Sur la « Nouvelle Histoire de l’Extrême-Droite »

Par Francis Linart

27 novembre 2025

Il y a une dizaine d’années, dans le n°3 des Obscurs, nous soutenions l’idée que l’extrême-droite avait gagné le combat des idées. Plus précisément, nous parlions « d’une caractéristique majeure de la situation politique actuelle, qui est le formidable développement des idées du FN dans toute la vie publique, dans tous les milieux et toutes les régions, à tel point qu’on peut considérer qu’il exerce maintenant ou est sur le point de conquérir l’hégémonie idéologique sur la société française…La « lepénisation des esprits » n’est plus simplement une perspective ou un processus. C’est le facteur clé qui organise l’opinion politique, aussi bien dans la population qu’aux sommets. » (1)

Telle nous apparaissait la situation en décembre 2014. La question concrète du RN était donc déjà devenue, dans les faits, celle qui nous taraude aujourd’hui : l’extrême-droite est-elle en mesure de passer de l’hégémonie idéologique à l’hégémonie politique, bref d’arriver au pouvoir ?

Pendant ces dix ans, le RN a bénéficié, sur le plan des idées, d’une situation remarquablement favorable. En premier lieu, la tactique dite de « dédiabolisation », inventée par Jean-Marie Le Pen et Meigret, et mise en œuvre brillamment par Marine Le Pen, a réussi au-delà de ce que ses promoteurs pouvaient espérer : les électeurs du RN ne s’en sont pas lassés. Privés pourtant du jeu, qu’ils appréciaient, des provocations et des transgressions, ils ont accepté une certaine banalisation, une forme d’ennui. Ils ont validé une propagande plutôt terne et poussive mais qui leur semblait efficace dans sa manière, semble-t-il irrésistible, de grignoter obstinément de nouvelles parts de l’opinion publique.

Ces nouvelles parts se sont d’ailleurs détachées presque mécaniquement, sans effort, au fur et à mesure que se multipliaient les indices d’une certaine porosité entre une partie de la droite, du centre, et même de la gauche, avec les idées du RN. Ainsi Finkielkraut et Onfray dédouanaient le lepénisme : l’extrême-droite n’était plus d’extrême-droite ; d’ailleurs au lieu du « grand remplacement » ne parlait-elle pas de « menace existentielle » ou de « submersion migratoire » ?

Mais la raison principale du succès idéologique du RN n’était ni la dé-diabolisation, ni la porosité avec les autres courants, c’était l’absence totale de lutte idéologique contre l’extrême-droite de la part des partis politiques présumés et même parfois élus pour la combattre. Ce silence, cette abstention, cette dé-politisation ont été la condition première du succès de la tactique de dé-diabolisation ; ils ne sont au fond rien d’autre qu’une contribution passive à la dé-diabolisation, et finalement le levier principal de l’hégémonie idéologique du RN. Le RN a pu ainsi progresser sans jamais rencontrer la résistance idéologique des partis ni des hommes de la politique, qu’elle soit représentative ou extra-parlementaire.

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Dans ces conditions, la parution au Seuil d’une « Nouvelle histoire de l’extrême-droite », ouvrage collectif coordonné par Baptiste Roger Lacan, a quelque chose de surprenant et même d’inespéré. Car c’est à juste titre que cette histoire peut se présenter comme « nouvelle ». Elle est nouvelle d’abord parce qu’elle s’efforce d’être une histoire générale, et ne se limite pas à une histoire des idées, une histoire idéologique telle que les sciences politiques y sont habituées. Mais la principale nouveauté – et l’attrait intellectuel du livre- me semble être la perspective de longue durée adoptée, qui s’ouvre sur la restitution d’une première extrême-droite dans le contexte de la réaction nobiliaire à la révolution de 1789.

