Sur une interview de Matthew Crawford

Par Francis Linart

Matthew B.Crawford a donné à N.S Lyons une interview passionnante dont je recommande vivement la lecture. Les extraits qui suivent et les quelques commentaires qui y sont adossés correspondent à la première partie de l’interview, c’est-à-dire la réponse que donne Crawford à la question posée par Lyons : est-ce-que le thème du gouvernement de soi (« self-governance ») est une bonne entrée sur son travail théorique en général?

On se souvient que Matthew B.Crawford, célèbre pour être à la fois philosophe et mécanicien (en réalité, il n’est pas le seul réparateur de motos philosophe, mais plutôt le seul philosophe réparateur de motos…) est l’auteur de « L’Eloge du carburateur », de « Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver », et « Prendre la route : Une philosophie de la conduite ».

Voici le début de sa réponse à Lyons :

« Je suppose que c’est un bon terme pour désigner une des principales tendances à l’oeuvre dans mon travail. Il y a des formes nouvelles et inquiétantes de tyrannie qui se sont développées ces trente dernières années, mais qui ont des racines plus profondes dans l’histoire occidentale. Je me demande parfois à quel point il doit être difficile pour un jeune de s’imaginer comment la vie pouvait être aussi peu administrée (« un-administered ») il y a seulement quelques années. Et comment elle pouvait être aussi facile! Par exemple, la culture matérielle n’était ni aliénante ni frustrante : le matériel se contentait de fonctionner. Une raison, j’en suis sûr, en était qu’il n’y avait pas de mystères intégrés à vos objets, aucune logique sociale cachée cherchant à rattacher chacune de vos actions à une sorte de fourmilière de surveillance et de contrôle social. Votre réfrigérateur n’était pas intelligent. Il ne vous proposait pas un « nudge » pour des habitudes alimentaires équilibrées ; il se contentait de conserver la nourriture froide. Votre téléphone ne voulait pas vous intégrer à la fourmilière ; il ne faisait rien d’autre que transmettre les voix de deux personnes, et il le faisait avec une grande clarté. Les objets avaient des fonctions simples qui pouvaient être exécutées facilement et relativement à bon marché ; il s’agissait d’outils qui facilitaient une action, plutôt que des accès contrôlés par des bureaucraties camouflées qui encouragent la passivité et la dépendance, en répétant en boucle, à la manière d’un somnifère : « Nous faisons tout pour satisfaire votre appel ».

Si vous vouliez vous procurer quelque bien ou service, il suffisait d’utiliser ce type de matériel appelé « argent liquide » et de le tendre simplement au moment de l’échange, sans avoir à vous enregistrer en suivant la logique d’une machine vorace, complètement étrangère à l’échange que vous vous efforcez de conclure, et qui se réserve le droit de s’adresser à vous à tout moment, longtemps après l’échange, de peur que vous ratiez une opportunité excitante…

De la même manière, il n’y avait pas ce moralisme envahissant qui vous harcèle avec des abstractions (« soutenabilité », « responsabilité sociale », ou quoi que ce soit) au moment où vous vous trouvez dans un coin du super-marché, en train d’essayer de décider quel savon acheter pour la lessive. C’était juste du savon, vous voyez ? ».

Pour ceux (au demeurant pas si nombreux que cela, inutile de les accabler) habitués à penser la question du gouvernement de soi à partir des textes de Foucault, et de la figure d’Alcibiade, la réponse de Crawford n’évitera pas d’être tenue pour une sorte de provocation, ce qu’elle est. Usant sans vergogne du style cynique tel qu’on l’aime, il fait atterrir la grande question philosophique dans le champ des trivialités : de la tyrannie à la lessive, en passant par le nudge.

Ce déplacement brutal de la perspective m’avait déjà frappé dans son premier livre, « Éloge du carburateur ». Par exemple, sur un thème proche :

« A mon avis, la question est plutôt la suivante : quel type de personnalité doit posséder un mécanicien du XXIème siècle pour tolérer la couche de gadgets électroniques inutiles qui parasite aujourd’hui le moindre appareil ? »

Ce n’est pas à l’Université qu’on apprend à poser de telles questions. En France, on les trouve sous la plume de Debord, dans les Commentaires, et, plus d’une fois, chez Jaime Semprun. Un déplacement, bref mais incisif et imprévu : ne pas « creuser » la question objective (le gadget, le parasitage), mais la détourner : « quel type de personnalité ?. »

Dans l’extrait que nous avons traduit et cité, le caractère, « ni aliénant ni frustrant » (!) de la culture matérielle, il y a quarante ans, est donné sans ambages comme un exemple de cette vie « peu administrée ». Mais il n’est pas très difficile de saisir que l’état de la culture matérielle est l’élément-clé, pour Crawford, du caractère plus ou moins effectif (ou juste plus ou moins concevable) du gouvernement de soi-même. Il marche là dans les pas de Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne :

« La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. »

La vision de Crawford est autrement plus musclée que les jérémiades habituelles sur la marchandisation. Elle relance la critique de la société du spectacle, qui commençait à en avoir besoin.

Au moment où on nous harcèle avec la pseudo intelligence artificielle, il est assez stimulant de lire un auteur qui pense que le principal obstacle au gouvernement de soi n’est rien d’autre que le gouvernement des choses, c’est-à-dire par les choses, par les objets, les marchandises. D’ailleurs l’inverse est vrai aussi.

Lisez l’article complet en anglais ici:

https://theupheaval.substack.com/p/upheaval-interview-matthew-b-crawford

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