Sur les extrémismes

Le 28 septembre 2025

Par Jack Rackham

Il est vain d’essayer de définir l’extrémisme par une certaine orientation idéologique. Ce qui compte en effet, dans le domaine de l’idéologie, c’est l’application pratique effective des idées extrémistes, de ces idées là et non pas d’autres. Et pourtant on n’aura pas tort de qualifier d’extrémiste celui qui se « contentera » de se référer à de telles idées, aussi éloignées qu’elles soient de la réalité, de l’action politique, du passage à la pratique. C’est qu’il faut trouver l’extrémisme ailleurs que dans les idées, et plutôt dans une certaine manière de pratiquer l’action politique, dans une sorte de grammaire générale des attitudes. On verra alors que ces attitudes sont, jusqu’à un certain point, communes aux différents extrémismes, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Monisme

Il semble que trois éléments peuvent être retenus pour composer l’attitude extrémiste en général. Le premier est le plus évident, mais il doit tout-de-même être rappelé : l’extrémisme est un monisme. Face à une situation donnée, à une question posée, il tend à réduire la compréhension de cette situation, l’interprétation de cette question, à une seule idée, ou un seul principe et à donner à cette idée, ou ce principe, une valeur absolue.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. » Non seulement l’histoire « est » mais elle « n’est que » l’histoire de luttes de classes (ou « l’histoire de la lutte des classes », ou « l’histoire des luttes de classes » selon les traductions). Dans cette citation célèbre de Marx, on retrouve les deux faces du monisme : une explication unique et exclusive. Que les classes sociales existent, que leurs relations soient ou puissent être conflictuelles, voilà ce qu’il semble difficile à nier. Que ces oppositions puissent être le conflit majeur de la société, voire la trame de l’évolution historique, c’était là un point de théorie, quelque chose à démontrer. Mais que l’histoire de la société puisse se réduire à la lutte des classes, c’était manifestement une réduction grossière, un cas évident de posture extrémiste ad hoc, non seulement un article de manifeste, mais un article de foi.

Autre exemple : le « grand remplacement » de Renaud Camus, contribution de l’extrême droite française aux extrême-droites du monde entier, est un exemple très réussi, et particulièrement répugnant, de monisme extrémiste. Qu’il y ait, chez les djihadistes comme Daesh, et certains islamistes, comme Tariq Ramadan, une perspective de conquête, militaire ou culturelle, de l’Europe, c’est un fait. Que la situation démographique, dans certains quartiers, certaines villes, voire certaines portions de départements, puisse être vécue par les Français sur le mode du remplacement, à travers toutes sortes de difficultés, c’est une expérience qui doit être reconnue et traitée avec mesure et empathie pour tous les côtés. Mais que le djihad, et les « petits remplacements » forment, sous le signe de la « guerre des civilisations », une seule et même explication de tout ce qui va mal en France et en Europe, c’est un cas d’école du monisme extrémiste, lequel se traduit presque toujours par une politique du bouc émissaire, ce que sont les immigrés pour l’extrême droite française depuis plus d’un demi-siècle.

Etant monistes, les extrémismes ne sont pas pluralistes, cela a tout l’air d’une lapalissade. Cependant les deux positions ne se valent pas, elles ne sont pas interchangeables. L’extrémiste politique est moniste par son désir frénétique de l’état ; l’état est son être suprême, le seul vrai sujet de la politique, qui aurait vocation à occuper tout l’espace laissé vacant par le repli de la religion. Comme on le vérifie en essayant de discuter avec des militants, l’extrémiste est un croyant, il a l’état dans sa tête, et la relation – état, comme disait Landauer, c’est-à-dire l’état comme relation, est l’unique relation politique qu’il connaisse. Aussi bien est-il évidemment contre la pluralité ; mais il est d’abord ignorant de l’idée même de pluralité, sans expérience et comme illettré dans l’ordre de la pluralité.

Dans les débats que nous avons pu avoir, depuis quelques mois, autour de la question du militantisme, il était frappant de constater que les membres des groupes extrémistes ne pouvaient envisager sans anxiété leur sortie d’une position du « tout ou rien », soit : « le militantisme sinon la fin de toute activité politique ». C’est que la discussion les avait amenés à percevoir que la diversité des types d’implication politique, principe que défendent Les Obscurs, ne se sépare pas de la variété des modes de vie, de la possibilité même d’un choix de forme-de-vie. C’est bien cette orientation pluraliste qu’ils refusaient.

