Le militantisme: réponse à Mona Chollet

Photo Constance Krebs

Par Francis Linart

J’ai été attiré par le titre d’un article récent de Mona Chollet, contrastant avec le peu d’intérêt que semble susciter le sujet, « L’extrême-droite ce n’est pas seulement l’extrême-droite ».

La vision qu’elle a de l’hégémonie de l’extrême-droite suppose trois composantes qu’elle décrit ainsi : un piège à deux mâchoires, les politiques néo-libérales et les partis ouvertement néo-fascistes ; la trahison en cours de la démocratie par le capitalisme ; un système totalement verrouillé dans les urnes et dans la rue au service d’une radicalisation réactionnaire.

Mona Chollet présente ainsi les risques de vulnérabilité face à cette radicalisation réactionnaire et à l’hégémonie de l’extrême-droite :

« Dans ce contexte terrifiant, où j’oscille, comme beaucoup, entre l’angoisse et le déni, j’avais envie de souligner trois phénomènes qui ne me semblent pas toujours assez pris en compte autour de moi, et qui contribuent fortement à nous enfoncer dans le piège, nous rendant vulnérables à une prise de pouvoir de l’extrême droite : 1) l’hostilité envers le militantisme ; 2) la sous-estimation de l’islamophobie ; 3) le fourvoiement tragique sur la question palestinienne.

Parce que l’extrême droite, ce n’est pas seulement le RN : ce sont aussi toute l’atmosphère politique et les discours insidieux qui contribuent à son hégémonie, y compris dans des cercles qui s’en imaginent très éloignés, voire qui se vivent comme ses opposants. La radicalisation réactionnaire ne se cantonne pas à la droite et à l’extrême droite ; elle produit des effets dans l’ensemble de la société. »

Je me propose seulement ici de répondre au premier point de Mona Chollet, « l’hostilité envers le militantisme », largement et explicitement appuyé sur le livre de Johan Faerber « Militer. Verbe sale de l’époque ».

Tel que le rapporte Mona Chollet, le degré de salissement du verbe « militer » produit des résultats assez flous.

« Si vous êtes agacé·e par des personnes que vous percevez comme trop « militantes », si vous vous sentez agressé·e par des opinions progressistes que vous jugez trop tranchées, trop véhémentes, tant dans votre entourage que dans le débat public, ou si vous êtes vous-même militant·e et que vous avez l’impression de produire cet effet autour de vous (ou les deux à la fois : ce n’est pas forcément exclu), vous êtes sans doute victime de cette atmosphère idéologique. »

On n’est pas tout-à-fait sûr que la constatation soit au niveau de la tendance annoncée « L’extrême-droite va au-delà de l’extrême-droite ». Mais ce que Chollet veut démontrer, c’est que le « bannissement du militantisme » est nécessaire à la situation décrite plus haut (piège néo-libéralisme/néo-fascisme, trahison de la démocratie, radicalisation réactionnaire). A ce bannissement général se surajoutent, selon elle, la critique du wokisme, et finalement la diabolisation des progressistes présentés comme une menace pour la société. A ce moment-là, le piège se referme sur « nous » (les progressistes, les défenseurs du bien commun). Bref la mise à distance du militantisme est finalement tournée contre ce « nous », ce collectif auquel se réfère Mona Chollet, et fonctionne comme une des opérations permettant le déplacement de l’extrême-droite au-delà de l’extrême-droite.

Une remarque générale, d’abord. Il n’y a aucune raison de penser que le militantisme pourrait ou devrait être l’autre nom de l’activité politique en général, ni même la norme commune des différents formats de l’agir politique. La politique est un faire et une action aux formes multiples. Le principe de pluralité politique suppose l’existence de différentes formes d’activité politique et de différents types d’organisations leur correspondant, sans hiérarchie a priori.

Le moins qu’on puisse dire est que la question n’est pas très nouvelle. Mais, pour rester, dans un premier temps, au point où Mona Chollet situe son énoncé, il apparait que différentes approches – comme autant de moyens pour conjurer ou sortir de la diabolisation du militantisme – étaient concevables, telles que : modifier ce qu’on entend par « militer » ; accueillir d’autres formes d’activité politique à côté du militantisme ; récuser le contenu idéologique supposé correspondre au militantisme. Mais elle préfère s’en tenir à une quatrième approche « vintage » : conserver et défendre, coûte que coûte, le militantisme tel qu’il est.

