique tactique bien éloigné des supputations sur l’insurrection ou la grève générale. Pourtant ils n’arrivent pas à prendre l’initiative à la fin de l’Affaire, ni à tirer une nouvelle légitimité politique de l’épisode, sauf chez les ouvriers juifs.

La question des alliances est comparable. Dénués du sectarisme caractéristique des partis socialistes, les libertaires ont réussi à passer les alliances nécessaires dans une perspective d’opposition démocratique. Lorsqu’une partie de leurs alliés entrent au gouvernement, ils sont, dans l’ensemble, impréparés et dépourvus. Pourtant cela n’empêchera pas des alliances ponctuelles, par exemple dans le domaine des expériences éducatives, ou des Universités populaires.

Nous avons commencé cet article dans le but de donner des éléments de réponse à certains lecteurs qui s’interrogeaient sur la réalité de l’engagement dreyfusiste des anarchistes. Nous le finissons sur cette question : en 2025, sommes-nous bien assurés d’avoir tiré les leçons de l’Affaire Dreyfus ?

SOURCES :

(Introduction)

Vincent Duclert, « L’affaire Dreyfus », La Découverte, 1994-2025

Philippe Oriol, « L’Histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours », 1500 pages, Les Belles Lettres, 2014.

Jean Marc Izrine, « Les libertaires dans l’affaire Dreyfus », préambule de Guillaume Davranche, Éditions Alternatives libertaires, 2012

(Bernard Lazare)

Bernard Lazare, « L’Antisémitisme : son histoire et ses causes », Léon Chailley, 1894

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k823703.texteImage

Bernard Lazare, « La Question Juive », édité par Philippe Oriol, Editions Allia, 2012

Bernard Lazare, « L’Affaire Dreyfus, Une erreur judiciaire », édité par Philippe Oriol, Editions Allia, 1993

Philippe Oriol, « Bernard Lazare », Stock, 2003

Philippe Oriol, « Bernard Lazare : le premier qui se leva pour le Juif martyr », in Mil Neuf Cent, Revue d’histoire intellectuelle, « Comment sont-ils devenus dreyfusards ou anti-dreyfusards ? », 1993

https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1993_num_11_1_1082

Philippe Oriol, « Reconsidérations sur Charles Péguy, Bernard Lazare, et l’Affaire Dreyfus »

Sylvain Boulouque, « Les paradoxes des anarchistes face au sionisme et à la naissance de l’État d’Israël », Archives Juives, 2003/1. Vol 36. « Aspects de la presse juive entre les deux guerres ».

https://shs.cairn.info/revue-archives-juives1-2003-1-page-100?lang=fr

(Pierre Quillard)

Gilles Candar, Emmanuel Naquet et Philippe Oriol, « Pierre Quillard, écrivain, défenseur des hommes et des peuples » dans Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 10 octobre 2019 

https://books.openedition.org/pur/124974

Agnès Vahramian, « De l’affaire Dreyfus au mouvement arménophile : Pierre Quillard et Pro Armenia », Revue d’histoire de la Shoah, 2003/1

https://books.openedition.org/pur/124974

(Fernand Pelloutier)

Guillaume Davranche, Notice Fernand Pelloutier, Dictionnaire Maitron

Michel Dreyfus, « L’anti-sémitisme à gauche…aussi », in Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Gilles Manceron et Emmanuel Naquet, Presses universitaires de Rennes :

https://books.openedition.org/pur/124812

(Félix Fénéon)

Philippe Oriol, article « Félix Fénéon », in Dictionnaire de l’affaire Dreyfus.

https://dicoaffairedreyfus.com/?s=f%C3%A9lix+f%C3%A9n%C3%A9on

Géraldi Leroy, « L’Affaire Dreyfus dans la Revue Blanche », in Les Représentations de l’Affaire Dreyfus dans la presse et à l’étranger, Colloque de Saint Cyr sur Loire 1994, Université François Rabelais, Revue Littérature et Nation.

http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/bibliotheque/items/show/19

(Allemanistes et anarchistes)

Guillaume Davranche, « Pelloutier, Pouget, Hamon, Lazare et le retour de l’anarchisme au socialisme » in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique112-113 | 2010

(Sébastien Faure)

Sébastien Faure, Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus (1898), présentation de Philippe Oriol. Éditions CNT, 2002.

(Militer pour Dreyfus : Amertumes)

Albert Libertad, « Assassins patentés », Le Libertaire n°10 du 7-13 janvier 1900, in « Et que crève le vieux monde ! », Mutines Séditions, 2018

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