
Les Obscurs
24/02/2025
Nous préparons une série de notes sur le tournant actuel des relations internationales ; voici la première.
Dans certaines situations politiques, tout semble d’abord dépendre des caractéristiques psychologiques et de l’état d’esprit d’un ou plusieurs protagonistes majeurs.
Pour comprendre le tournant actuel des relations internationales, qu’il est difficile de ne pas appeler « crise », il faut savoir ce qui se passe dans le crâne de Trump. Ou plutôt, il faudrait savoir, puisque nous n’y sommes pas et qu’une telle projection a quelque chose de répugnant. Nous en sommes donc réduits à nous mettre « à la place » de Trump. C’est là d’ailleurs un exercice classique, depuis Sun Tzu, de connaissance de l’ennemi dans les situations conflictuelles. Généralement, se projeter à la place de l’ennemi ou de l’adversaire produit l’éclairage initial qui permet de mettre en perspective l’analyse du rapport de forces. Ici c’est la condition même pour connaître la situation des forces en présence et l’enchainement des opérations. Se mettre à la place de Trump, c’est le considérer comme stratège et cerner sa stratégie.
Trump, stratège ?
La position de stratège est celle de la rationalité, de la logique. Elle est évidemment rassurante, ce pourquoi tous les amateurs de « wishful thinking » se sont précipités sur les notions de « politique de la force » ou d’ «approche transactionnelle ». Le raisonnement semble être le suivant : si Trump se comporte en stratège, il doit bien avoir au moins quelques éléments de stratégie qui vont permettre d’interpréter son action ; en sens inverse, si une stratégie semble se dessiner, elle renverra à un certain comportement, compréhensible, de Trump, comme homme, président, milliardaire.
Essayons de situer cette stratégie. Trump, pensant et agissant comme chef d’état, semblerait considérer que la Chine est devenue le véritable ennemi des Etats-Unis. Les intérêts vitaux des USA ne seraient plus menacés sur le continent européen depuis l’effondrement du communisme. Trump voudrait diminuer ses forces militaires et ses financements de tous ordres en Europe pour les redéployer en Asie. Il voudrait aussi dissocier Russes et Chinois.
Ainsi formulée, cette stratégie est rationnelle, en tout cas, plus rationnelle que celle suivie notamment par Clinton et qui avait favorisé le développement économique de la Chine et consolidé le totalitarisme chinois. Elle est certes une information désagréable pour les groupes de pouvoir à la tête des pays européens occidentaux qui ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Elle ne constitue pas, pour autant, une surprise, se situant dans une certaine continuité avec la ligne d’Obama, dite « la théorie du pivot asiatique ».
Mais la même ligne générale stratégique se présente sous deux versions. Avec Obama et le courant dominant du Parti démocrate, les Européens sont supposés relayer, avec plus ou moins de bonne grâce, l’effort américain. Avec Trump, un nouveau type d’équilibre des forces doit être trouvé entre les Européens et les Russes, et géré par eux-mêmes, sous le haut et rémunérateur parrainage des Américains, qui n’hésiteraient pas, pour y arriver, à tordre le bras de leurs ex-alliés. Pour le moment, il semble prématurer de parler comme certains, de retournement d’alliance général, de « duplice », ou de « Sainte-Alliance ». Cependant, le renversement des alliances est effectif, et doit être dénoncé comme tel, avec l’Ukraine. L’autre caractéristique majeure de cette stratégie, dans la version Trump, est en effet de chercher à détacher la Russie de son allié chinois, quitte à lui céder beaucoup.
Deux questions se posent alors :
Cette stratégie du « Trump stratège » est – elle, non seulement logique, mais réaliste ?
Cette explication – par la stratégie – est-elle la bonne ?
Concentrer ses forces contre la Chine et séparer la Russie de la Chine est certainement une stratégie logique du point de vue américain. Mais elle se heurte à une difficulté majeure : il n’y a aucune raison de faire confiance à Poutine, aucune raison de penser qu’il se contenterait d’une « petite paix » imposée à l’Ukraine. En particulier, Poutine veut un pouvoir à sa botte à Kiev. Dans un contexte de désengagement américain, une relance agressive quelconque de la guerre par Poutine pourrait déclencher des réactions imprévisibles des Européens. En fait, la voie réaliste pour un désengagement militaire des Américains en Europe reste l’association négociée des Européens à l’opération, et suppose de forcer quelque peu les Russes. Alors pourquoi commencer par leur céder sur l’Ukraine ?
