Sur la « Révolution Nationale » du RN

Par André Viète

Pierre-Yves Bocquet vient de publier dans la collection Tracts de Gallimard, un essai intéressant intitulé « « La Révolution Nationale » en 100 jours, et comment l’éviter ».

Le directeur-adjoint de la Fondation Mémoire de l’esclavage, ancien « conseiller mémoire » de François Hollande, veut démontrer que la portée de la principale mesure du programme du Rassemblement National, le « référendum sur l’immigration », va bien au-delà d’une politique anti-immigration, mais constitue une « révolution nationale », par son contenu et par le processus juridique qu’elle veut instaurer.

Le projet de loi constitutionnelle « Citoyenneté Identité Immigration » est présentée par Marine Le Pen à la presse en septembre 2021, à la suite de sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle. En réalité ce projet avait été rendu public dès 2018. Il comprenait déjà les principales mesures : suppression du droit du sol, restrictions des régularisations, durcissement du droit d’asile, priorité nationale, recours au référendum. Le 25 janvier 2024, les députés RN déposent à l’Assemblée Nationale une proposition de loi constitutionnelle reprenant le projet de 2021.

Bouleversement de la Constitution

Le prétexte avancé par le RN pour ce que la presse présente comme un simple « projet de référendum du RN sur l’immigration » est de combler des lacunes dans la constitution qui ont abouti à donner une trop grande importance à la jurisprudence, et surtout à la jurisprudence européenne, notamment celle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Bocquet souligne que ce texte qui modifie dix huit articles de la Constitution sur un total de 108, et en crée sept nouveaux est une réforme constitutionnelle fondamentale qui dépasse largement les principes d’une politique de l’immigration, et modifie la hiérarchie des normes entre Constitution et traités internationaux, les modalités de révision de la Constitution, les pouvoirs du Président de la République, jusqu’à la conception de la nation française, à travers la définition d’une nouvelle identité.

Le plus important lui semble être l’inversion de la hiérarchie entre le droit interne et le droit international. En effet, selon un article de ce projet :

« Aucun engagement international de la France, aucune règle du droit international public ou de la coutume internationale, ni aucune décision d’une juridiction internationale ne peut avoir pour effet de remettre en cause la Constitution ».

Pour Bocquet, une telle disposition revient à priver aussi bien les Français que les étrangers de la faculté de saisir les juridictions internationales pour faire reconnaître leurs droits fondamentaux. Le RN prétend ainsi s’inspirer des exemples très démocratiques de la Hongrie et de la Russie, pour s’exonérer de l’application de certaines dispositions contenues dans les traités, sans avoir à dénoncer ces traités.

Xénophobie d’état

L’auteur examine ensuite comment les mesures de restrictions des droits des immigrés et d’accès à la nationalité française, et celles organisant la « priorité nationale » se combinent pour former ce qu’il appelle une « xénophobie d’état », dont la suppression du droit du sol est la clé de voûte.

L’extrait suivant résume bien sa démonstration :

« Ainsi, en s’appuyant sur un discours dénonçant de façon obsessionnelle les immigrés clandestins (à expulser), le projet du RN s’attaque ensuite à l’immigré clandestin qui travaille (privé de régularisation, à expulser également), puis à l’immigré en situation irrégulière (cible de la « priorité nationale », potentiellement expulsable), puis à l’enfant né en France de parents étrangers (qui ne deviendra jamais français [NdE : Suppression du droit du sol], potentiellement expulsable lui aussi), puis au Français bi-national (suspecté, interdit de certaines fonctions) dans une cascades de discriminations qui finit par toucher tous les Français. »

Il faut en effet ajouter que le RN entend aussi supprimer le « double droit du sol » issu de la IIIème République, selon lequel « est Français l’enfant né en France lorsqu’un de ses parents au moins y est lui-même né. » Cette mesure compliquera la preuve de la nationalité française pour tous les Français. 

Commentaire sur la xénophobie d’état

A coup sûr, Pierre-Yves Bocquet donne une indication puissante sur ce que pourrait, et devrait être une critique publique des positions du RN en matière d’immigration, positions que secrètement certains leaders des partis de gauche et d’extrême-gauche estiment impossibles à combattre, et auxquelles ils ne font même plus semblant de s’opposer.

