Venez voir de Jonas Trueba

Par Alain Giffard

Itsaso Arana et Jonas Trueba ont montré au festival de Cannes « Septembre sans attendre ». Ils ont co-écrit le scénario d’«Eva en août » de Trueba en 2020. Et Itsaso Arana a réalisé en 2023 « Les filles vont bien ». Je ne savais rien de tout cela avant d’écrire ces quelques notes sur « Venez voir » qui est sorti au début de cette année.

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Il y a au moins deux manières de dresser une liste de techniques de soi ou d’exercices spirituels. La première est dans le style d’Hadot qui reprend et relance le programme des vieux philosophes. Par exemple, une des listes de Philon énumérait : la la recherche, lʼexamen approfondi, la lecture, lʼécoute, lʼattention, la maîtrise de soi, lʼindifférence aux choses indifférentes. C’est la manière traditionnelle. Une autre solution est de suivre la piste de pratiques et techniques ordinaires qui sous certaines conditions pourraient se transformer en exercices spirituels. C’est celle que reprend Trueba dans ce film.

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L’écoute, en dépit de ce que Foucault a pu en dire, peut assurément être pratiquée comme un tel exercice. La très longue séquence du concert du pianiste Chano Dominguez au Café Central de Madrid, sur laquelle débute le film, nous détaille les attentions diverses des quatre personnages, suggérant que dans certains cas, c’est plutôt la musique qui accompagne l’écoute que l’inverse. A la fin de cette séquence, un couple invite l’autre : « Venez voir » (« Tenéis que venir a verla »). Selon les grammairiens, l’impératif est considéré comme le moyen le plus approprié pour exprimer l’injonction. Le « but injonctif » peut aller du plus léger, comme ici :« Venez voir », au plus péremptoire : « Tu dois changer ta vie », titre de l’ouvrage de Sloterdijk, que lit Elena, le personnage joué par Itsaso Arana, et qu’elle emporte avec elle, lors de la visite.

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Et certes il est difficile d’ignorer qu’Elena lit, et quel livre elle lit. Elle se promène avec son livre, quitte la table pour aller le chercher, le lit du balcon, le cite, le commente. Elle n’en présente pas moins de trois passages. Elle construit une situation de lecture collective, préparée d’ailleurs par ce rôle de deuxième lecteur que Daniel, son compagnon, accepte auprès d’elle. L’évocation de la lecture comme technique de soi se confond avec la présentation des thèses de Sloterdijk. Elena est la grande lectrice, le pôle théorique pur de ce petit morceau de la « planète des exercitants » implanté dans la banlieue de Madrid, un dimanche de printemps.

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A l’opposé, Guillermo est l’homme des pratiques ordinaires : habiter, cuisiner. C’est lui qui a adopté la maison et en prend soin, au risque de se replier sur ses activités et d’ignorer le désarroi de Suzana, sa femme. Une très belle séquence est consacrée à la marche, une promenade selon les rites que Guillermo s’applique, pratique classique des exercices spirituels, notamment chez Thoreau, dont l’interruption drolatique donne ici la fin du film.

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Ecoute, lecture, cuisine, habitation, marche : il est certainement exagéré de présenter un film comme un programme d’exercices, quels qu’ils soient. Mais il est exagéré de faire un film dont le centre et l’éclairage ne sont rien d’autre que la présentation d’un livre. Et cette exagération est nécessaire : le procédé d’exagération est à la fois l’hypothèse technique et la signature de l’homme d’exercice. C’est Sloterdjyk qui le dit, dans « Tu dois changer ta vie ».  

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