
Par André Viète
Les partisans de l’étatisme ou de la représentation sont prêts à reconnaitre la valeur de la démocratie directe sur un plan purement intellectuel mais lui dénient toute efficacité pratique. A les entendre, le débat sur la démocratie directe réelle devrait se réduire à examiner si les méthodes retenues par la démocratie athénienne pourraient s’appliquer à nos formations politiques. Le problème ainsi posé, d’ailleurs en toute ignorance de la dimension historique d’un tel débat, on se doute bien que la réponse est négative.
Pour qu’un montage idéologique aussi grossier puisse prendre, une condition est nécessaire : occulter toutes les situations dans lesquelles la démocratie directe fonctionne efficacement, et, a fortiori, celles où, clairement c’est-à-dire sous nos yeux, elle fonctionne mieux que les approches étatistes.
Les récits médiatiques sur la rupture entre Trump et Musk sont à cet égard édifiants. Des journalistes français se sont empressés de reprendre la version officielle selon laquelle la mission de Musk était arrivée à son terme d’après les règles budgétaires américaines, comme si la célèbre orthodoxie juridique des trumpistes, tellement soucieux, comme on sait, d’une stricte distinction des intérêts privés et du bien public, les empêchait d’imaginer une délégation ou une sous-traitance à une des sociétés de Musk. Cette première fable a fait long feu, les intéressés ne faisant aucun effort pour l’accréditer, et semblant plutôt considérer comme indigne un tel légalisme. La deuxième version, celle du conflit des egos, relève d’une pittoresque psychologie médiatique digne des médecins de Molière : s’il y a conflit, c’est parce que les deux protagonistes ont un tempérament conflictuel. Il fallait à tout prix nous convaincre que nous assistions à un choc de Titans, non seulement hors de notre portée, mais excédant même nos capacités imaginatives. Il fallait tout faire pour maintenir les opinions dans un état de sidération quotidiennement renouvelée dont le moindre effet n’est pas de camoufler l’impuissance des sur-puissants.
La réalité est plus simple, plus accessible, et surtout plus instructive puisqu’elle démontre la vitalité et l’efficacité de la démocratie directe. Musk a été la cible d’un mouvement de boycott très correctement organisé, et correspondant à l’attente d’un large public. Il a dû mettre un genou à terre parce qu’il perdait trop d’argent. Ce n’est pas le goût d’un « environnement où la recherche de la vérité est maximale » qui l’a fait revenir à la technologie (a) mais un banal rappel à l’ordre des considérations financières.
Rappelons les constatations que nous faisions ici même il y a déjà un peu plus de deux mois :
« A priori Musk remplissait toutes les conditions pour faire partie des cibles du boycott. Mais rien ne permettait de prévoir l’efficacité de la campagne menée en direction des Tesla. Les regards des activistes étaient plutôt tournés vers X et l’éventuelle migration vers d’autres réseaux sociaux comme Mastodon ou Bluesky. Ce succès de l’action contre Tesla, premier succès du boycott anti-Trump, donne un éclairage décisif sur les logiques fondamentales du boycott comme action politique directe.
Dans de nombreux pays européens, notamment au Royaume-Uni, des activistes sont venus protester à la porte des concessions ou « show-rooms » Tesla. Comme l’explique la Stop Trump Coalition, qui soutient les actions anti-Tesla au Royaume-Uni, dans un message adressé à ses sympathisants le mardi 18 mars :
« Les showrooms Tesla sont ce qui se rapproche le plus d’un QG de Trump dans la plupart des villes britanniques. Il suffit de quelques personnes devant l’un d’eux pour faire passer le message, et souvent même fermer le showroom pour la journée. »
…Comme on peut l’imaginer, ces activistes n’avaient aucune relation avec Tesla, et, parfois, n’étaient pas même des automobilistes. Mais leurs interventions non violentes ont largement influencé les propriétaires de Tesla, et encore plus, les éventuels acquéreurs des voitures de Musk. Parmi les premiers, certains ont décidé d’afficher des autocollants du type «I bought this before Elon went crazy » (« Je l’ai achetée avant qu’Elon ne devienne fou »). Mais le mouvement a surtout précipité une chute des ventes de Tesla.
Dans cette deuxième phase, le boycott des consommateurs prenait le relais de l’activisme. L’action dans les concessions Tesla « QG du trumpisme » et le boycott des achats se sont donc développés dans tous les pays européens, y compris dans certains pays a priori moins enclins à l’anti-trumpisme… »
Sur les effets financiers du boycott, catastrophiques pour Musk, nous nous permettons de renvoyer les lecteurs à notre article précédent.(b) Selon des données publiées par Reuters, en mai, les ventes de voitures neuves Tesla ont chuté de 67 % en France (par rapport à mai 2024), tandis qu’au Portugal et en Suède, elles baissaient de 68 % et 54 %. Les livraisons mensuelles du constructeur américain ont également diminué de 31 % au Danemark, de 36 % aux Pays-Bas et de 19 % en Espagne (c).
Le boycott de Tesla se poursuit, parfois très activement, comme au Canada, dans l’Ontario. Plusieurs associations soutiennent ce mouvement, comme TeslaTakedown (d). Une référence explicite au « grass root power », c’est-à-dire à la démocratie directe, apparait fréquemment.
Deux leçons semblent pouvoir être tirées de cette première étape de la campagne.
1/ Il n’était absolument pas évident que les propriétaires ou éventuels propriétaires de Tesla se désolidariseraient de Musk. Il y a une limite à l’«engagement » direct des consommateurs par le business. L’acheteur de Tesla accepte d’être la tête de gondole du discours de Musk sur l’énergie, voire de son futurisme trans-humaniste ; il ne veut pas l’être pour son racisme et son néo-nazisme. Or Musk aura beaucoup de mal à se contenter de revenir à la technologie. Aujourd’hui encore, dans la lignée de son soutien à l’AfD, il soutient le mouvement anti – immigrés d’Irlande du Nord.
2/ S’il est clair que le boycott est à l’origine des difficultés financières de Musk et de son départ du DOGE, les conditions de ce départ et l’explosion de ressentiment réciproque avec Trump sont dues, au-delà de la conflictualité des egos, aux divergences politiques internes de la coalition trumpiste. L’opposition internationale à Trump, qui est essentiellement le fait de la démocratie directe, puisque les partis de gauche sont aux abonnés absents, a tout à gagner à exploiter ces contradictions.
La démonstration faite par le succès du boycott de Musk suggère que la démocratie directe, loin de se limiter aux « petites décisions du cadre de vie quotidien », peut être aussi une voie efficace en matière de politique internationale, domaine dont on voudrait nous persuader qu’il est par nature et doit rester le monopole des états.
(a)“Math and physics are rigorous judges, so i’m used to being in a maximally truth-seeking environment and that’s definitely not politics. So anyway, I’m glad to be back in technology” Elon Musk sur X
« Les mathématiques et la physique sont des critères rigoureux, donc je suis habitué à évoluer dans un environnement où la recherche de la vérité est maximale, ce qui n’est certainement pas le cas de la politique. Bref, je suis ravi d’être de retour dans la technologie. »
(b) André Viète, « Le boycott anti-Trump », 11-04-2025
(c) Tristan Gaudiault, « Les ventes de Tesla continuent de dégringoler en Europe »
(d) Tesla Takedown :