La xénophobie anti-immigrés est une constante de l’extrême-droite. Le RN est ainsi fidèle à sa vieille thématique « La France aux Français ». En même temps, l’immigration n’est rien de plus qu’un prétexte pour mettre en place un nouvel ordre identitaire : c’est le sens de la formule « révolution nationale » utilisée par Bocquet. On remarque pourtant que cette notion d’« identité française», ou de « francité », supposée entrer dans la Constitution, est remarquablement vide. Ce pseudo principe constitutionnel est creux, et comme impossible à définir pour le RN. On note encore que les Français seront, eux aussi, les victimes de cette politique identitaire. Bocquet rappelle, par exemple, les mesures de discrimination à l’égard des bi-nationaux, qui pourraient être interdits d’accès à certains emplois publics, ainsi que l’effacement du « double droit du sol ». Mais, au quotidien, le plus grave serait pour les couples « mixtes » obligés de vivre dans l’angoisse de la situation de précarité constante de la partie étrangère de la famille.

La xénophobie d’état produira de l’injustice et de l’inégalité. Mais par ailleurs, il est tout-à-fait exclus qu’elle apporte une quelconque réponse à la « question de l’immigration ». D’une part, l’approche du RN est purement idéologique. Il ne vise pas à améliorer le sort des populations, ni immigrées, bien sûr, ni françaises, mais à produire un ordre identitaire autoritaire, marqué par la précarisation et la hiérarchie. Dans ce nouvel ordre identitaire, les relations entre Français et immigrés ne seront pas améliorées, mais au contraire constamment déstabilisées et encore plus tendues. D’autre part, leur analyse repose sur l’hypothèse populiste selon laquelle les immigrés viennent en France pour « profiter des avantages sociaux ». Mais les immigrés viennent en France pour fuir la misère, trouver un emploi et de meilleures conditions de vie. Ils ne cesseront pas de venir parce que leur intégration à la société ou celle de leurs enfants à la nation auront été compliquées par une modification de la constitution.

Article 11

A cette première monstruosité juridique, la xénophobie d’état érigée en socle nouveau de la République, Bocquet en associe une autre, celle de la méthode retenue par le RN, le recours à l’article 11 de la Constitution pour réviser la Constitution par la voie référendaire. Il nous est plus difficile de le suivre sur ce point même si sa dénonciation de la tactique adoptée par le RN est efficace.

Commençons donc par le début. L’auteur semble se situer exclusivement dans la perspective de la « démocratie libérale » ou de la « démocratie représentative ». Tout en faisant une référence rapide sur l’aspiration des électeurs à une « démocratie plus directe », et au « référendum d’initiative citoyenne » des Gilets jaunes, il soutient que le recours au peuple est un leurre de démocratie, que le référendum comme outil pour faire adopter les lois « assècherait la démocratie de sa dimension délibérative ». Aucun argument nouveau, ici. Il est certainement intéressant de noter qu’un conseiller proche du Parti Socialiste, en 2025, se situe, sur ce plan, en deçà des positions de Ledru-Rollin ou de Considerant, après 1848, sans parler de Castoriadis (a). Or l’aspiration des électeurs est une réalité et celle des abstentionnistes encore plus. Est-il permis de suggérer qu’une approche inspirée par la démocratie directe constituerait une meilleure réponse à cette aspiration à une démocratie précisément « plus directe », que la reprise des arguments périmés du libéralisme ? En tout cas, elle permettrait de s’opposer sur une base plus solide aux manœuvres du Rassemblement national.

Bocquet dénonce en effet à juste titre la procédure du RN qui, permettant de court-circuiter les assemblées et les conseils, reviendrait à soumettre aux électeurs un texte de loi complet, à prendre ou à laisser, sans débat, ni possibilité d’amendement. On peut craindre cependant qu’une telle procédure, aussi peu démocratique qu’elle soit, semble l’être tout de même plus que la mécanique parlementaire actuelle.