Dans un entretien pour Le Grand Continent, Roger-Lacan précise ainsi :

« En négligeant les affects, les pratiques, les formes militantes et culturelles, on retomberait dans les impasses classiques de l’histoire des idées, qui traite les doctrines comme des entités abstraites, évoluant selon une logique quasiment mathématique, sans tenir compte des conditions sociales, des usages et des émotions qui les portent. La Nouvelle Histoire de l’extrême droite a très précisément voulu s’inscrire dans un tournant historiographique qui entend dépasser le cadre trop restreint de l’histoire des idées ou de l’histoire politique : ne pas réduire l’extrême droite à ses constructions idéologiques ou à une succession de programmes ou de partis, mais envisager cet objet au sens large, dans sa plasticité et sa diversité de formes, de langages et de registres d’action.

Cela dit, cette approche n’interdit pas d’identifier quelques invariants doctrinaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons choisi de remonter à la fin de l’Ancien Régime, au moment où les Lumières se heurtent à tout un ensemble de courants hostiles au rationalisme et à l’individualisme. » (2)

Au titre de ces « invariants doctrinaux », Roger-Lacan cite : le rejet de l’égalité et de la liberté moderne fondée sur l’autonomie individuelle ; la nostalgie d’un ordre hiérarchique naturel ; la méfiance à l’égard de la raison ; le rejet de l’idée de perfectibilité de l’humanité.

Dans le chapitre 5, dont il est l’auteur, Roger-Lacan donne un exemple caractéristique de cette continuité de l’extrême-droite, et de la fonction « matricielle » de la réaction nobiliaire à la fin du 18ème siècle. En 1869, Roger Gougenot des Mousseaux, noble légitimiste et catholique ultra-montain, publie « Le Juif, le Judaïsme et la Judaïsation des peuples chrétiens ». La Révolution française y est décrite comme le fruit d’un complot millénaire des Juifs, relayés dans l’histoire par les Templiers, les Illuminés, les francs-maçons. Gougenot sera ainsi une des sources principales de « La France juive » de l’anti-sémite Drumont.

Dans un article remarquable, Laurent Jeanpierre propose une définition de cette nouvelle approche de l’extrême-droite par la « longue durée » : l’abandon des lieux communs de « l’allergie française au fascisme », et de la genèse récente de l’extrême-droite ; et surtout une continuité historique de l’extrême-droite restituée et re-située à partir de la période de la contre-révolution qui en constitue réellement la matrice.

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Le livre se présente donc de manière traditionnelle, chronologique. Cependant les deux premiers chapitres (« Les chevaliers revenants ou la matrice aristocratique » par Clément Weiss et « La défaite de l’ultraroyalisme » par Andoni Artola), ainsi que la postface déjà citée de Laurent Jeanpierre ont une place un peu à part dans cette nouvelle histoire de l’extrême-droite. C’est là qu’est suggérée le plus clairement l’hypothèse, effectivement nouvelle, de la réaction nobiliaire à la révolution comme matrice de l’extrême-droite.

J’essaie de présenter cette hypothèse autour du rapport de la noblesse à la Nation, acteur, imaginaire et réel, central de la Révolution. Pour toute une partie des nobles, qui ont appris de Boulainvilliers qu’ils descendaient des Francs et faisaient partie d’une race fermée, ou qui aurait dû le rester, et vouée au service des armes, la Nation se confond avec eux-mêmes. La question des deux « races », les Gallo-Romains et les Francs, les uns ancêtres du peuple, les autres de la noblesse, est abondamment discutée à la fin du XVIIIème siècle et au début du suivant. Sieyès récuse cette partition et propose dans son texte « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? » de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservaient la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits ». On la retrouve chez Augustin Thierry, qui distingue « noblesse germanique » et « bourgeoisie celte », ou Charles de Rémuzat. Chateaubriand débat gravement dans les Mémoires d’Outre-Tombe pour contester l’idée de Guizot que tous les Gallo-Romains auraient été des esclaves des Francs. Dans cette perspective, les nobles sont le principe, le centre de gravité de la Nation. Même émigrés, même enrôlés dans les armées ennemies de la France, ils restent encore la Nation ; ils ne combattent pas la France mais ce que leurs héritiers appelleront plus tard l’anti-France. La Franconie, selon la formule de Sieyès, a beau n’être qu’une réalité virtuelle, ses membres imaginaires croient bénéficier d’une suprématie et d’un droit de domination sur le reste de la Nation, et particulièrement sur le peuple.

