
Par Alain Giffard
Johan Faerber a publié en 2024 un livre intitulé « Militer Verbe sale de l’époque ». Son point de départ est la réprobation générale dont le militantisme serait devenu l’objet. La thèse de Faerber est que notre époque s’établit « sur la ruine voire la disparition des militants » (p 43), le militantisme étant écrasé par son opposant, une sorte de double maléfique qui se présente maintenant comme « l’antonyme résolu et dégouté du militantisme » et qu’il nomme « l’engagement ».
Il n’est pas dans la méthode de l’auteur de rapporter des informations. Aussi ne me risquerai-je pas à décrire en quoi consiste cet engagement. Faerber évoque les Restaurants du cœur et l’Institut de l’engagement de Martin Hirsch. C’est assez parlant sur ce qu’il n’aime pas. L’engagement néo-libéral, selon lui, s’organiserait autour de deux « structures d’obédience » : l’obédience managériale et l’obédience institutionnelle. Cette citation paraitra peut-être plus concrète : « Pourquoi se sacrifier à Sainte-Soline, fabriquer du martyre écologiste en se faisant frapper monstrueusement par les forces de l’ordre quand on peut faire du tri sélectif tout en se faisant mijoter un bon pot-au-feu ? Il suffit juste d’avoir la bonne poubelle chez soi, c’est pourtant simple. » (p 68)
Je ne sais pas si le mot « engagement » est celui qui convient le mieux mais le phénomène souligné par Faerber est indubitable et intéressant. Ayant fini son livre, alors que j’entamais ma lecture habituelle du matin, le paquet de biscottes du petit déjeuner, je ne dénombrais pas moins de huit logiques d’engagement intégrées au packaging : les céréales bio, une nourriture équilibrée, la localisation en Basse Normandie, la proximité avec les producteurs, la recette, non seulement française, mais authentique, et quasiment immémoriale, l’emballage non polluant…Je m’intéresse à ces sujets. Il y a quelques années, au temps du Covid, je m’étais penché sur le « Guide des parents confinés 50 Astuces de pro » conçu par Marlène Schiappa. Je disais qu’il ne s’agissait de rien moins qu’un tutoriel d’Etat de développement personnel, qui aurait mérité d’être intitulé « Guide spirituel des confinés ». Ce matin là je lisais donc un « Guide politique de la biscotte engagée et engageante ».
Le détournement des symboles et des actions politiques par le marketing est déjà ancien. Edgar Bernays, pour relancer la consommation de cigarettes au lendemain de la première guerre, en gagnant la clientèle féminine, n’hésitait pas à mobiliser la statue de la Liberté, le mouvement des femmes, le Jour de l’Indépendance. A notre époque, la société du spectacle présente la marchandise comme un vecteur de moraline et la consommation comme l’acte politique type. La marchandise qui pense, la publicité, associe au moindre des produits une couche épaisse de discours, une logorrhée éthique, morale et même spirituelle. Loin de se cantonner à l’économie, elle franchit gaillardement les frontières de la culture et de la politique. Cette pseudo-ascèse et cette action politique sont évidemment autant falsifiées que la marchandise à consommer qui leur tient lieu de vecteur.
Faerber a tenu à associer les deux phénomènes : l’engagement et le militantisme. Il est difficile de le suivre sur ce point. Pour concomitants que puissent apparaitre le développement d’une forme artificielle et passive de l’agir politique et la crise de ce qu’il imagine en être la forme classique et authentique, la première n’est nullement la cause de l’autre.
Je relève ici mes principales divergences avec le texte.
- Il faut sortir du monopole du militantisme sur l’agir politique. Comme on a pu déjà le lire sur ce site, il n’y a aucune raison fondamentale d’attribuer au militantisme la fonction de format de référence de l’action politique. (a)
- Il est inconcevable d’expliquer la crise réelle du militantisme en s’abstenant de toute analyse historique. A cet égard, le triangle prêtre ouvrier/militant communiste/écrivaine engagée, tel que le livre le présente, m’a fait de la peine. Ce que montre en revanche l’approche historique, c’est que la crise du militantisme est inextricablement mêlée à celle des organisations politiques autoritaires. Elle n’en est même qu’un des aspects. (b)
Il est donc troublant de constater que Faerber, trouvant un appui (p 53) dans « Le Cheval de Troie » de Nizan (1935), attribue aux anarchistes le rôle de représentants d’une opinion publique dévaluant le militantisme en général à travers le militant communiste : « dévoué, oui mais borné ; discipliné oui mais autoritaire ; quelconque oui mais insignifiant», cette dévaluation préparant en quelque sorte la diabolisation actuelle du militantisme. Citation de Nizan : « Ils n’aimaient pas les patrons, les partis. Ils étaient violents…Les mots « Ni Dieu, ni maître » leur paraissaient encore assez pleins de vertu. Ils disaient aux communistes « Vous aussi, vous êtes pour l’autorité ». Ce passage a tellement plu à Mona Chollet qu’elle l’a repris dans son article.