Je crains que ce ne soit une imprudence, au regard des objectifs politiques qu’elle affiche dans le titre de son article. Pourquoi le militantisme déplaît-il autant et – question corollaire – pourquoi tant de personnes recherchent-elles et trouvent-elles parfois une autre manière de faire de la politique ?

Pourquoi le militantisme déplaît-il autant ?

Parti personnel, culte du chef, culte de la personnalité. Imposture, emprise. Enrichissement du chef et de ses proches au détriment des militants. Parasitisme de l’entourage du chef. Culte des chefs. Inégalité, hiérarchie, autoritarisme. Prédation des chefs. Favoritisme. Domination et instrumentalisation des femmes. Mépris des droits, ou absence de droits des militants.

Structures parallèles. Sélection des membres les plus manipulables. « Bolchévisations ». Fichage des membres et des sympathisants. Biographies. Compromission. Délation. Enquêtes et tribunaux internes. Boucs émissaires. Retournement des techniques de soi. Auto-critique. Immixtion dans la vie privée. Epuration. Contrôle de la vie personnelle. Violence des rapports individuels. Interdiction des liens d’amitié.

Direction centralisée, descendante et illimitée. Répartition hiérarchique des tâches. Monopole des dirigeants sur les tâches idéologiques et de conception. Menaces, synchronisation. Travail répétitif des membres de base.

Mépris du public, des masses et des sympathisants. Cynisme à l’égard des alliés. Déloyauté, irrespect de la parole donnée. Sectarisme, fièvre obsidionale. Mauvaise foi jusqu’à l’idiotie. Inculture, illettrisme. Mépris de l’étude, de l’analyse, de la culture scientifique comme de la culture de soi. Mépris des faits et de la culture technique.

Si le militantisme souffre aujourd’hui d’un tel discrédit, c’est d’abord à cause de ces traits spécifiquement organisationnels, et presque ethnographiques, dont nous venons de donner une liste sélective. Le militantisme, pour autant, bien sûr, qu’on ne le confonde pas avec l’action politique en général, a quelque chose de révoltant, et cette révolte, qui est la vraie raison de la diabolisation évoquée par Chollet, est un signe de santé.

Mais il est clair que la révolte contre le militantisme est loin de s’arrêter à ses seules caractéristiques organisationnelles, aussi déplorables soient-elles.

Militantisme et autoritarisme politique

Dans un livre remarquable, « Le prophète rouge », Julie Pagis a soutenu et largement démontré que les phénomènes d’emprise charismatique à l’intérieur du groupe gauchiste qu’elle étudiait devaient être rapportés à une situation d’imposture. L’imposture permet de nouer la relation psychologique du leader aux militants avec la référence idéologique. Le militantisme n’est pas la manière de faire de la politique de toutes les idéologies. Elle est spécifiquement celle du socialisme autoritaire, de la gauche et de l’extrême-gauche autoritaires.

Le bilan du marxisme, du communisme, du léninisme sous ses différentes formes est négatif. Nous ne confondons pas Marx et Staline ou Mao. Néanmoins le marxisme et le communisme réel se sont avérés être une seule et même vaste entreprise de destruction du mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier s’était constitué au cours du XIXème siècle, au point de devenir le mouvement de référence pour l’émancipation. Mouvement de critique sociale pratique, et de démocratie réelle, il était aussi un mouvement subjectif, riche de multiples tendances comme les socialismes utopiques, les courants de démocratie directe, les anarcho-syndicalismes, les anarchismes dits individualistes, et bien d’autres. Le marxisme-léninisme a écrasé cette subjectivité collective du mouvement ouvrier…

…Le terme d’extrême-gauche a toujours été utilisé pour désigner deux types de courants très différents et parfois hostiles. Le premier correspond aux individus et collectifs qui se sont efforcés de participer réellement aux luttes pour l’émancipation et ont su en exprimer certains des aspects les plus importants. Tels ont été, autour de Mai 68, les situationnistes, Socialisme ou Barbarie, certains anarchistes, certaines organisations féministes, les premiers écologistes, des collectifs de jeunes travailleurs, de paysans. En sens inverse, le deuxième courant, en apparence tout aussi radical que le premier, se comportait en parasite et prédateur du mouvement d’émancipation comme ces groupes trotskystes, maoïstes, ou staliniens qui ne juraient que par le parti, la révolution prolétarienne, la dictature du prolétariat. (a)