Quant à l’idée de dissocier Poutine de Xi, elle se heurte à un autre obstacle: la stabilité, non seulement du régime communiste chinois, mais de la dictature de Xi, supérieure, dans un délai prévisible, à celle de la présidence trumpienne, une variable que Poutine peut difficilement oublier. Finalement, la voie stratégique actuellement envisagée par Trump manque clairement de réalisme.
Reste à savoir si Trump a réellement la volonté de mettre en œuvre cette stratégie. Sans prétendre trancher la question, il est possible de se rapprocher d’une réponse en rappelant quelques données de base. Si une stratégie est arrêtée, elle emporte une certaine direction et une certaine concentration des forces. D’autres directions peuvent être suivies, mais elles ne peuvent être contradictoires avec la direction générale. D’autres forces peuvent être déployées ailleurs, mais pas au risque de mettre en péril le front principal. En un mot, la même stratégie peut être concrétisée par différentes tactiques ; mais deux stratégies antagoniques ne peuvent co-exister.
Or les différentes initiatives de Trump depuis son élection donnent le sentiment d’être lancées en quelque sorte indépendamment les unes des autres, sans subordination, et parfois même sans référence à la stratégie générale. On peut, à cet égard, distinguer trois objectifs ou catégories d’objectifs. Le premier est l’objectif géo-politique stratégique, général, supposé prioritaire, dont nous venons de parler : se désengager de l’Europe pour concentrer ses forces contre la Chine. Le deuxième est un objectif politico-idéologique qui consiste à exporter la logorrhée trumpiste, notamment dans les pays européens, en favorisant la mise en place d’une internationale d’extrême-droite, le rapprochement avec les courants néo-fascistes, et l’ingérence constante dans la vie politique intérieure des autres pays. Les clowneries des néo-fascistes Elon Musk et Steve Bannon, les interventions du Vice Président et de Trump lui-même vont dans ce sens. Un dernier ensemble d’objectifs regroupe les revendications de tous ordres, commerciales avec l’instauration des taxes à l’importation, territoriales (Canada, Groenland, Panama), et contre l’immigration.
Il est évident que, souvent, les trois groupes d’objectifs, loin de se renforcer, apparaissent comme contradictoires. Trump invente de toutes pièces une relation Europe – USA qui n’existe pas, où les Américains sont les dupes des Européens. En réalité, la protection militaire des USA est gagée depuis longtemps par une large et structurelle soumission économique et culturelle de l’Europe aux Etats-Unis. C’est, par exemple, une telle soumission qui a assuré le succès mondial des technologies et des modèles d’affaires américains dans le numérique. Le désengagement US hors de l’Europe aurait nécessairement des conséquences sur l’économie. Si les pays européens acceptent de relancer leurs efforts de défense, ils auront moins, et non pas plus, de raisons de tolérer les pressions américaines, commerciales ou politiques. Ces pressions politiques sont un autre exemple de pollution réciproque des différents objectifs américains. Pour aller vers le désengagement, le plus simple pour l’état américain est de traiter avec les gouvernements tels qu’ils sont et quels qu’ils soient.
Il est certain que Trump veut faire des économies en Europe, se désengager et se concentrer sur la Chine. Mais la cacophonie entre les différents objectifs, la contradiction entre approche classique et pratique « transactionnelle », dignes du gouvernement d’Ubu Roi, incitent à la modération sur la consistance de cet engagement stratégique. La nouvelle situation pourrait ressembler plutôt à un condominium à trois des impérialismes mondiaux, Chine, USA et Russie, dans lequel, chacun pourrait, pendant une certaine période, resserrer sa domination sur une zone concédée par les deux autres: une sorte de « Permis d’envahir, de dominer et d’exploiter ».
Ce Trump Ubu pense pouvoir transgresser les règles les plus anciennes du politique : il pourrait le payer cher.