La psychose autoritaire du Parti socialiste

PAR ERRICO MALATESTA

Dans un texte récent, où nous discutions les idées de Mona Chollet sur le militantisme, nous avons suggéré que la crise actuelle du dit militantisme, plutôt qu’une conséquence de sa diabolisation, pourrait bien être l’effet de son association avec la gauche et l’extrême-gauche autoritaires. Et nous faisions allusion à un texte d’Errico Malatesta, intitulé « La psychose autoritaire du Parti socialiste ». On trouvera ce texte ci-dessous.

Le Parti socialiste en question était le Parti socialiste italien, en 1920, au moment où il se décidait à entrer dans l’Internationale communiste, acceptant les conditions draconiennes imposées par Lénine et les bolcheviks.

Le texte de Malatesta qui, anarchiste, n’était pas directement concerné, est d’autant plus intéressant qu’il établit la continuité du socialisme autoritaire entre les deux périodes, Marx-Engels- Parti Social-Démocrate Allemand, et Lénine – Parti communiste (bolchevik) de Russie.

Les Obscurs

La Direction du PSI (1), par 7 voix contre 5, « fait siens les 21 points de la thèse de Moscou sur la constitution des partis communistes, selon laquelle il faut procéder à une épuration radicale, en écartant du Parti les éléments réformistes et opportunistes, en suivant la forme qui sera discutée au prochain congrès ».

L’ordre du jour voté par les cinq autres, tout en acceptant la thèse de Moscou, affirme :

« La nécessité d’adapter le critère politique de chaque section de la Troisième Internationale communiste aux raisons historiques et aux contingences concrètes propres à chaque pays, en le renvoyant pour approbation à l’Internationale ; il est donc réaffirmé la nécessité de maintenir l’unité du PSI sur la base et les limites imposées justement par le point 21, selon lequel ceux qui refusent les principes et n’acceptent pas la discipline ne peuvent être membres de la Troisième Internationale (2). Les cas individuels d’indiscipline doivent être rigoureusement examinés et sanctionnés, en donnant à la direction du Parti un pouvoir plus centralisé que jusqu’à présent.

Il reste donc au congrès, qui aura lieu fin décembre, à décider s’il y aura scission et épuration en masse, ou bien simplement l’expulsion individuelle des éléments les plus compromis et les plus compromettants. »

Nous serions satisfaits si l’équivoque qui divise le PSI finissait et si à la tête de sa gigantesque organisation, les personnes qui se contredisent et se paralysent réciproquement étaient remplacées par des groupes homogènes avec des buts connus et fiables (3).

En attendant, nous voyons que le PSI continue à souffrir de l’autoritarisme qui, depuis son origine, a affaibli sa structure interne et compromis son orientation.

L’autoritarisme est une maladie de l’esprit fondée sur l’orgueil et l’humilité. C’est une prétention à sa propre infaillibilité et une foi en la faillibilité des autres, ce qui entraîne, d’une part, un aveuglement et une obéissance serviles envers celui qui est ou qu’on croit être supérieur et, de l’autre, une intolérance envers toute opposition qui vient de celui qui est ou qu’on considère inférieur.

Et le PSI, même s’il aime se dire scientifique, critique, etc., a toujours montré son besoin d’avoir des chefs intellectuels, dont les paroles sont des vérités à suivre, et des dirigeants à qui obéir.

Le chef suprême était Marx et, théoriquement, il le reste toujours. Dans toute la littérature socialiste et toute la propagande orale, on cite Marx et le Manifeste comme un prophète et les évangiles. Au lieu de défendre une opinion personnelle avec des arguments rationnels, on discute pour savoir si telle affirmation ou telle tactique est conforme ou non aux textes sacrés. C’est ce que font les catholiques, les partisans de Mazzini, les juristes, tous les religieux et les autoritaires, qui sont mentalement égaux.

Mais Marx est mort depuis longtemps déjà et, comme cela arrive souvent aux prophètes qui ont parlé un jargon, ses partisans l’interprètent de différentes manières, de telle sorte qu’il est difficile de justifier une doctrine et une tactique unitaires. Pour des raisons de politique pratique, Marx fut mis de côté, et il risquait d’être oublié.