Hostilité

Le deuxième élément constitutif du modèle extrémiste est le culte de la division, de l’antagonisme. Il est déjà présent dans la citation du Manifeste du Parti Communiste que nous avons rappelée au début. Un exemple encore plus probant, et clairement délirant – mais soulignons qu’il n’a pas été retiré par l’actuelle direction chinoise – est le maoïsme, avec sa confrontation du « Un se divise en deux » (vérité unique de la pensée Mao Ze Dong) et du « Deux fusionnent en un » (abominable théorie révisionniste attribuée au traitre Liu Shao Shi). Sous l’appellation de « lutte de lignes », le maoïsme chinois n’a pas hésité à exporter l’opposition des contraires dans les domaines les plus éloignés de la politique, comme l’opéra de Pékin, les techniques chirurgicales, la dénomination des œuvres musicales, mais aussi les plus fondamentaux, comme la production agricole, avec des conséquences dramatiques pour les populations. Le maoïsme occidental était trop éloigné du pouvoir, et de toute influence véritable sur la réalité sociale, pour pouvoir se permettre d’appliquer à l’ensemble de la vie ordinaire les dites « contradictions » et « luttes de lignes ». Cela fut néanmoins tenté par les groupes les plus farce comme l’UCF d’Alain Badiou.

Un exemple éloquent et démonstratif de cette exaltation extrémiste des contradictions et de l’hostilité est le cas du juriste nazi Carl Schmitt (1888-1985). D’ailleurs la philosophie de Schmitt n’est pas sans influence sur le néo-maoïsme chinois, comme le montrent les travaux de certains soutiens fervents de Xi, tels que le théologien chrétien Liu Xiao Feng, et le théoricien politique Jiang Shigong lequel n’a pas hésité à déclarer « Entre amis et ennemis, il n’est pas question de liberté, seulement de violence et de soumission. C’est la réalité de la politique, une réalité que les libéraux n’osent pas souvent approuver ».

Voilà qui est fièrement parler ! Nous sommes prévenus.

Evidemment nous connaissons mieux, par ici, la reprise des idées de Schmitt par la nouvelle droite, Mélenchon et La France Insoumise, via Chantal Mouffe, et par toutes sortes de gauchistes, via Agamben ou Balibar. Mais il faut reconnaitre que la filiation chinoise du « néo-autoritarisme » est plus importante et méritera d’être creusée. Je ne vais pas me donner le ridicule de résumer la philosophie juridique de Schmitt qui n’est évoquée ici qu’à titre d’exemple de cette orientation caractéristique des extrémismes vers la relation d’hostilité, et contre l’union.

Mais une citation extraite de l’article central dans l’œuvre de Schmitt, « Le concept du politique », donne une synthèse de la question par l’auteur lui-même. Schmitt écrit ceci :

« Tous les concepts, images, et termes politiques ont une signification polémique. Ils se concentrent sur un conflit spécifique et sont liés à une situation concrète ; il en résulte un conflit ami-ennemi, qui se transforme en abstractions vides et fantomatiques lorsque cette situation disparait. »

La théorie de l’état et du politique de Carl Schmitt repose donc sur la distinction entre l’ami et l’ennemi, et la relation d’hostilité.

Il n’y aurait pas de sens à vouloir résilier la dimension agonistique de la politique : l’action politique, au sens large, – et c’est ce qui la distingue des autres faire humains (l’art, la culture, le travail) – comprend nécessairement une dimension de lutte, de combat. Elle ne peut se limiter à l’administration des choses. Elle s’initie souvent dans une révolte, donc une opposition. Se défaire de l’état « dans sa tête », c’est aussi mener un tel combat. Tantôt cette dimension de lutte est première, par la temporalité, la logique, ou par son importance ; tantôt elle ne l’est pas. Tantôt elle structure l’action politique et lui donne cette forme d’affrontement caractéristique, violent ou non-violent ; tantôt elle reste à l’écart de l’action, comme suspendue à son déroulement. Tantôt l’erreur est de se refuser à reconnaitre l’ennemi, en particulier, son propre ennemi. Tantôt elle est de voir toute la réalité à travers la relation d’hostilité, l’identification du coupable, le bouc émissaire. Pour les extrémistes – et leur position sur la violence est du même ordre – l’hostilité est le point de départ nécessaire de l’action politique, qui est supposée toujours commencer par l’identification de l’ennemi. Un tel enchainement n’est cependant qu’un des cas de figure possibles de l’action politique ; et il ne définit surement pas l’essence du politique.