Cette posture contre-révolutionnaire autorise évidemment toutes les trahisons. Connaissant mal la période, j’ai été stupéfait de découvrir des personnalités comme Le Picard de Phélippeaux, Picot de Peccadeuc ou Charles de Lambert. L’épisode des Cosaques campant sur les Champs-Elysées en 1814 est célèbre. Ce qui l’est moins, c’est que le général en second des armées russes, et son homologue de l’armée autrichienne étaient des Français, nobles passés à l’ennemi. Pour toute une partie de la noblesse réactionnaire, son origine et son statut valent comme une sorte d’autorisation de trahir, contre-partie pathologique du service du roi aux armées, dans la continuité du connétable de Bourbon combattant les Français à Pavie, ou de Condé, passé aux Espagnols. Il est certainement frappant de constater que les deux seules expériences de gouvernement d’extrême-droite que la France ait connues, soit Charles X, au XIXème siècle, et Pétain au XXème, se sont appuyées sur des politiques de collaboration avec les forces armées ennemies. Il s’agit là, en quelque sorte, d’un invariant de la prise et de l’exercice du pouvoir par l’extrême-droite. Regardant vers l’Est, les esprits curieux trouveront quelques raisons de s’inquiéter à propos de l’expérience qu’on nous promet pour le XXIème siècle.

La Nation, sa division, son appropriation et sa trahison ne sont pas les seuls éléments mis en perspective par la conception d’une réaction nobiliaire matrice de l’extrême-droite. Il faudrait citer aussi : la politique des races ; la passion pour l’inégalité, la hiérarchie ; la thématique des remplacements de populations ; celle du déclin, de la nostalgie d’un âge d’or ; l’exaltation de la violence ; l’attirance pour la posture « ultra », le refus des compromis, le ressassement des défaites. Il faut bien s’essayer à penser l’extrême-droite. On ne peut se contenter de la comprendre dans une saisie purement descriptive et spatiale comme l’aile radicale de chacune des différentes droites, ou la position au bout d’un arc politique lui-même évolutif. C’est pourtant bien ce que fait la pensée dominante dans ce qu’on appelle les « sciences politiques ». La notion de « matrice » est intéressante parce qu’elle permet précisément de penser la réalité historique de l’extrême-droite sans être paralysé par une vision trop fixe des continuités.

Par exemple, il est clair que la théorie des races de Boulainvilliers a peu à voir avec celle du racialisme apparu au XIXème siècle. C’est seulement avec Gobineau qu’elle verse dans le racisme à prétention scientifique, loin de l’idée originelle de Boulainvilliers. On en fit d’ailleurs le reproche à Michel Foucault qui présentait, dans son cours de 1978, Boulainvilliers comme un précurseur des thèses racistes. Mais il ne s’agit pas de confondre tous les types de races, plus imaginaires les uns que les autres. La notion fumeuse de « race » ne se comprend que comme élément d’un cadre général qui parait bien constituer la structure du système politique d’extrême-droite. Il s’agit de saisir comment la « race » des descendants des Gallo-Romains, c’est-à-dire le Tiers-état, joue, dans le système de la réaction nobiliaire, construit à la Révolution dans le sillage de Boulainvilliers, un rôle comparable à celui que les partis nationalistes, puis fascistes, vont attribuer aux Juifs et aux Noirs, et à celui que la politique du Rassemblement national attribue aux travailleurs immigrés. De larges groupes d’hommes sont séparés sans qu’aucune perspective d’unification soit envisageable. Leur contentieux porte sur un double mouvement de remplacement : le premier groupe a d’abord remplacé et soumis le deuxième qui prend sa revanche. Le premier groupe ne supporte pas ce qu’il croit être un déclin ; il pense que sa survie est menacée. Ils règleront leurs rapports par la violence, la domination, l’autorité. L’inégalité sera restaurée en faveur du premier groupe. Telle est l’extrême-droite : inutile de préciser ici qu’il ne s’agit pas seulement d’idées.