Dans cette partie, encore plus juridique, d’un essai généralement tenté par le juridisme, Pierre-Yves Bocquet soulève la question du recours à l’article 11 pour modifier par référendum la constitution. Il est un opposant de principe à cette méthode. Il qualifie de pratique contestable les deux précédents dus à De Gaulle, en 1962 (élection du président de la République au suffrage universel ; référendum gagné), et en 1969 (réduction des pouvoirs du Sénat et régionalisation ; référendum perdu) et d’ « avis personnel, sans valeur juridique », ce qui est factuel, le point de vue de François Mitterrand pour lequel « l’usage de l’article 11 établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme l’une des voies de la révision concurremment avec l’article 89 ».

Au-delà de ce point de vue de principe, l’auteur n’a pas de mal à montrer les effets potentiellement très dangereux du succès d’un tel référendum sur l’immigration. C’est la partie la plus puissante de sa démonstration :

« Cette victoire légitimera définitivement le recours à l’article 11 pour modifier la Constitution. Ensuite et surtout, parce que le nouveau ou la nouvelle cheffe de l’Etat aura engagé ce référendum selon toute vraisemblance contre l’avis du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat et des assemblées, il ou elle sortira grandement renforcée d’une victoire lors de ce scrutin, tout comme De Gaulle après le référendum du 28 octobre 1962…

…Sa majorité absolue lui garantira de faire passer toutes les lois ordinaires qu’elle souhaite, tandis que l’arme de l’article 11 lui permettra de contourner l’obstruction du Sénat pour les textes pour lesquels son accord est normalement nécessaire…

…On mesure les dangers que créerait une telle évolution : de régime parlementaire semi-présidentiel, la Vème République deviendrait un régime présidentiel plébiscitaire, dans lequel le chef de l’Etat pourrait exercer ses prérogatives sans presque plus de restrictions… »

Pour prévenir ce risque de changement de régime, l’auteur préconise de modifier la Constitution, en intégrant une ligne après le quatrième alinéa de l’article 89 ainsi rédigée : « La Constitution ne peut être révisée que selon les procédures prévues par le présent article. »

Commentaire sur la proposition de réforme constitutionnelle

L’analyse que donne Bocquet du risque de changement de régime, qu’il appelle « Révolution nationale », est sérieuse, même convaincante et devrait être débattue. Nous sommes moins assurés de la solidité de la riposte envisagée.

Il semble évident que le RN pourra largement exploiter le refus d’une procédure de référendum populaire sur la question de l’immigration, présenté comme une nouvelle conspiration de l’« establishment politique », et un autre déni de démocratie. Même dans le cas où la constitution aurait été révisée au préalable en ce sens, comme Bocquet le souhaite, il saura en tirer bénéfice. Dans le cas contraire, aujourd’hui le plus probable, une bataille sur ce thème constitutionnel sera l’occasion d’une explosion de démagogie qui garantira le succès du RN aux élections suivant les présidentielles.

Il nous semble que la confrontation à venir avec le RN devrait se faire frontalement sur ses thèmes politiques caractéristiques, et sans chercher à botter en touche, comme Macron l’avait fait, sur des sujets comme l’incompétence économique, ou l’Europe. Le premier thème où il faut aller débusquer le RN est sa proximité avec Trump et Poutine. La dénonciation de la cinquième colonne souligne ce qu’a de curieux ce patriotisme des nationalistes toujours prêts à pactiser avec les ennemis déclarés et les adversaires de la France. La guerre économique de Trump permet de critiquer la priorité nationale de manière concrète. Il faut oser poser la question de l’immigration en montrant que la xénophobie est non seulement détestable, mais qu’elle ne résoudra en rien les problèmes de relations entre les Français et les immigrés. Il faut à la fois critiquer le thème démagogique du grand remplacement et combattre l’islamisme. L’autoritarisme et l’ « illibéralisme » sont le troisième thème politique sur lequel la lutte contre le RN peut être menée. A cet égard, l’essai de Pierre-Yves Bocquet est une contribution importante. Il est frappant de constater la similitude entre le « coup » de Trump, dénoncé par exemple par Timothy Snyders, et les perspectives de « révolution nationale » analysées par Bocquet. Nous conseillons vivement la lecture de cet essai.

Et l’article d’Alain Giffard « La démocratie directe de pouvoir » :

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