Mais Lénine vint, et comme il avait le prestige de la force triomphante, tous, c’est-à-dire tous les socialistes qui ne sont pas passés à l’ennemi, l’ont reconnu comme l’interprète le plus juste et le meilleur, et se sont mis à ses pieds.

Maintenant, il s’agit d’interpréter Lénine et les thèses qu’il a fait voter par le second Congrès de la Troisième Internationale (7 août 1920).

Mais Lénine est ultra-autoritaire : il « commande », et sa manière m’incommode.

Il arrive à Lénine ce qui arrive à tous les parvenus*, tous les nouveaux venus au pouvoir et à la richesse. Le nouveau riche est toujours plus odieux, plus insupportable que le seigneur de naissance. Le noble, qui est né et a vécu dans les privilèges, croit avoir droit à sa position et que le monde est ainsi fait, et donc, il exploite et opprime avec la conscience parfaitement tranquille. Il a un sentiment de sécurité et, sauf des cas de méchanceté individuelle, une certaine modération et une certaine affabilité qui le rendent malheureusement souvent sympathique à ses subordonnés. Le nouveau riche, en revanche, le pouilleux arrivé, a hâte de plaisirs, il a besoin d’ostentation et il semble vouloir étouffer dans le luxe et la morgue ses remords de conscience et sa peur d’être pauvre de nouveau.

Il en va de même en politique. Les vieux révolutionnaires arrivés au gouvernement sont plus tyranniques que ceux qui proviennent des classes gouvernementales traditionnelles ; les « libéraux », confrontés aux faits, se révèlent plus vils et réactionnaires que les conservateurs.

Il ne pouvait en être autrement en Russie. Des gens qui avaient été toute leur vie durant persécutés, menacés par les gendarmes, les gardiens de prison et souvent par le bourreau, réussissent tout d’un coup à s’emparer du pouvoir et à avoir à leur disposition des gendarmes, des gardiens et des bourreaux ! Quoi d’étonnant si cette ivresse entraîne rapidement la déformation psychique professionnelle de se mettre à commander encore plus que les flics ?

Lénine s’imaginait pouvoir traiter Turati (4) comme un caporal indiscipliné de sa garde rouge ! C’est une erreur.

Marx et sa manie autoritaire et centralisatrice furent une des causes de la dissolution de la Première Internationale, à la fondation de laquelle il avait contribué. Lénine et ses amis, qui ont fondé la Troisième Internationale, la tueront à cause de la même manie autoritaire et centralisatrice.

Mais, comme aujourd’hui les choses évoluent plus vite, alors que Marx put voir son œuvre en plein développement avant d’en causer la mort, Lénine risque d’achever la Troisième Internationale avant sa véritable naissance.

Ce n’est pas pour nous déplaire, car cette « Troisième Internationale », qui aurait pu être un ferment puissant de progrès, risque maintenant, à cause de ses prétentions dictatoriales et de la conservation en son sein du germe de corruption de l’action parlementaire, sauf si elle est dépassée par une action révolutionnaire, d’avoir la fin ignominieuse de la « Deuxième Internationale ».

Umanità Nova, 3 octobre 1920.

(1)« PSI » : Parti Socialiste Italien.

(2) « Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l’Internationale communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au congrès extraordinaire. » Octobre 1920. L’application des 21 points exigés par Lénine et les bolcheviks entraîna les tactiques sectaires de « bolchevisation » et de lutte « classe contre classe » qui se révélèrent désastreuses pour le mouvement ouvrier international.

(3) Mais d’ici à la fin de l’année, le temps et notre vieille expérience nous disent que les intérêts électoraux s’imposent toujours aux raisons doctrinales. Nous verrons bien. [Note de Malatesta.]

(4) Filippo Turati (1857-1932), un des fondateurs du PSI, marxiste réformiste opposé aux « maximalistes », anti-léniniste, puis antifasciste, mort en exil.

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