Par deux fois, le socialisme autoritaire a ruiné et dévasté le mouvement d’émancipation : le mouvement ouvrier, à partir du retournement bolchevik de la révolution russe, en octobre 1917, et le mouvement de libération, pendant et après Mai 68. A chaque fois, des femmes et des hommes qui voulaient agir et agissaient pour l’émancipation ont dénoncé cette corrélation entre l’orientation de la gauche et de l’extrême-gauche autoritaires et le militantisme. En 1972, l’Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires, qui se dégageait du PSU, faisait paraître ce classique de la dénonciation du militantisme gauchiste « Le Militantisme, stade suprême de l’aliénation ». C’est un texte qu’on lit encore avec profit, comme le montre ce passage : « Discréditer et ridiculiser les militants, voilà la tâche qui revient maintenant aux révolutionnaires ». Un demi-siècle auparavant, s’inscrivant dans une tradition anarchiste déjà ancienne, Errico Malatesta publiait ses textes remarquables sur la question organisationnelle et la manière de faire de la politique. On lit, par exemple, dans « La psychose autoritaire du Parti socialiste », texte de 1920 sur les Vingt-et-unes conditions de l’Internationale communiste : « L’autoritarisme est une maladie de l’esprit fondée sur l’orgueil et l’humilité. C’est une prétention à sa propre infaillibilité et une foi en la faillibilité des autres, ce qui entraîne, d’une part, un aveuglement et une obéissance servile envers celui qui est ou qu’on croit être supérieur, et, de l’autre, une intolérance envers toute opposition qui vient de celui qui est ou qu’on considère inférieur. Et le PSI, même s’il aime se dire scientifique, critique, etc., a toujours montré son besoin d’avoir des chefs intellectuels, dont les paroles sont des vérités à suivre, et des dirigeants à qui obéir. » Il est peu probable que Mona Chollet, qui semble penser que le snobisme suffit à qualifier « Ni Dieu, ni maître » de « formule affligeante », se soit intéressée à un auteur aussi désespérément anti-autoritaire que l’était le génial italien.

La gauche et l’extrême-gauche autoritaires ont subi plusieurs défaites notables et nombre de remarquables corrections au XXIème siècle. On peut raisonnablement espérer que cette démonstration va se poursuivre. D’ores et déjà, pour se limiter au cas de la France, il peut être constaté que les principaux mouvements politiques et sociaux ont échappé, dans la période récente, au modèle du militantisme de parti : #JeSuisCharlie, Me Too, Les Gilets Jaunes. A l’étranger, ni Occupy !, ni surtout le mouvement « Femme, Vie, Liberté » en Iran, ce dernier véritable mouvement de référence pour l’action politique, ne relèvent du schéma parti / militantisme. A ce militantisme de parti, il est devenu possible d’opposer le pluralisme : pluralisme des formes-de-vie, pluralisme des subjectivités politiques, pluralisme des formes organisationnelles et des manières de faire la politique. Nous refusons en général le despotisme d’une direction sur les militants d’un parti. Nous refusons en général la direction d’un parti, quel qu’il soit, sur la vie politique et l’action politique, et l’intervention des militants d’un tel parti. A fortiori, nous refusons cette domination d’un parti sur nos propres vies et actions politiques. Par « militantisme », aujourd’hui, on ne peut rien entendre d’autre qu’une telle domination.

Références

Mona Chollet, « L’extrême-droite, ce n’est pas seulement l’extrême-droite »

https://www.la-meridienne.info/L-extreme-droite-ce-n-est-pas-seulement-l-extreme-droite

Johan Faerber, « Militer. Verbe sale de l’époque ». Editions Autrement. 2024.

Julie Pagis, « Le Prophète rouge. Charisme et imposture ». Editions de la Découverte. 2023.

Alain Giffard, « Le Prophète rouge de Julie Pagis : Charisme et imposture »

Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires, Claude Guillon éd. « Le militantisme stade suprême de l’aliénation », Editions du Sandre 2010

Errico Malatesta, « La psychose autoritaire du Parti socialiste », Umanita Nova, 3 octobre 1920, in « Articles politiques », Franck Mintz trad. Editions Lux, 2019

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