Est-il vraiment de première nécessité, en supposant même, ce qui reste à démontrer, que le militantisme doive être défendu et relancé, de reprendre cette animosité (et cette falsification) : l’anarchie préparant la dé-politisation ? Je crois plutôt qu’on trouverait chez Pelloutier ou Libertad, Landauer ou Malatesta, d’autres références – lesquelles peuvent parfaitement être plurielles – pour d’autres modèles d’action politique que celui que le léninisme et le stalinisme ont finalement échoué à imposer et qui fascinait tellement le Nizan de 1935.
3) Enfin, si la disposition en chiens de faïence de l’engagement et du militantisme relève d’une certaine facilité, et si la cause du discrédit mérité du militantisme est à chercher ailleurs, cela ne signifie pas que la politique d’engagement soit sans adversaire ni qu’elle se réduise à une propagande d’ambiance.
Je suggère ici que l’engagement – ou ce que Faerber définit comme tel – est la réponse à une résistance sourde, à une opposition, modeste mais effective, à la société du spectacle. Ce point se vérifie surtout dans la crise de l’obéissance à la publicité. Il n’est pas si simple, pour ceux qui dominent l’économie, sur le versant de la consommation, de fabriquer le marché. Les ratés du contrôle commencent dans les rayons des super-marchés. Ainsi, en 42 ans (1960-2022), la consommation d’alcool a baissé de 25 litres par an et par personne à 10. Le nombre de voitures achetées dans les grandes métropoles a chuté. En 2022, la durée d’écoute individuelle de la télévision est passée sous la barre de 3H20, pour la première fois depuis 2001. (Certes, c’est toujours 3h20 de trop !). On cherche à calmer le jeu en présentant ces décisions comme des modifications des modes de vie, des évolutions des comportements. Mais elles valent aussi comme un désaveu du marketing, de la consommation. Elles sont ainsi des décisions politiques de base et forment un compartiment, non pas central, mais consistant, de la démocratie directe. La politique de l’engagement n’est rien d’autre qu’une tentative pour reprendre l’initiative du côté de la consommation. Ce n’est pas le militantisme qui combat le marketing (« l’obédience manageriale » dans le jargon de Faerber), c’est la petite démocratie directe, au quotidien, de consommateurs désobéissants.
Pointe ici la nécessité d’une nouvelle cartographie théorique et pratique de l’action politique. Elle n’a rien à gagner à prendre pour repère le modèle rebutant des organisations autoritaires. Elle trouve en revanche dans l’enquête historique les éléments à la fois anciens et originaux d’une pluralité des formes de vie et des implications politiques.
Références :
Johan Faerber, « Militer Verbe sale de l’époque », Editions Autrement, 2024
Notes :
a)Francis Linart, « Le militantisme : réponse à Mona Chollet » https://lesobscurs.com/2025/05/26/le-militantisme-reponse-a-mona-chollet/
b) « Pourquoi le militantisme déplaît-il autant ?
Parti personnel, culte du chef, culte de la personnalité. Imposture, emprise. Enrichissement du chef et de ses proches au détriment des militants. Parasitisme de l’entourage du chef. Culte des chefs. Inégalité, hiérarchie, autoritarisme. Prédation des chefs. Favoritisme. Domination et instrumentalisation des femmes. Mépris des droits, ou absence de droits des militants.
Structures parallèles. Sélection des membres les plus manipulables. « Bolchévisations ». Fichage des membres et des sympathisants. Biographies. Compromission. Délation. Enquêtes et tribunaux internes. Boucs émissaires. Retournement des techniques de soi. Auto-critique. Immixtion dans la vie privée. Epuration. Contrôle de la vie personnelle. Violence des rapports individuels. Interdiction des liens d’amitié.
Direction centralisée, descendante et illimitée. Répartition hiérarchique des tâches. Monopole des dirigeants sur les tâches idéologiques et de conception. Menaces, synchronisation. Travail répétitif des membres de base.
Mépris du public, des masses et des sympathisants. Cynisme à l’égard des alliés. Déloyauté, irrespect de la parole donnée. Sectarisme, fièvre obsidionale. Mauvaise foi jusqu’à l’idiotie. Inculture, illettrisme. Mépris de l’étude, de l’analyse, de la culture scientifique comme de la culture de soi. Mépris des faits et de la culture technique. »
(Extrait de l’article : « Le militantisme : réponse à Mona Chollet)