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L’importance d’un livre tel que la « Nouvelle Histoire de l’Extrême-Droite » est donc à mettre en relation avec les constatations que nous faisions, en tête de l’article, sur le passage de l’hégémonie culturelle à la possible prise du pouvoir par le R.N. Il est un des signes, encore peu nombreux, mais incontestables, d’un renouveau de la critique culturelle de l’extrême-droite. Nous avions déjà été alertés, sur ce point, par les lettres que nous avions reçues, fin 2024, à la suite de notre article sur Renaud Camus (3), et qui contrastaient avec le peu de réactions aux textes précédents. Pendant longtemps, le public a été désorienté par la tactique de dé-diabolisation de Marine Le Pen. Cette tactique était comprise, et d’ailleurs présentée par de nombreux commentateurs comme un moyen pour le RN de prendre ses distances avec les origines et séquelles fascistes du FN, et, pour Marine Le Pen, de se différencier des provocations grossières, et, en particulier, de l’anti-sémitisme de son père. Mais la dé-diabolisation comportait aussi un autre volet, central pour l’organisation du RN : l’extériorisation de la lutte culturelle et sa sous-traitance à des personnalités ou des collectifs de la Nouvelle Droite, des identitaires…, tels que Camus, Soral, Alain de Benoit, mouvement renforcé avec l’apparition du groupe Zemmour-Knafo. Alors que les anciens partis nationalistes et fascistes étaient sur-idéologisés (on pourra lire sur ce point le passage de la Nouvelle Histoire sur l’Action Française), le RN ressemble aux autres partis politiques contemporains : une coquille creuse, vide d’idées. Il n’a ni organe de presse direct, ni revue théorique, pas même une web-tv. La direction du R.N. est donc remarquablement protégée par rapport aux énoncés imprudents et révélateurs de certains de ses élus ou membres « historiques ». L’exemple du « grand rassemblement » est parlant. Renaud Camus a pu le développer à la façon d’une thèse ; des plumitifs de toutes sortes l’ont repris ; mais les dirigeants – comme Bardella – se sont contentés des versions édulcorées « menace existentielle », « séisme migratoire ».

Evidemment la seule relance du combat culturel, si elle se confirme, ne pourra suffire. Le combat politique lui-même doit être repris et sortir de la léthargie dans laquelle les partis parlementaires l’ont plongé. Mais, sur ce plan là aussi, la Nouvelle Histoire peut se révéler une référence précieuse. Sur deux points : la mémoire et la caractérisation du RN.

En ce qui concerne la mémoire politique, nous avons déjà donné quelques exemples comme cette malheureuse tendance des nationalistes à l’affinité avec les ennemis de la nation. La liberté d’expression est un autre exemple. C’est sur ce sujet que Chateaubriand s’opposa aux ultras. Souvenons-nous que l’interdiction et la fermeture des journaux, la poursuite des journalistes, la restauration ou le renforcement de la censure, non seulement font partie de la panoplie de l’extrême-droite gouvernementale, mais figurent dans les premières mesures prises lors de son arrivée au pouvoir. A cet égard, les attaques contre l’audio-visuel public, et le contrôle des médias par les milliardaires d’extrême-droite ne sont clairement rien d’autre que des opérations préparatoires.

N’en déplaise à Sarkozy ou Onfray, la caractérisation du RN comme extrême-droite est un point central. Si le combat politique contre le RN puis le FN a été aussi peu probant, c’est aussi parce que leur caractérisation était défectueuse, et largement égarée du côté de références comme le fascisme, le totalitarisme, ou le populisme. Ne tombons pas dans l’excès inverse en niant toute continuité entre extrême-droite et totalitarisme. Mais la situation réelle est bien celle d’une menace de l’extrême-droite, une extrême-droite dont nous apprenons à découvrir dans l’histoire une certaine permanence politique.

« Quand bien même la recherche maintiendrait une parfaite rigueur méthodologique, elle ne peut ignorer la possibilité de voir le Rassemblement national accéder au pouvoir en France.

Que l’on pratique l’histoire, la sociologie ou les sciences politiques, l’extrême-droite n’est plus seulement un objet d’étude, elle est désormais un horizon possible. »

(Dernières lignes de la « Nouvelle Histoire de l’Extrême – Droite »)

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