Le culte de l’hostilité par les extrémistes leur ferme, non seulement, l’usage, mais la simple compréhension de la dynamique unitaire sous toutes ses formes : association, entraide, affinités, fédération, etc…La politique de l’amitié n’existe pas pour eux, ils ne peuvent la comprendre que comme une relation formelle, logique, en quelque sorte mécanique entre amis politiques, eux-mêmes identifiés par l’hostilité envers les ennemis. De la même façon, l’idée de limiter et de régler la lutte, ou de l’exprimer sous forme de compétition leur est insupportable.

Stratégie

Nous avons examiné les ressorts et les effets du monisme et de l’hostilité, nous en arrivons naturellement à la stratégie.

A priori, on s’attend à ce que la certitude d’avoir raison et l’animosité entrainent une certaine agressivité, une tendance au réflexe d’affichage de la haine ou de l’aversion. Et c’est bien le cas : le sectarisme a tendance à suivre le dogmatisme ; l’hostilité prend souvent la forme d’une opposition centrale entre deux camps.

Pourtant, l’extrémisme ne se traduit pas seulement par un style excessif dans la manière de constituer les camps opposés – ce qu’évoque assez bien le mot « campisme ». L’extrémisme, ce n’est pas seulement trop d’opposition, plus d’hostilité qu’il ne serait nécessaire, c’est aussi une certaine pente de l’hostilité, un glissement et un empiètement de l’hostilité sur les figures plus modérées d’opposition. Dit autrement, il entre, dans le goût excessif de l’extrémiste pour l’hostilité, une certaine perversité qu’il peine à contenir.

Elle se révèle – souvent de manière explicite et parfois éclatante – dans la conception stratégique des camps, l’identification et l’assignation des amis et des ennemis. L’extrémiste est typiquement celui qui élargit intempestivement le camp ennemi, réduit sans plus de considération le camp des amis, et ignore toute zone grise, intermédiaire. C’est à tort que ce type de stratégie est attribuée exclusivement à l’extrémisme de gauche. Mais les formes pour ainsi dire classiques – et connues pours leurs effets catastrophiques – se recensent en effet surtout à gauche, comme l’invraisemblable tactique « classe contre classe » du Parti Communiste Allemand à la fin des années 1920 qui le conduisit, non seulement, à mettre sur le même plan son opposition aux nazis et aux socio-démocrates, mais même à donner la priorité à la lutte contre la sociale-démocratie, et cela jusqu’à la fin de 1932. Il n’est pas difficile de constater que nombreux sont, encore aujourd’hui, ceux qui répètent le même type de calcul et semblent d’ailleurs ignorer l’existence d’une telle référence historique. Les mêmes « erreurs » se reproduisent ainsi en Europe face aux nouveaux courants d’extrême-droite.

La stratégie « Seuls contre tous » peut sembler énigmatique ; a priori elle apparait perdante. Pour saisir sa logique, il faut la compléter par un autre mouvement, en quelque sorte adjacent, dans lequel le sectarisme en vient à se retourner contre le groupe extrémiste lui-même, ou le collectif auquel il se réfère. On en connait des exemples célèbres : la « bolchévisation » des partis communistes, et, en général, les pratiques d’épuration caractéristiques de ces partis ; l’opposition sanglante entre les diverses tendances nazies et la liquidation des SA ; la pratique du « takfirisme » chez les djihadistes contemporains (a). Julie Pagis a montré comment le dirigeant d’une secte maoiste, à la fin des années 1970, tentait de consolider son emprise sur les membres d’un groupe en perte de vitesse en ciblant certains militants par la pratique des « rectifications » individuelles ou collectives. (b)

La stratégie caractéristique des extrémismes combine donc deux mouvements : élargir le camp des ennemis à outrance et réduire d’autant celui des amis, puis porter le fer chez les amis eux-mêmes.

Il est en effet plus accessible de viser à accumuler des forces et à renforcer sa propre unité en attaquant des forces alliées, ou proches, moins puissantes, puis en éliminant des minorités à l’intérieur. Semer le chaos, le désordre, dans son propre camp, est une stratégie perverse mais qui peut donner, dans un premier temps, l’illusion d’un succès.

Au-delà, la continuité de cette stratégie avec les autres composantes de la grammaire extrémiste est claire. Nous avons raison ; seule notre conception est la bonne (monisme). Nous sommes les seuls à avoir raison et tous les autres nous sont opposés (hostilité). Nos pires ennemis sont les plus proches, à l’extérieur et à l’intérieur, qui nous imposent leur pluralité et déconstruisent notre camp (stratégie).

  1. Le takfirisme contemporain est la condamnation et la lutte à mort en fonction du principe que tout musulman qui ne pratique pas l’islam des djihadistes doit être considéré comme un infidèle.
  2. Voir : Alain Giffard, « Le prophète rouge : charisme et imposture »

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